Vient de paraître – 2009

V

Bourdieu, Doussinot (Bessette), Houellebecq-Lévy, Lucey (Balzac), Villéglé

 

Vient de paraître n°34 (février 2009)

Pierre Bourdieu : Esquisses algériennes
Seuil
420 p, 20 E, ISBN 978-2-02-098286-3
Pierre Bourdieu, Luc Boltanski : La production de l’idéologie dominante
Démopolis. Editions Raisons d’agir.
170 p, 20 E, ISBN 978-2-35457-014-9
Luc Boltanski : Rendre la réalité inacceptable (à propos de La production de l’idéologie dominante)
Démopolis
192 p, 15 E, ISBN 9-782354-570231

« Mais qui a créé Pierre Bourdieu ? » pourrait-on pasticher l’interressé ? Ce pourrait être l’Algérie, entrée en 1954 en lutte pour son indépendance. Le jeune normalien, agrégé de philosophie, qui a entrepris sous la direction de Georges Canguilhem une thèse sur « les structures temporelles de la vie affective » y est appelé sous les drapeaux en 1955, il a vingt-cinq ans. Il va y demeurer jusqu’en 1960, Raymond Aron l’engage alors comme assistant. Assigné au gouvernement général puis assistant à l’université d’Alger fin 1957, il mène des enquètes notamment en Kabylie ; d’ou un Que sais-je (Sociologie de l’Algérie) en 1958 et Travail et travailleurs en Algérie en 1963. Trois mouvements : le passage de la philosophie à l’anthropologie (à la manière de Claude Lévi-Strauss vingt ans plus tôt au Brésil), l’union de celle-ci (les autres) à la sociologie (les notres) – toujours chez Bourdieu la Kabylie va doubler le Béarn, enfin -après et plus que Germaine Tillon (L’Algérie en 1957) – chez celui qui jamais ne militera pour l’indépendance, la sortie de la sociologie de l’Algérie de l’« orientalisme ». Quatre livres témoigneront plus tard de ce basculement : Le déracinement (1964), Esquisse d’une théorie de la pratique (1972), Le sens pratique (1980), Algérie 60 (1977). (Images d’Algérie, qui regroupe ses photos est paru chez Actes-Sud en 2003). Et son dialogue continué avec Mouloud Mammeri (ici sur la poésie orale), sa collaboration avec Abdelmayek Sayad, sa collaboration à la revue Awal de Tassidit Yacine qui a réalisé cette édition de textes savants publiés dans des revues savantes. « Mon choix d’étudier la société algérienne est né d’une impulsion civique plus que politique ».

Mais qu’a créé Pierre Bourdieu ? une école de sociologie critique dotée d’une revue Actes de la Recherche en sciences sociales. C’est le sujet des deux volumes que publie Démopolis. Le premier reproduit un article magnifique de drôlerie et d’intelligence paru en 1976 dans la septième livraison des Actes de la Recherche en sciences sociales. Soixante-dix pages qui doivent autant à Flaubert (« Encyclopédie des idées reçues et des lieux communs ») qu’à Marx. Sur la généalogie idéologique du giscardisme : X Crise, Esprit, Uriage, le Commissariat au plan… Signées Pierre Bourdieu et Luc Boltanski, elles anticipent formellement autant La distinction (1979) que politiquement La misère du monde (1993). A lire alors que les « bourdieusiens » sont aujourd’hui étrangement peu présents dans les débats et les combats qui furent de plus en plus ceux du sociologue après le mouvement social de 1995 (la « réalité inacceptable » de la destruction du service public ou de télévision, de l’implosion des prisons – entre autres). Nostalgie : une « élégie » à « ce temps-là » de gai savoir ouvre d’ailleurs le second : l’auteur du Nouvel Esprit du capitalisme (1999, et notamment des Cadres dans la collection Le sens commun en 1982, avant sa rupture théorique avec Bourdieu) narre ce que furent les années 1974-1976 de la création d’Actes « fanzine de sciences sociales » par un petit groupe de chercheurs autour du « patron » Bourdieu, de Rosine Christin ou de l’auteur de BD Jean-Claude Mézières, entre Antony et le sous-sol de la Maison des Sciences de l’Homme (un peu plus de dix ans après l’Algérie).

 

Julien Doussinault : Hélène Bessette, biographie
Léo Sheer
304 p, 19,50 E, ISBN 9-782756-101170

Helène Bessette (1918-2000) ? Auteur de treize romans et d’une pièce de théatre, de 1953 à 1973. « De chez Gallimard » – comme elle se définissait, pendant vingt ans, puis retombée dans l’anonymat bien avant sa disparition. Institutrice de maternelle en Normandie puis épouse de pasteur, Bessette qui écrit depuis 1942, débarque à la fin de la guerre de Nouméa où Maurice Leenhardt avait remarqué ses premiers textes, elle est accueillie par Raymond Queneau en 1952. Son premier livre Lili pleure sort en 1953 (année-charnière de l’Innommable, des Gommes, de Martereau, du Degré zéro de l’écriture, de la création des Lettres Nouvelles, etc). Elle est brisée en 1956 au début de sa carrère par un procès en diffamation pour Les sœurs Lecocq (qui sera réédité sous titre des Sœurs Lilshart). Vivra misérablement comme institutrice à Roubaix puis en exil. Dernier livre : Ida ou le délire en 1973. Né lui en 1980, Julien Doussinault, relate (non sans quelque confusion) l’histoire de chaque livre, et compose sans en avoir les concepts, un traité de sociologie littéraire : malgré l’admiration et le soutien des plus grands (Marguerite Duras, Michel Leiris, Claude Mauriac, Jean Dubuffet, André Malraux), femme, provinciale, aux frontières de l’art brut, etc… Bessette ne réussit pas à créer ses lecteurs, elle vendra rarement plus de 500 exemplaires.

Sa tentative d’inventer entre les genres, comme on passe entre les gouttes, ne passe pas : au centre de cette biographie d’une œuvre, les tentatives théoriques d’Helène Bessette, du Manifeste du Gang du Roman Poétique en 1959 au Résumé, revue de 1969. « La littérature a 50 ans de retard sur la Peinture, l’Architecture et la Musique ». Sa réapparition démontre en tous cas qu’il est temps de réécrire l’histoire de la littérature contemporaine, du nouveau, plus proche de l’« alittérature » selon Claude Mauriac que du seul Nouveau Roman qui a gagné la bataille de la postérité – l’incluant, impliquant une autre découpe des rapports entre prose et poésie (Gertrude Stein), réintégrant les novations minoritaires (on peut songer à J-M G Le Clézio première époque, très grand écrivain). On peut d’ailleurs attribuer ce retour aux effets de la Revue de Littérature Générale (Cadiot-Alferi, 1995) et des éditions Al Dante (Jean-Marie Gleize), d’ou procède la collection Lauréli. « On ne vit que deux fois » s’intitule un manuscrit de l’auteur de MaternA. Ses livres peuvent encore être trouvés dans de rares librairies (qu’attend la collection L’imaginaire ?). Grâce à Julien Doussinault, la deuxième fois commence (Leo Sheer a publié en 2006 un roman inédit Le bonheur de la nuit). « Enfin du nouveau » (Raymond Queneau en 1953).

 

Jean Echenoz : Courir
Editions de Minuit
144 p, 13,50 E, ISBN 978-2-7073-2048-3

Un titre à la Toussaint (lui-même à la Beckett) pour un nouveau livre de ce que j’appelerai la troisième période de l’écrivain, qui fit son entrée en littérature en 1978 avec Le méridien de Greenwich, un chef d’œuvre. Après Ravel il y a deux ans, une nouvelle « vie imaginaire » à la Marcel Schwob. Qui concerne cette fois-ci Zatopek « l’homme qui va courir le plus vite sur la Terre » – au point d’en faire trois fois le tour « rien qu’en s’entrainant ». Le premier chapitre s’ouvre sur l’entrée des Allemands en Moravie, le dernier sur l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie. Entre les deux, trente ans passent. Et se déplie le destin d’un ouvrier de Zlin près d’Ostrava : Oslo, Berlin, Hanovre, les Jeux Olympiques de Londres, ceux d’Helsinki puis les mines de Jachymow et les poubelles de Prague. « Je me souviens de Zatopek ». Ni la Tchécoslovaquie ni le champion réel (« tous ces exploits, ces records, ces victoires, ces trophées ») ne semblent vraiment le sujet profond de l’écrivain. « Tu cours bizarrement mais tu ne cours pas si mal ». Sous Zatopek, comme sous Ravel, lire Echenoz ? Les noms vont à même allure, le Z indique presque l’anagramme, « on fait zzz et ça va tout de suite vite »… C’est semble-t-il la lecture qui fait « jubiler » mécaniquement la presse : « la course en tête » répète-t-elle pour les deux.

« Style, en effet, impossible » : incongru, nouveau, mécanique plaqué sur du vivant, tout l’échenozissime chapitre 8 le décortique. Echenoz une nouvelle fois dans le rétroviseur d’Echenoz ? Dans Je m’en vais (Goncourt 1999), le plus contemporain des écrivains s’absentait de la zone du champ littéraire qu’il avait ouvert, dans Jérome Lindon, il « succédait » à Beckett dans l’imaginaire des éditions de Minuit, Au piano était le livre de l’après Goncourt… Si Ravel tentait de cerner de l’extérieur le noyau de la création, Courir semble un autre autoportrait, plus desespéré encore, une description de l’écrivain à l’heure de l’hétéronomie (les médias jouent pour l’écrivain le rôle de la géopolitique pour Zatopek – lire, à l’intersection des deux, le récit de deux rencontres avec des journalistes, à l’Est puis à l’Ouest). « Il a l’air absent quand il court ». Et pas seulement quand il court : « Zatopek » ou le nom d’une dépossession par le sport (la littérature) mais aussi par l’Histoire (coincidence : sur le destin tchècoslovaque au XXème siècle, on peut se rapporter au livre d’un polonais littéralement devenu tchèque qui sort simultanément : Gottland de Mariusz Szczygiel, Actes-sud, 286 p, 21,80 E, ISBN 978-2-7427-8068-6). Courir, un petit traité de mélancolie et une magnifique réflexion sur la difficulté d’inventer dans un monde « normalisé » qui n’en veut rien savoir

 

Henri Godard : Un autre Céline
288 p, 59 E, ISBN
Textuel
David Alliot, François Marchetti : Céline au Danemark 1945-1961
Préface de Claude Duneton
128 p, 29 E, ISBN 978-2-268-06664-6
Le Rocher

Il y a dans ces volumes, dans leur très discutable confection, leur baclage évident, intellectuel et matériel, quelque chose qui dit la difficulté contemporaine avec « Céline », avec l’autre Céline dans « Céline », de l’impossibilité de complèter l’œuvre de « Céline » (les pamphlets demeurent toujours, de façon incompréhensible, non repris dans La Pléiade). Donc ces deux livres parmi d’autres qui tournent autour : exemplaire à cet égard la préface de Claude Duneton à Céline au Danemark. Ici Henri Godard auteur d’une Poétique de Céline (Gallimard 1985), éditeur des romans dans La Pléiade, signe une sorte de vademecum convenu des lieux communs céliniens (guerre, banlieue, danse etc). Accompagné de 250 illustrations dont 90 pages de fac-similé dont on ne voit pas l’interet : les deux cahiers de prison de 1946 ont déjà été publiés dans le quatrième volume de la Pléiade sous le titre Première esquisse de Féérie pour une autre fois. Quelques lettres de 1935 à Lucienne Delforge, pianiste et sa maitresse, elles aussi déjà publiées dans les Cahiers Céline. Là, dans un livre indigne, les auteurs commentent des documents mineurs sur le séjour au Danemark du 27 mars 1945 au 1er juillet 1951 (David Alliot né en 1973 est déjà l’auteur de cinq livres sur Céline dont un Céline à Meudon et un Céline à Bezons, François Marchetti né en 1936 vit au Danemark) – contestant le terme « pamphlet » dans l’expression « pamphlet antisémite » ou le témoignage de Milton Hindus (« juif » donc partial), rendant hommage à l’amour de Céline pour les animaux, etc. Deux livres donc qui marquent une stupéfiante regression : à l’avant Cahier de l’Herne de 1963 récemment réédité (voir V de P n° 32), à l’avant Philippe Muray, Philippe Sollers ou Julia Kristeva, avant les Cahiers Céline, avant les travaux érudits publiés au Lérot (dont la somme récente de Michael Ferrier sur Céline et la chanson)…

 

Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy : Ennemis publics
Flammarion
334 p, 20 E, ISBN 978-2-0812-1834-5

« Le secret le mieux gardé de la rentrée littéraire » (la presse) : une nouvelle opération éditoriale (revendiquée telle, à grand renfort de confidences sur les à-valoirs) de Teresa Cremisi, la directrice des éditions Flammarion, un an après L’aube, le soir ou la nuit de Yasmina Reza (sur Nicolas Sarkozy, voir V de P n° 31), qui concerne le champ intellectuel avec deux acteurs qui ont fortement marqué son histoire. Paru le 8 octobre dernier, le livre reproduit les mails échangés du 26 janvier au 11 juillet 2008 par l’écrivain-philosophe et le philosophe-écrivain. Point commun très ponctuel : tous deux sont des cinéastes malheureux (Houellebecq à l’esthètique venue de l’art contemporain, meilleur tout de même que le téléfilm de Lévy). Surtout, les deux occupent le même rôle dans leur champ respectif : ni Sartre ou Malraux, ni Céline ou Baudelaire, ils sont les hérauts et les héros de retour des écrivains à l’hétéronomie (à la dominance du marché : 1977, 1998 – Deleuze puis Bourdieu ont tout dit sur le sujet) – ce qui n’empeche pas Lanzarote ou Plateforme, L’idéologie française ou Sartre, d’être des livres importants….Tous deux sont des puissants, aux réseaux considérables (contrairement à ce que disent Les inrockuptibles qui ne se perçoivent pas eux-même) – l’un est un héritier, l’autre non. En revanche, ils professent des « idées » opposées (symptomatique, leur échange sur la Russie : le fan de Brejnev sous Poutine face de héraut de Soljenitsine sous Brejnev). Faux « ennemis publics » ici, vrais là mais c’est sans importance…

Ce ne sont ni les « mois profonds » (qui selon Proust écrivent l’œuvre), ni les « mois sociaux » qui s’exposent ici, mais une troisième personne, l’auteur (ce que Diaz nomme L’écrivain imaginaire, voir V de P n° 31). Intégralement composé en direction des médias, ce volume est d’autant plus complexe à recenser que la recension bonne ou mauvaise y est anticipée. On peut tout juste décrire. Comme dans une émission de télévision (Vie privée, vie publique), on y trouve beaucoup de fausses confidences avec de « vrais » moments d’émotions (la mère de l’un, le père de l’autre). Nombre de développements interressants sur la philosophie, le judaisme sans Dieu de l’un, et le schopenhauerisme de l’autre qui veut voir le monde « du point de vue de la bactérie », la littérature (Gary, Aragon et leurs masques), etc – mélés à la trivialité des jours. Et puis on se délecte de voir ces puissants qui jouent aux maudits, bousculer l’establishment (les notables gestionnaires du champ : Jérôme Garcin, Pierre Assouline – qu’ils renomment « la meute », laquelle s’empresse évidemment d’applaudir…) un peu comme lorsque le Président de la République malmène ses ministres en direct…. On peut aussi se demander si ces mails n’emportent pas quelques interlocuteurs secrets : un troisième homme, Philippe Sollers, qui avec les deux fit des alliances apparemment contre nature (à l’occasion de La barbarie à visage humain en 1977, puis des Particules élémentaires en 1998) si l’on s’en tient aux énoncés (Houellebecq dresse un très juste portrait de son « moi médiatique »). Voire une troisième femme, Ségolène Royal (conseillée lors de sa campagne par Bernard-Henri Lévy, apparue lors d’un meeting au Zénith le 27 septembre en quasi-personnage de La possibilité d’une île). Alors ? un livre qu’on peut lire (avec grand plaisir) comme on regarde une émission de Mireille Dumas…

 

Michael Lucey : Les ratés de la famille. Balzac et les formes sociales de la sexualité.
Traduit par Didier Eribon
358 p, 23 E, ISBN 978-2-213-63773-0
Fayard

De quoi « Balzac » est-il le nom ? Dans les années soixante, de ce que rejette la modernité (tel Alain Robbe-Grillet, qui a toujours confessé ne pas l’avoir vraiment lu. Seul Michel Butor…). Autrement dit, Balzac était un peu le nom propre de Zola… Enseignant la littérature française à Berkeley (auteur de Gides’s bent et de Never say I sur Colette, Gide et Proust, Michael Lucey propose une relecture extrèmement innovante. « (…) ses œuvres ne sont ni consistantes ni cohérentes idéologiquement mais constituent des arènes ou se déroulent des combats idéologiques ». Au centre, non plus le récit, les personnages, et le narrateur omniscient pas plus les deux Balzac (réaliste et visionnaire) de deux siècles d’études balzaciennes, mais la « famille » fort peu fondée en nature. « Balzac écrit le plus souvent pour s’opposer aux objectifs du Code civil ». Lucey relit la Comédie humaine (obsédée par le « mariage ») à la lumière des familles « recomposées » et des débats français sur le PACS, et à celle de Durkheim, de Bourdieu et des gender studies (et aussi selon Foucault préfacier de Pierre Rivière ou d’Herculine Barbin). Eugénie Grandet, La fille aux yeux d’or, Les Illusions perdues… en sortent inversés. Privilège dans la construction d’ensemble est desormais donné aux figures queers de la « nièce » Ursule Mirouet, des « cousins » célibataires Pons et Bette… A l’arrivée, l’exact contraire des « types » que Georg Lukacs (Balzac et le réalisme français) y voyait : La comédie humaine, un roman de l’instabilité et des métamorphoses, et Proust avant Proust.

 

Donald Morrisson : Que reste-t-il de la culture française ? suivi de Le souci de la grandeur par Antoine Compagnon
Denoêl
210 p, 13 E, ISBN 978-2-20726044-9
Gisèle Sapiro : Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation
Editions du CNRS
408 p, 35 E, ISBN 978-2-271-06729-6

« Nous nous sommes longtemps cru les meilleurs mais la France est aujourd’hui une puissance culturelle moyenne » (Antoine Compagnon). 3 décembre 2007 : l’édition internationale du Times faisait sa une d’un article de Donald Morrisson sur la « mort de la culture française ». Le janvier 2008, Olivier Poivre d’Arvor ripostait par une Lettre à nos amis américains qu’accompagnait une liste de 300 créateurs français de rayonnement international. Ce livre à deux voix entend réchauffer la polémique. Journaliste amoureux d’un stéréotype « français » (il adore Daniel Pennac), Morrisson recopie, pour enfoncer son clou, les diatribes françaises anti-modernes nombreuses depuis le milieu des années 80 (Jean-Paul Aron, Marc Fumaroli, Nancy Huston, Alain Quemin, Richard Millet…), art par art, et coupable par coupable (la langue en déclin, l’école en procès, l’état interventionniste). Professeur au Collège de France et à Columbia university, historien de la littérature, Antoine Compagnon réplique mais sans répondre vraiment (très en retrait de Poivre d’Arvor, il finit par ne sauver la France que comme objet d’histoire, Dreyfus plus Vichy). Quand (c’est moi qui parle), à Morrisson, qui ironise sur Le soulier de satin et La maman et la putain, il eut fallu répondre que le rôle de la France pourrait être de donner au monde ce que le monde n’attend pas (comme le Nouveau Roman ou la French Theory, le « suisse » Godard plutôt qu’Amélie Poulain, produit « américain » typique). Mieux : s’inspirer d’un Gombrowicz qui dans son Journal (1953-1969) écrit : « Je voulais arriver à ce qu’un Polonais puisse dire avec orgueil : « j’appartiens à une nation mineure » (relire aussi ses conseils aux Argentins en 1959 sur la nécessité de fuir les deux manières d’être sous le regard de l’autre, folklore versus mimetisme).

Surtout, dans ce livre-journal, ce n’est qu’en passant (p 168) que Compagnon s’avise de ce que peut-être « la France » a changé : « Les cultures sont-elles encore nationales ? ». La « France » (son identité terre-nation-langue) pourrait bien être un obstacle épistémologique à la réflexion (la Belgique meilleur modèle ?). Paris pour escale s’intitulait une exposition récente au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, l’art en France a remplacé l’art français. Regardons : Le Clézio prix Nobel de littérature, Atiq Rahimi prix Goncourt, Tierno Monemembo prix Renaudot. Ou la « MC 93 » de Bobigny et ses « spectacles surtitrés » récemment objets d’une offensive du pouvoir. Et, face à Francfort ou Hollywood, l’importance du prix unique du livre et du financement « français » des cinématographies du monde entier… A suivre… Pour la littérature et les sciences sociales seuls, et sous la direction de Gisèle Sapiro, une enquète savante paraît opportunément. Menée en 2003-2007 et concernant les traductions en français depuis les années 80 – le moment où change, pour des raisons tenant au champ littéraire hexagonal, le statut de la littérature étrangère (apparition d’un nouveau type d’éditeurs comme Actes-Sud). Malheureusement quasi-exclusivement quantitative (or un livre traduit n’equivaut pas à un livre traduit) et manquant d’histoire (depuis 1945). Là encore, il eut été bon d’aller chercher des concepts chez les écrivains (qui ont fait l’expérience anticipée de la mondialisation contemporaine, de Gombrowicz à Rushdie). Reste que ce livre est passionnant.

 

Jacques Villeglé. La comédie urbaine
Sophie Duplaix (dir)
Editions du Centre Georges Pompidou
336 p, 49,90 E, ISBN 978-2-84426-369-8

Catalogue de l’exposition qui s’est tenu du 17 septembre au 5 janvier au Centre Pompidou, sur le « lacéré anonyme » de 1949, qui depuis 1969 est occupé à construire un Alphabet socio-politique. Lettre lacérée, images, couleur déchirée, alphabet socio-politique, politiques, un mythe de la ville, Villéglé et l’Hourloupe, décentralisation et atelier d’Aquitaine : la reproduction des œuvres, selon ce classement historico-thématique voulu par l’artiste, provoque chez le lecteur une sorte d’effet Je me souviens : celui d’une autobiographie de tout le monde à la manière de Georges Perec – nécessairement différent selon les générations. Le catalogue proprement dit est introduit par des essais qui tous replacent Villéglé dans l’histoire de l’art… (les nouveaux réalistes pour Catherine Francblin, le lettrisme selon Arnaud Labelle-Rojoux, le situationnisme pour Fanny Schulman, les deux derniers siècles à en croire Laurence Bertrand-Dorléac) mais fort peu dans l’Histoire. Or, né en 1926, Villeglé rencontre Raymond Hains aux Beaux-Arts de Rennes en 1945, ils commencent leur collecte en 1949, leur première exposition a lieu en 1957 chez Colette Allendy…

C’est peut-être ces évidences que le catalogue, qui pourtant redonne à lire Genèse de Villéglé, contourne : après la Seconde Guerre Mondiale, il s’agit de « repartir à zéro » – c’est tout le sujet d’une autre grande exposition sur les années 1945-1949, qui se tient au Musée des Beaux-Arts de Lyon depuis le 23 octobre. Qu’on songe à l’entreprise de Dubuffet avec l’art brut. Qu’on pense à la littérature telle que la met à plat Raymond Queneau dans les Exercices de style (1947), telle que l’analyse Roland Barthes dans Le degré zéro de l’écriture en 1953 : entre les Paroles de Prévert et le silence de Blanchot. L’affiche lacérée puis déchirée, l’anonymat, peinture sans peinture, hors atelier et hors musée, véritable ready-made historique, papier peint des rues… tient de l’un comme de l’autre… Après 1968, il s’agit de s’interroger sur ce qu’écrire veut dire, sur l’inconscient (politique) de la lettre qui à son tour couvre les murs… L’affiche lacérée continuée par d’autres moyens, le texte subit le même sort que le tableau. Ce livre aurait gagné à sortir un peu du Musée…

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