Vient de paraître – 2008

V

 Blanchot, Diaz, Reza, Robbe-Grillet, Sollers, Céline, Eros, Levé, Badiou, Thomas, Angot, Lévi-Strauss, Lucot, Manchette, Sartre

 

Vient de paraître n°31 (janvier 2008)

Maurice Blanchot : Chroniques littéraires du Journal des débats, avril 1941-aout 1944
Edition établie par Christophe Bident
Cahiers de la NRF
Gallimard
686 p, 30 E, ISBN 978-2-07-078346-5
Europe : Maurice Blanchot-AntoineVolodine
384 p, 18,50 E, ISBN

La première de ces Chroniques littéraires s’achève sur une recension du Mallarmé d’Henri Mondor : « Il a restitué une histoire à un homme dont toute l’existence a été dans son œuvre, elle-même toute proche du néant par son prodige même ». A l’annonce de la publication d’un fort volume des Chroniques de Maurice Blanchot dans le Journal des débats, on pouvait nourrir l’espoir qu’à son tour enfin Blanchot allait se voir « restituer une histoire » (et l’Histoire), d’autant qu’il est permis de penser (Mehlman 1982, Mesnard, 1990) que les textes du premier Blanchot surdeterminent le second qu’on voit naitre ici (l’interressé avait entrebaillé la porte dans Le débat en 1984). Rappelons au passage que des Ecrits politiques parus en 200 ne donnaient pas les textes de « l’anticonformiste des années 30″. Ou la cocasserie inverse du Dictionnaire des intellectuels (Seuil) qui ne parlait pas du Blanchot d’après 1945. Eh bien non… De la charnière de l’œuvre que constitue la collaboration au collaborateur Journal des débats (critique de l’essence de la littérature voit le jour dans une publication vichyste) rien n’est dit. Due à l’auteur d’une pieuse biographie (Maurice Blanchot partenaire invisible, 1998) cette édition est tout sauf critique.. Ni la disparition de Blanchot (2003), ni le centenaire (2007) n’ont rien changé à « Blanchot le héros » (Evelyne Grossman dans Europe qui tout entier n’en sort pas – pas plus que le site sur Internet). Toujours la « posture » posthume anthume : « Maurice Blanchot, romancier et critique. Sa vie est entièrement vouée à la littérature et au silence qui lui est propre » (les quatrièmes de couverture).

De ces « chroniques de la vie intellectuelle » des années 1941-1944, cinquante-cinq sur cent-soixante treize avaient été reprises dans Faux pas en 1943 à l’initiative de Dyonis Mascolo. Elles sont contemporaines de Thomas l’obscur et d’Aminadab. Plusieurs choses frappent aujourd’hui dans ce recueil : le fil de l’actualité littéraire est l’occasion pour Blanchot de faire le portrait d’une France dans la guerre obsédée par l’introspection nationale, à la manière de Thibaudet la critique littéraire excède toujours la critique littéraire. Et le critique fasciné par Kafka (et Woolf et Joyce) vomissant le naturalisme et passionné de nouveauté formelle, se tient (Sartre le note dans Situations 1) aux antipodes du « disciple de Charles Maurras ». Omniprésents Valéry (le père) et Paulhan (le frère)… « le véritable critique, qui est déjà poète sans être poète, romancier sans faire de roman, a encore l’ambition de n’être pas ce spécialiste de la non-spécialité qu’est le critique » (p 536). Surtout certains articles sont des chefs d’œuvre : sur La pharisienne de Mauriac (1941, déjà l’argumentation de Sartre sur La fin de la nuit), sur Audiberti (Urujac 1942), Colette (Julie de Carneilhan 1942), Beauvoir (L’invitée 1942), Des Forets (Les mendiants 1943), Dumézil plusieurs fois… contre Montherlant ou Morand (démolition de L’homme pressé en 1941, du Maupassant en 1942). Ces derniers mois ont vu la résurrection éditoriale d’Albert Thibaudet (voir V de P 30). Héritier des questions de Thibaudet, Blanchot invente dans ces années 1941-1944 une pensée de la forme comme engagement de l’écrivain (technique égale métaphysique dira autrement Sartre dans Situations 1), qu’on va retrouver chez Barthes (versant technique) comme chez… Blanchot Le livre à venir, L’espace littéraire (versant métaphysique).

 

José Luis Diaz : L’écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique
Champion
635 p, 105 E, ISBN
Jérôme Meizoz : Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur
Champion
210 p, E, ISBN 978-2-05-102041-1

Avec La condition littéraire Bernard Lahire il y a juste un an voyait la paille dans l’œil de Pierre Bourdieu, moins la poutre dans le sien (V de P) : il enquètait auprès des écrivains au lieu de les lire… Si on ignore que ces deux massifs furent pensés simultanément et appartiennent à des disciplines differentes, on pourrait définir la somme de Jose-Luiz Diaz sur la premier XIXe siècle justement comme la découverte de la poutre dans l’œil de Lahire (ou comme la réouverture du débat Oster-Bourdieu que Lahire minimisait) : depuis deux siècles, les écrivains racontent de diverses manières la « condition littéraire », leur vie d’écrivain…Quel crédit le sociologue peut-il faire à ces récits ? Que doit en faire l’historien des idées ?. Le terrain de Diaz : très exactement celui de Paul Bénichou (Romantisme), celle du « sacre de l’écrivain » puis du « desenchantement ». Sa problématique : celle de la célèbre conférence de Michel Foucault en 1969 : « qu’est-ce qu’un auteur ? » (qui contredit Barthes célèbrant en 1968 la « mort de l’auteur »). « L’auteur », écrit et social (stratégie), est un des personnages de la comédie littéraire qui ne doit pas être confondu avec « l’homme », pas plus qu’avec les seules marques de l’énonciation dans l’oeuvre. Souvent inaperçu, une sorte d’angle mort de la théorie. Pourtant, nombres d’œuvres majeures sont des œuvres de « l’auteur », je pense au Journal de Gombrowicz, aux Mots, aux Antimémoires

Issue d’une thèse, le livre de Jose-Luiz Diaz se présente comme un monument érudit sur le sujet. En deux parties. La première dissèque la comédie littéraire à l’époque romantique : en sus des plus grands, il donne envie de se ruer sur des écrivains comme Lamartine, Vigny ou Gautier. Et révèle des textes inconnus (Charles Léandre). La seconde plus structurale passe en revue les cinq possibles de l’imaginaire auctorial (et leur combinatoire) : mélancolie, responsabilité, énergie puis dans un second temps : fantaisie, désenchantement. « Le rôle est là, qui attend son homme » dira Sartre. Bernard Frank parlera de la « panoplie littéraire ». Elles se chevauchent et les plus importants des écrivains peuvent en endosser plusieurs… Ils persistent à peine modifiés aujourd’hui… Contre la doxa « proustienne », José-Luiz Diaz (qui l’a édité) réhabilite Sainte-Beuve, un peu l’auteur de l’auteur et le Sartre de L’idiot de la famille. Post-scriptum : dans la foulée, on peut lire le livre de Jerome Meizoz – justement un peu un post-scriptum sur le même sujet, qui défend le concept de « posture », et recueille des études de cas (Stendhal après Rousseau, Peguy et Ramuz, Céline, Cendrars, Cingria). Exercice pratique : on peut rêver d’un José-Luiz Diaz imaginaire (ou pas) analysant les derniers livres d’Alain Robbe-Grillet ou Philippe Sollers.

 

Yasmina Reza : L’aube, le soir ou la nuit
Flammarion
192 p, 18 E, ISBN 978-2-0812-0916-9
Revue littéraire n°32
Leo Sheer
464 p, 15 E, ISBN 978-2-7561-0124-8

Portrait de l’écrivain en animal domestique : ce serait une erreur d’appliquer le (bon) titre du (moins bon) livre de Lydie Salvayre de cette rentrée à Yasmina Reza. Réalisé en juillet, le copieux (65 pages) entretien avec Florent Georgesco, directeur de la Revue Littéraire, situe plus justement l’enjeu de L’aube, le soir ou la nuit. Reza y reparcourt son œuvre titre à titre (« comme je dis tout le temps la même chose, je dois le dire de manière différente »). Dont Art, célébrissime pièce de boulevard intello, « peut-être la pièce contemporaine la plus montée au monde ». Pendant six mois, l’auteur de Art a choisi d’être « embedded » dans la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, candidat annoncé depuis cinq ans (y pensant quand il se rase nous disait-il). Dès les premières lignes, on songe à Marguerite Duras qui mit en mots son face à face avec François Mitterrand. Petites scènes pour un roman théatral en coulisses, de la place Beauvau au 16 mai à l’Elysée : meetings, avions… de Palavas à Alger via Rethel, Le Mont-Saint-Michel, Rennes, Le Creusot… En compagnie d’Henri Guaino (les mots) et d’Elodie Grégoire (les images). « Le temps seul sujet » du livre : le candidat lui fait concurrence, s’autozappant sans cesse sous les caméras. Le temps et le désir de distinction sociale : les condensent la scène de l’emerveillement enfantin de l’interressé devant une publicité pour une Rolleix dans un quotidien. C’est justement cette homologie structurelle dans leur champ respectif -on peut y ajouter Teresa Cremisi (Reza Sarkozy ?), l’éditrice, nouvelle patronne de Flammarion – qui fait la force du livre. Et sa limite…

« L’aube, le soir ou la nuit contient la quintessence de ce qu’est pour moi l’observation sociale ou existentielle ». L’observation de qui ? Du futur président, elle note page 103 que de discours en discours, « il ne s’adresse qu’à lui-même ». L’homologie tourne assez vite à la ressemblance, puis à l’identification. Pour le meilleur : page 134-135, le discours du 12 avril 2006 à Tours : « oui je suis un enfant d’immigré (…) oui, je suis un français de sang mélé ». Sarkozy fils absolu et qui boite légèrement (Œdipe) « a tourné le dos au négatif » et embrassé la « volonté ». Pour le pire ? La gène vient quand l’auteur d’Art, qui ne nomme ses amis que par leur prénom, éprouve le besoin de nous dire un déjeuner avec Vera et Milan Kundera – premiers d’une liste : Alain Minc, Luc Ferry, Jacques Attali… auquels on peut adjoindre les vacances à Sils-Maria plus les citations de Cioran, Des Forets, Simone Weil ou Borges… signes extérieurs de distinction intellectuelle : la Rolleix de Reza se nomme Milan Kundera ! Confirmations : son ennemi intime déclaré, le populaire philosophe Michel Onfray qui dans une interview a fait trébucher le candidat (vers l’ADN). Ou la seule émotion esthétique avouée dans le livre : sa propre Pièce espagnole revue à New-York dans une mise en scène de John Turturo… A l’arrivée… un autoportrait de Reza en Sarkozy : « Monsieur Sarkozy, c’est moi »… Seule marque d’altérité dans ce livre-miroir (entre boulevard et René Girard) : le livre est dédié à un tiers, lui aussi candidat au pouvoir suprême, ici nommé « G » – comme le point du désir – décrit comme incapable de « vouloir »… refléter ?

 

Alain Robbe-Grillet : Un roman sentimental
Fayard
256 p, 19 E, ISBN 978-2-213-63261-2

« L’éditeur tient à signaler que ce « conte de fées pour adultes » est une fiction fantasmatique (…) L’ouvrage n’étant pas massicoté, il est préférable pour l’ouvrir d’user d’un instrument coupant plutôt que de son doigt » peut-on lire sous le plastique qui en interdit le feuilletage. « Conte de fées pour adultes » : on ne saurait donner meilleure définition (générale) du royaume enchanté de la pornographie, dernier choix d’écriture de Robbe-Grillet qui s’ajoute ici à celui du Nouveau Roman « dépourvue de toute adjectivité » : « litterature objective » d’un gisant narrateur-« voyeur » à la voix blanche dans une chambre blanche. (ce roman fut inspiré par une commande de l’architecte Philippe Rahm). Ce « roman sentimental » (ainsi nommé par antiphrase) du fédérateur du Nouveau Roman est d’ailleurs gorgé d’allusions au reste de l’œuvre à commencer par l’héroine Djinn ou Gigi ou Gynée…

« Fiction fantasmatique » : on est là bien plus dans ce que Barthes nomme le style, qui émane du corps de l’écrivain du Voyeur qui « n’a jamais parlé que de lui », plus exhibé peut-être depuis longtemps par le cinéaste (Le jeu avec le feu) et l’essayiste (Le voyageur) : Robbe-Grillet confie composer des « récits masturbatoires » depuis l’âge de douze ans.

Les deux ne sont pas identiques (il existe toutes sortes de pornographie). « Au sein d’un tel espace (…) il ne fait d’ailleurs ni chaud ni froid », plutôt chaud et froid. Résultat : un roman d’initiation en 239 paragraphes, sur fond d’inceste et d’esclavage sexuel une longue combinatoire « sado-maso », entre Gilles de Rais et la collection Orties blanches, Sade chez David Hamilton, dans les parages de Jeanne de Berg : le choix de « l’instrument coupant » de la scie, du couteau, plutôt que du « doigt », est la norme de ce jardin des supplices ou l’on « consomme des petites filles sauvages »…

A ces deux (ou trois) aspects du livre (un « nouveau roman » absolument « porno », un aveu sexuel : Robbe-Grillet occupe les plateaux et les studios pour disserter sur la différence entre littérature et réalité), un troisième se superpose : la stratégie de l’auteur dans le champ littéraire (voire politique face au retour d’un ordre moral-médiatique passionné de « pédophilie »), ce Roman sentimental est un « instrument coupant », sa volonté est de blesser la République des Lettres et le corps social : alors que les Romanesques (1984-1994) semblaient mettre un point final à l’œuvre, face au Nobel de Simon ou à la Pléiade de Sarraute, l’autocommémoratif Reprise (2001) inaugurait la « sortie du monument », le continuait le pied dans la porte de l’Académie française (entre élection le 26 mars 2004 au fauteuil de Maurice Rheims et une réception qui ne viendra pas – pour cause du refus du rituel), puis la publication du Journal des années 50 de Catherine sa femme… A l’arrivée, là est le vrai scandale sous le faux, dans le spectacle : un pur objet théorique assez complexe (érotisme et sociologie en acte du champ). Trop pur ?

 

Philippe Sollers : Un vrai roman, mémoires
Plon
358 p, 21 E, ISBN 978-2-259-19720-5
Philippe Sollers : Guerres secrètes
Carnets Nord
300 p, 21 E, ISBN 978-2-35536-001-5
L’infini 100, roman-photos
128 p, 16 E, ISBN 978-2070-786299

« Quelqu’un qui dira je plus tard est entré dans le monde humain (…) ». Tout sauf des « mémoires » au sens ordinaire (façon Beauvoir ou Leiris) que ce « vrai roman » de Philippe Sollers : le lecteur attentif de l’œuvre n’y trouvera, passée l’enfance, presque aucune information qu’il ne connaisse, nulle coulisse, nulle intimité, nulle autopsie, nulle objectivation. Déception ?. Le livre a plutôt à voir avec « l’écrivain imaginaire », au même moment décrit par José-Luis Diaz. « La cloche du Temps a sonné », le temps de la Reprise (dirait Robbe-Grillet ici moqué) est venu, retour éternel, Re du Il à l’ile de Ré… Un « vrai roman » pour prouver que les romans (faux) étaient vrais. Un autoportrait de l’écrivain (pas de l’homme où alors vu de l’œuvre), son Ecce Homo, ses Mots, ses Antimémoires… les cartes rebattues de l’identité, les rôles successifs articulés condensés. Non loin de Portrait du joueur (1985) ou des « biographies » de Mozart, Vivant Denon ou Casanova. Face à la GSI (« gestion des surfaces imprimées »), les IRM (« identités rapprochées multiples ») pour une fois rassemblées : genèse et structure d’Une curieuse solitude (« l’isolé absolu » disait Roland Barthes dans Sollers écrivain en1979), d’une « exception » (on peut songer à Victor Hugo raconté par Diaz : Sollers le plus grand écrivain français de sa génération, sans contemporain exact repérable… une solitude éminemment « sociologique »)

Pacte autobiographique singulier donc : celui d’une auto-fiction au présent et dans l’ordre chronologique (1936 – 2007). La famille Joyaux, les deux maisons des deux frères et deux sœurs, l’invention du pseudonyme, l’éducation amoureuse par Eugénie, la guerre d’Algérie évitée, le jeune écrivain adoubé par Mauriac et Aragon fondateur de Tel Quel, le gout des prostituées, les deux amours nécessaires au sens de Sartre : Dominique Rolin et Julia Kristeva (la déesse et la fée), les « passions fixes » chinoise (d’où Mao) et chrétienne (d’où Jean-Paul II) et dix-huitième. Les lieux : Paris, Ré, Venise. Les six rencontres capitales : Mauriac, Bataille, Breton, Ponge, Barthes, Lacan. Un peu plus capital que les autres, Georges Bataille « le seul à m’avoir donné l’impression directe du génie ». La guerre au nihilisme, la célèbration de la lecture (aucun écrivain depuis 1945 n’aura autant que Philippe Sollers bouleversé la bibliothèque). Au passage ce roman vrai redonne à lire l’article du Monde en 200 La France moisie (2007 : Anouilh entre dans la Pléiade, Guitry est en ce moment célébré sans retenue).. Simultanément L’infini n°100 publie un « roman-photo » de Philippe Sollers seul ou accompagné et une anthologie de « textes choisis dans 40 livres de Philippe Sollers », même stratégie des cartes rebattues que dans Un vrai roman. Et parait Guerres secrétes, un livre de lecture dans la lignée de La divine comédie (offert au pape en audience publique) : Ulysses, Dyonisos, SunZi, Joseph de Maistre. La Guerre du gout continuée par d’autres moyens.

 

Revue internationale des livres et des idées n° 1
Septembre-octobre 2007
64 p, 5 E, ISSN en cours

« Qu’est-il arrivé aux Cahiers du cinéma ? Pendant des décennies, le journal a publié les critiques les plus polémiques et influentes qui aient jamais animé le monde du film (…) Les Cahiers paraissent encore tous les mois, indiscernables désormais, sous leur couverture glacée, de la masse des magazines de cinéma mainstream » (Emilie Bickerton). On pourrait changer le nom de la revue… et étendre le propos bien au-delà de la presse. Changement d’ère : générationnelle, technologique (Internet), autant que politique : la gauche détruite d’être trop nationale… Une bonne nouvelle donc dans la presse française que l’arrivée de cette Revue internationale des livres et des idées : indépendante, de « gauche de gauche », traversant tous les domaines de la culture et dans le mouvement du monde. La Revue émane des Editions Amsterdam, proche des revues Vacarme et Multitudes, qui se sont fait une spécialité de la French Theory américaine. Au-delà même de l’article sur les Cahiers du cinéma, la tentation est grande de considérer ce premier numéro comme un manifeste. Au sommaire la littérature : Jean Potocki et Jean Hatzfeld, la science-fiction. L’anthropologie : Darwin, Jack Goody, Stuart Hall, Arjun Appadurai. L’art contemporain : Mathieu Pernot, Yann Delacour et Estelle Contamin (moins convaincante). La politique : les « intellectuels » de gauche de gauche et le Parti socialiste. Ce premier numéro est dédié à André Schiffrin.

Deux réserves tout de même : la sidérante amnésie et l’ingratitude de l’éditorial, qui ignore le projet de Revue internationale du début des années 60 (Nadeau, Vittorini etc), que La Quinzaine littéraire fut créée par Maurice Nadeau en 1966 pour les mêmes raisons, idem Liber imaginé par Pierre Bourdieu dans les années 80… Et son anglophilie naive : la London Review of books, le Times litterary supplement et la New York Review of books pris comme seuls modèles… Les deux heureusement corrigées par le dernier papier (signé Perry Anderson, ancien directeur de la New Left Review)

 

Vient de paraître n°32 (mai-juin 2008)

Olivier Barrot et Raymond Chirat : Sacha Guitry, l’homme orchestre
Découvertes Gallimard
128 p, E, ISBN : 9 782070 337484
Sacha Guitry : Cinquante ans d’occupations
Omnibus
1326 p, 24,40 E, ISBN 978-2-258-05618-3

Sacha Guitry (né en 1885 par hasard à Saint-Petersbourg, mort en 1957) « homme–orchestre » mais surtout héritier absolu – au sens de Pierre Bourdieu, comme en témoigne son premier film Ceux de chez nous en 1915, ou l’identification à son père interrompue par quinze ans de brouille en (en 1919, Mon père avait raison). Et auteur intégral. A l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, une exposition s’est tenue à la Cinémathèque du 17 octobre au 18 février (due à Noël Herpe et Noëlle Giret). Et Omnibus a réédité le Théatre en deux volumes, un tome de Cinéma et deux albums (Une vie de merveilles, Sacha Guitry et ses amis de A à Z). De ce destin, le petit volume de Barrot et Chirat restitue les courbes : les cinq femmes (Charlotte Lyses, Yvonne Printemps, Jacqueline Delubac qui l’amène au cinéma, Geneviève de Séréville, Lana Marconi), les 124 pièces et les 36 films. Au centre l’œuvre, le Roman d’un tricheur, livre et film tout entier en voix off (1936). Et toute une série d’autres ou les jeux identitaires assument l’importance : Michel Simon avec lui-même (La vie d’un honnète homme 1952), Poiret et Serraut (Assassins et voleurs 1956)… on pourrait évoquer Welles ou Nabokov… à la fin l’ordre est rétabli. On a même vu à la Cinémathèque des artistes de gauche (Denis Podalydes, Jean-Paul Fargier) célébrer Guitry…

Et contrairement à l’exposition, Barrot et Chirat n’éludent rien de l’auteur du film De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain (1944). Le volume Cinquante ans d’occupations regroupe les recueils de pensées de « Monsieur Moa » sur l’amour et les textes autobiographiques, dont Quatre ans d’occupations et Soixante jours de prison (préface d’Alain Decaux). A l’heure du centenaire de Simone de Beauvoir et du cinquantenaire du Deuxième sexe, Guitry est celui pour qui on nait femme et on le reste : au-delà de la misogynie, il a l’essentialisme forcené d’un Philippe Bouvard qui se prend pour Molière. Quant au Guitry politique (« ni collaborateur, ni anti-sémite, ni pro-allemand », mais pétainiste), ses plaidoyers pro-domo semblent faits pour illustrer l’apologue freudien du chaudron (certicats de moralités, liste des « amis juifs » et des actions de bienfaisance). Après guerre, cette matière nourrit un interminable film historique toujours recommencé. Paradigme : Le diable boiteux (1948) sur Talleyrand. Pour lui, l’histoire est un théatre disent ses admirateurs : ce qui veut dire que la France est immémorialement divisée entre résistants et collaborateurs (Si Paris nous était conté, 1956) : 1939-1945 s’élargit au millénaire, avec une préférence pour les années 1789-1815. Même « écriture » historique que Paul Morand (Le flagellant de Séville) ou Jacques Laurent (les Caroline et les Hortense) et les hussards…. Difficile de trouver documents plus caractéristiques de la « France moisie » selon Sollers (texte de 1999, réédité dans L’infini 101-102) que ces 1326 pages… Je n’ose croire Le Figaro du 10 janvier qui annonce une Pléiade (après Anouilh, Guitry comme les paliers d’une étrange restauration… ?)

 

Louis-Ferdinand Céline : Lettres à Marie Canavaggia 1936-1960
Cahiers de la NRF
Gallimard
764 p, 39 E, ISBN 978-2-07-0784423-3
Cahier de l’Herne : Louis-Ferdinand Céline
Dirigé par Dominique de Roux, Michel Thélia et Michel Beaujour
L’Herne
432 p, 39 E, ISBN 9 782851 971562

« De sa secrétaire, Céline attendait en somme ce que Molière attendait de sa servante ». Dans le Cahier de l’Herne Céline en 1963, Marie C (sic) livrait son témoignage. Commencée lors de Mort à crédit, leur collaboration dure jusqu’à la fin (alors qu’il sait que « pléiadé vif »). Une première édition de ces 508 lettres avait parue établie par Jean-Paul Louis aux éditions du Lérot à Tusson en 1995. Il n’est pas impossible de les lire comme un journal de Céline (intime, littéraire, politique) que l’on suit de Paris et Saint-Malo à Sigmaringen, Copenhague… jusqu’au retour à Meudon. Philippe Sollers dans L’Herne : « le cauchemar historique que nous vivons a trouvé en lui son seul chroniqueur exact » (au point de se confondre avec lui). Céline ou l’anti-Sacha Guitry… « La moindre virgule me passionne », pas seulement les siennes. Au passage des développement sur ses éditeurs, ses confrères (Henry Miller en 1946, André Malraux en « mythomane bluffeur féroce » en 1945) Ou sur le sexe à l’intention de celle qui se verrait bien en « Héloise » de son Abélard…

En même temps que cette correspondance donc, le Cahier de l’Herne de 1963 (du à Domininque Roux auteur de La mort de Louis-Ferdinand Céline, Michel Beaujour et) lui aussi réédité – à l’identique (ce n’est pas la première fois) – moins la bibliographie devenue obsolète (après la biographie de François Gibault, les travaux de Pascal Fouché, les essais de Philippe Muray, Julia Kristeva etc… les Cahiers chez Gallimard, les dix-sept volumes de l’année Céline aux éditions du Lérot…). 1963 : l’auteur de la trilogie de Sigmaringen vient de mourir. On y trouve des inédits et introuvables, des correspondances, des témoignages (notamment des collaborateurs Abel Bonnard et Lucien Rebatet), des essais (Marcel Aymé, Jean Dubuffet, Paul Morand, Henri Thomas, Jean-Louis Bory…), un dossier critique (Trotsky, Nizan, Benn, Denoël, Gide, Pound…). Plus de quarante ans plus tard, l’ensemble demeure intact, et la question la même, celle de l’articulation du romancier qui autant que Proust changea la littérature française et du pamphlétaire antisémite. Simultanément le même éditeur reprend A l’agité du bocal le pamphlet contre Sartre. Et le livre de Milton Hindus Rencontres à Copenhague.

 

L’Enfer de la Bibliothèque. Eros au secret
Sous la direction de Marie-Françoise Quignard et Raymond-Josué Seckel
BNF
464 p, 38 E, ISBN 978-2-7177-2379-3
Alain Corbin : Les harmonies du plaisir. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie
Perrin
544 p, 24 E, ISBN 978-2-262-01929-7
Pierre-Marc de Biasi : Histoire de l’érotisme. De l’Olympe au cybersexe
Découvertes Gallimard
176 p, E, ISBN 978-2-07-03216-2

Heureux les spectateurs qui eurent la chance d’assister à La philosophie dans le boudoir mise en scène par Christine Letailleur au théatre de Gennevilliers l’an dernier : Sade y était rendu aux harmonies du plaisir, au XVIIIè, lavé de deux siècles de grands commentaires qui ont orienté la lecture. Un Sade d’avant l’Enfer. J’y repensais face à la coincidence entre le nouveau livre d’Alain Corbin sur les années 1770-1860 et l’exposition qui s’est tenue à la BNF du 4 décembre au 2 mars sur l’enfer des livres érotiques (1849-1983). Alain Corbin s’arrète à peu de choses prés quand la BNF commence, quand le sexe va changer de statut, passer du corps au sujet, de l’harmonie des plaisirs à l’invention de la « sexualité », devenant peu à peu lieu de la vérité (de 1886, Krafft-Ebbing Psychopathologia sexualis et Freud à 1928 : Recherches sur la sexualité des surréalistes et au-delà). L’enfant du bordel (1803), attribué à Pigault-Lebrun – la jouissance féminine – sert d’incipit à ce livre qui suit et tresse les trois discours de la médecine, de la théologie morale et de la pornographie.

Thérèse philosophe, soit le livre d’une femme que « la bibliothèque galante » et les « tableaux du même genre » d’un comte amènent à se donner à lui, ouvre le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France. Celui-ci s’il vaut par sa sublime iconographie (Augustin Carrache, Vivan Denon, Lequeu, Hokusai, Belloc, Bellmer), souffre des mêmes défauts que l’exposition, qui exposait surtout… la BNF et ses départements, estampes, Photographies, manuscrits etc… -plus six écrivains-emblèmes : Sade, Apollinaire (à qui l’on doit 1913 le premier catalogue des livres de l’Enfer Fernand Fleuret et Louis Perceau), Louys, Bataille, Genet, Guyotat… Plus les catégories de pensée des conservateurs, son classer-penser à elle, que l’état de la pensée sur le sujet.., comme une volonté de ne rien savoir que le savoir (érudit). Manque (comme chez Corbin) Michel Foucault et son Histoire de la sexualité tome 1 : La volonté de savoir. C’est malheureusement au dernier Pascal Quignard (Le sexe et l’effroi, La nuit sexuelle) et à ses théories de l’origine et du secret… que revient le dernier mot. Pour la réflexion et une toute aussi flamboyante iconographie, on peut en revanche s’immerger dans le (grand) petit Découvertes Gallimard de Pierre-Marc de Biasi lequel entend déconstruire (historiquement) le lieu commun de « l’érotisme approbation de la vie jusque dans la mort » (autre coincidence : à Londres, au Barbican Center vient de se tenir une exposition intitulée Seduced : art and sex from antiquity to now).

 

Edouard Levé : Suicide
POL
124 p, 14 E, ISBN 978-2-84682-236-7

En 2002 paraissait Œuvres (V de P n°) : « un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée mais qu’il n’a pas réalisées ». 533 fragments numerotés à la manière de Wittgenstein, peut-être le meilleur descriptif de l’art « contemporain ». Suivirent plusieurs livres dont un étonnant Autoportrait (V de P n°). Le 15 octobre dernier, l’artiste et écrivain mettait fin à ses jours après avoir déposé un ultime manuscrit chez son éditeur. « Ta façon de quitter la vie en a récrit l’histoire sous forme négative. Ceux qui te connurent relisent chacun de tes gestes à la lumière du dernier ». Toute la difficulté de lire ce Suicide tient à ces mots. « Quand on m’annonce un suicide je repense à toi (…) tu es propriétaire du suicide ». Sur le même ton blanc qu’Autoportrait, le livre raconte en flash-back la vie d’un ami qui choisit à vingt-cinq ans la mort volontaire aux abords d’un terrain de tennis. Et le « tu » y sonne d’emblée comme un « je », le portrait glisse lentement, surtout après la page 47, vers un nouvel « autoportrait » : à l’occasion d’un dérive dans Bordeaux, cathédrale Saint-André, musée des Beaux-Arts, galerie de photos… Le ton est celui d’Un homme qui dort de Perec. Peu à peu gagne une douleur neutre, une folie sobre, à la fin d’étranges tercets remplissent la page. Lors d’une soirée au Palais de Tokyo, le 20 décembre dernier, des lecteurs se succèdaient à la tribune pour lire chacun une des œuvres décrites dans Œuvres. Ce soir-là fut aussi projetée Pornographie la captation d’une performance très habillée sur le rituel de ces images. Du 14 mars au 10 mai, une exposition des photographies d’Edouard Levé a lieu à la Galerie Loewenbruck à Paris, série après série (Reconstitutions : Rëves, Actualités, Pornographie, Rugby, Quotidien, Angoisse, Fictions, Amérique)

 

Christine Montalbetti : Petits déjeuners avec quelques écrivains célèbres
POL
218 p, 17 E, ISBN 978-2-84682-213-8

Dernier inventaire avant liquidation : on peut rappeler le titre-manifeste d’un livre de Frédéric Beigbeder en 2001. Se souvenir que plus récemment, Antoine Compagnon termine son histoire de la littérature française d’aujourd’hui en Folio (sous la direction de Jean-Yves Tadié) par le constat que quelque chose s’est rompu, que les écrivains ne lisent plus les anciens et qu’une communauté s’est perdue. Noyée sous la Restauration et le Spectacle (Beigbeder bon emblème), la littérature contemporaine française vivante semble souvent invisible à ses propres yeux. C’est sous cet éclairage qu’il faut lire ce livre « doucement people » (la quatrième de couverture) -au titre démarqué de Truman Capote ? – comme une tentative de dire une communauté, de la reconstituer en la disant. « Petits hommages » à des « œuvres » voire à des « personnes » (à leur entre-deux, leur aura) qui accompagnent Christine Montalbetti, professeur de littérature et romancière (cinq livres depuis 2001). Une famille d’élection. Dans l’ordre, les écrivains petits-déjeunés, toujours dans des villes de « bord de mer » à l’occasion de rencontres littéraires, sont : Jean-Philippe Toussaint, Laurent Mauvignier, Anne Garreta, Tanguy Viel, un écrivain-mystère car absent, Olivier Cadiot, Jérôme Beaujour, Eric Laurrent, Haruki Murakami. « Dans ces ombres mobiles, ma propre ombre se laisserait absorber ou estomper avant de reparaitre, précise, bien dessinée dans l’intervalle entre deux arbres ». A l’arrivée, le tissu littéraire contemporain (Minuit-POL), voire sa couette… un autoportrait au miroir des autres, très « doux » et pas « people », un livre en apesanteur, « flottant », à la grâce étrange, entre rêve et réveil, qui ne raconte rien (que de l’infra-ordinaire) et qu’il est impossible de lâcher.

 

Alain Badiou : De quoi Sarkozy est-il le nom ?
Lignes
160 p, 14 E, ISBN 9 78 23 55 26 00 32
Mouvements n° 52 novembre-décembre 2007 : La new droite, une révolution conservatrice à la française
La découverte
Esprit, novembre 2007 : Qu’est-ce que le sarkozysme ?
272 p, 21 E, ISBN 9 782909 210605
François Jost, Denis Muzet : Le téléprésident, essai sur un pouvoir médiatique
Editions de l’aube
186 p, 16,50 E, ISBN 9 78 27 52 60 40 64

Résumant le livre de Yasmina Reza (V de p 31) d’un « Sarkozy c’est moi » flaubertien, nous n’avions pas prévu que « Sarkozy ç’allait être nous ». Bien avant le 6 mai, le nom du ministre-candidat faisait événement dans le langage (surement le mot le plus souvent prononcé-entendu, une sorte de spam national depuis l’émission où il y « pense en se rasant »). Personnage du roman familial de chacun : la plus juste description de cette « sarkoze obsessionnelle » est due à un psychiatre racontant son divan Serge Hefez (Libération du 24 janvier). Il sera un jour surprenant d’avoir vécu en France l’année « bling-bling » du 6 mai 2007 (« nuit du Fouquet’s ») au 16 mars 2008 (élections municipales) – qui s’est infléchie lors de la conférence de presse du 9 janvier (« vider les caisses déjà vides », « avec Carla c’est du sérieux »)

Dans les kiosques et les librairies, un véritable tsunami de papier a accompagné cet objet politique non identifié qui semble laisser loin derrière 1958 ou 1981. « Ensemble tout (est devenu) possible ». Même si on laisse de côté la grimaldisation du pouvoir (et ses héroines publiques et privées, qui se terminent en a) et son envers de dérision convenue, chansonnière (La cour de Patrick Rambaud chez Grasset) qui tourne actuellement à rebours et de l’intérieur (Ca va mal finir, écrit François Léotard parti le premier chez Grasset)… Au cœur du cyclone, quelques livres ont tenté en temps réel de penser-classer la « rupture », qu’on peut à notre tour penser-classer – du déjà-vu au jamais vu. Il est temps de lire plus pour comprendre mieux

Si le pamphlet d’Alain Badiou cible un gouvernement de guerre sociale et de fermeture identitaire, on peut néanmoins regretter que le platonisme du philosophe, réintégrant son objet dans un déjà-vu immémorial (le « transcendental Pétain de la France ») lui fasse manquer « l’analyse concrète de la situation concrète ». Plus proche en sont les revues Mouvements et Esprit : la première analyse « comment la droite est devenue intelligente », décortique le machiavelisme (l’ouverture) et le gramscisme (les idées) portés par Emmanuelle Mignon ou Henri Guaino les conseillers. Et donne certaines clés des discours de Dakar et du Latran ou de la loi sur la rétention de sureté (une humanité à deux vitesses, une France addition de communautés religieuses : la désormais célèbre « laicité positive », la substitution de la capacité à la culpabilité… les Lumières un peu éteintes…). La seconde insiste plus sur la société française et sur le président lui-même, ses « deux corps » et ses généalogies, « enfant de Neuilly, enfant de la télé ».

« Sarkozy c’est nous » ?. Sous la « sarkoze », tentant d’en rendre compte, Le téléprésident, du à deux spécialistes de la télévision. Qui, au-delà de la complicité présidentielle avec les pouvoirs médiatiques, comparent avec du comparable : la télé-réalité, le Loft (2001) et ses ritournelles immédiatement entrés dans la « zone de cerveau disponible ». Bien plus qu’un usager à l’ancienne de l’Appareil Idéologique d’Etat Télévision, le président « qui ne fait pas président » est un média lui-même, président-DJ (Télérama) à la post-modernité absolue (d’après les anciennes frontières vrai-faux, privé-public ou réalité-fiction) structurellement identique à la télévision. L’histoire ? un magasin d’accessoire. Souvenez-vous du sacre de Guy Moquet, de Jean-Marie Bigard au Vatican, de la tente de Khadafi, de la notation des ministres, d’Edgar Morin transformé en Rolex intellectuelle, de la Shoah au CM2, des municipales de Neuilly… De ce jamais-vu, seule la Pataphysique (de Jarry à Baudrillard) et-où la littérature (la Science-Fiction mieux que Reza) devrait pouvoir un jour rendre compte…

 

Marie-Anne Lescourret : Bourdieu
Flammarion
540 p, 27 E, ISBN 978-2-0821-0515-6

Toujours, tel Spinoza selon Marx, Pierre Bourdieu fut traité en « chien crevé » Qu’on se souvienne des dossiers du Monde ou du Nouvel Observateur lors de sa disparition le 23 janvier 2002…. Qu’on songe au dernier essai en date Pourquoi Bourdieu de Nathalie Heinich (Gallimard, 2007) : sa vulgarité (le « petit bearnais »), son glissement s’agissant de la langue de Bourdieu de Proust à la LTI selon Klemperer… La « bonne distance » de la haine. De quoi regretter Ferry-Renaut (La pensée-68). C’est que la vérité du social fait plus mal que celle du sexuel, la sociologie des intellectuels que celle des paysans… En face, les disciples du sociologue restent dans l’académie, alors que la situation politique excède 1995 qui l’en fit sortir (code du travail remis en cause, ministère de l’immigration et de l’identité nationale). Ces dernièrs mois, il n’y eut que Geoffroy de Lagasnerie (auteur d’un petit livre aux éditions Amsterdam sur les deux modèles concurrents de la lutte chez Bourdieu) pour rappeler que Bourdieu nous manque dans Le monde des livres.

C’est dire que la biographie de Marie-Anne Lescourret (professeur d’esthétique et déjà auteur d’un Claudel et d’un Levinas) était attendue. La difficulté était immense, le « biographé » ayant mis la barre assez haut. Ici, un article décisif sur l’« illusion biographique » (1985) : « Comprendre c’est comprendre d’abord le champ avec lequel et contre lequel on s’est fait » : là plus qu’ailleurs, l’objet exige d’être construit. Et l’autobiographie, qui n’est pas une, Esquisse d’une socio-analyse (2004 V de P) posthume, une réponse aux Mots, à la fable de l’autoengendrement du créateur incréé, et un des rares textes ou Bourdieu aborde au rivage de ses premières années. Comment rendre raison d’une trajectoire (« l’amplitude de mon parcours dans l’espace social »), ou Rousseau (l’unique et la blessure) se transforme en Leibniz (« le point de vue de tous les points de vue ») et y perdure ? Du porte-à-faux, de l’habitus clivé, de la double distance… Alors ? Marie-Anne Lescourret n’oublie rien (à commencer par ces deux textes) et propose une honnète biographie intellectuelle : le Bearn de l’enfance et le père facteur, le « transfuge fils de transfuge », l’internat à Pau, le champ des années 1950 tel qu’il s’offre à un normalien philosophe et le choix de ce qu’incarne Georges Canguilhem contre tout ce qui se totalise sous le nom de « Sartre », le jeune professeur « Pablo » pour ses élèves au lycée de Moulins, de 1956 à 1960, la conversion algérienne du philosophe à la sociologie sur fond de guerre, l’assistant de Raymond Aron, les rapports ambivalents avec Lévi-Strauss, le combat contre la sociologie dominante, Les héritiers et La reproduction, l’université de Lille, Coluche et le Collège de France (1981), l’audience internationale, La misère du monde, la « sociologie comme sport de combat » des dernières années.

Malaise tout de même : la biographe résume honnètement les livres de l’auteur de la Distinction et en dit les enjeux, mais pour ce qui est de l’homme et de l’auteur, elle se contente pour l’essentiel de rewriter à leur places les témoignages recueillis par Pierre Encrevé (Flammarion) et Gérard Mauger (éditions du Croquant) depuis 2002. Proches et pairs sont largement absents. Deux exemples disparates : rien sur la mention sidèrante page 93 de l’Esquisse d’un « malheur très cruel », « désolation intime du deuil solitaire » vers le « début des années 50″. Rien sur la fraternité de toute une vie avec Jacques Derrida. Autrement dit, pour reprendre la comparaison, on comprend mal pourquoi et comment Rousseau est devenu Leibniz… On pourrait presque parler de « biographie autorisée » (ou Bourdieu finit par ressembler plus à Bouveresse et Bergounioux qu’à Marx et Proust)

 

Henri Thomas : Carnets 1934-1948 « Si tu ne désensables pas ta vie chaque jour »
Edition établie par Nathalie Thomas, préfacée par Jérôme Prieur, annotée par Luc Autret
Claire Paulhan
720 p, 51 E, ISBN 2-912222-27-3

Ernst Jünger (qu’il traduisit) écrivit : « En l’esprit de Thomas ce qui me frappe surtout c’est cette singulière juxtaposition de présence et d’absence ». Ses collègues de la BBC (il vit à Londres dix ans de 1948 à 1958) le surnommaient « The Ghost ». Georges Perros écrira : « Son œuvre sort d’un rêve ». Etc… C’est sûrement cela qui frappe le plus le lecteur du premier tome de ces carnets tenus toute sa vie par l’auteur (1912-1993) d’une Saison dans la vie – sur le modèle du Journal d’André Gide, le contemporain capital, rencontré dès 1932 par le jeune boursier monté des Vosges à la khâgne du lycée Henri IV (je renvoie à la suite romanesque des aventures de Paul Souvrault : Le seau à charbon, La vie ensemble, Le porte-à-faux). Le classique journal d’un jeune homme pauvre (la vie matérielle, les amours entre vingt et un et trente-six ans), le témoignage exceptionnel sur les coulisses de la littérature (d’avant 1939 à après 1945)… semblent dériver en apesanteur sur une météo instable qui mèle le ciel (et la mer : la Bretagne est la patrie d’election de ce Lorrain) et le moi… (je songe au titre de Pierre Pachet sur le journal intime : Le baromètre de l’âme).

C’est de cette « matière première » sans forme, qu’Henri Thomas extraira directement ou indirectement tous ses livres, poèmes, romans (si peu romans) ou essais (la liste des titres la reflète parfaitement : Travaux d’aveugle, Les déserteurs, Joueur surpris, La chasse aux trésors, Un détour par la vie, Sous le lien du temps, Le migrateur, Le gouvernement provisoire, Le croc des chiffonniers, Ai-je une patrie, Le cinéma dans la grange, Le poison des images… il y en a cinquante…). Deux pôles à ces cahiers, deux phares : André Gide et tout ce qui s’ensuit : Jean Paulhan, le « milieu Monnier », la NRF de Drieu (Thomas confessera sa « lâcheté » sous l’occupation), Antonin Artaud, visité à Rodez en 1946, accompagné jusqu’au bout par un groupe de jeunes gens (Paule Thévenin, Marthe Robert, Arthur Adamov, Marcel Bisiaux). Parmi eux, Colette Gibert, comédienne rencontrée en 1941, puis épousée, qui tente de vivre à l’imitation d’Artaud et qui connaitra à son tour un destin psychiatrique… le troisième phare, inverse, de ces carnets. Lesquels, comme tous les livres édités par Claire Paulhan, le sont à la perfection.

 

Vient de paraître n°33 (octobre 2008)

Christine Angot : Le marché des amants
Seuil
318 p, 19,90 E, ISBN 978-2-02-098465-2

Explication du titre : « Sur le marché des amants, un noir vaut moins qu’un blanc » a dit un jour le père (incestueux)… Il y a un malentendu autour de l’autofiction à épisodes de « Sujet Angot » – dont l’essentiel serait la sexualité (« il aimait la sodomie parce que le trou était plus serré »)… Depuis L’inceste (1999), son œuvre constitue bien plutôt un des plus étonnants témoignages du retour des écrivains français à l’hétéronomie, au marché… Angot, qui aime à citer Georges Bataille (Le bleu du ciel), dit la vérité sociale bien plus que la sexuelle : « Une femme blanche rencontre un homme métis ». Dans une discothèque lors de la Foire du Livre de Brive, elle rencontre Bruno Beausir alias Doc Gyneco, « rappeur mou » des plateaux télé (Ardisson versus Fogiel) rallié par un livre (Les grands esprits se rencontrent, Rocher 2007) à Nicolas Sarkozy – deux fois donc (racisme inavoué, racisme de classe) « méprisé » du « petit milieu » (intellectuel) : « Ils disent qu’on est pas du même milieu ». Et deux autres fois : par les siens (les rappeurs comme son public) pour sa trahison politique, par tout le monde (son choix d’un devenir-people).

Pour parler la langue de bois médiatique, Les marché des amants se donne d’abord pour le roman de la « fracture sociale » : Christine et le Doc visitent en scooter le XVIIIè, les quartiers de la « racaille » (comme dit le « petit ami » du Doc). De l’utopie amoureuse (Angot cite Lars Von Trier : Breaking the waves et fait du Doc un personnage complexe) contre la mésalliance apparente : avec le Doc bien plus qu’avec le banquier du CAC 40 et l’acteur de la Colline (héros de Rendez-vous, l’épisode précédent). Avant cette visite à La Chapelle, p 91 exactement, Christine comprend qu’il a les mêmes yeux qu’elle à cinq ans : autrement dit, elle est Doc Gyneco, intimement croit-elle, socialement montre-t-elle (il est même son père… esquissant sur Léonore sa fille les gestes de celui-ci sur elle) : l’écrivain redevenu hétéronome dans la société française (depuis une vingtaine d’années, c’est moi qui parle : souvenons-nous de l’incipit de Quitter la ville en 2000 :  » Je suis cinquième sur la liste de L’express, aujourd’hui 16 septembre », et du décipit de Pourquoi le Brésil ? en 2002 : un diner chez Frederic Beigbeder) occupe la même place dans la société française qu’un rappeur deux fois minoritaire et deux fois déchu… Le « conte de fées » est cousu de l’être people ensemble (paparazzi, autographes, blogs d’injures). Le centre de l’intrigue réside dans la collision du taxi d’Angot et du scooter du Doc au sortir d’un diner chez des amis de Christine, et dans la garde à vue du Doc qui s’ensuit. Autrement dit (bis), il est bien question de jouissance dans ce livre, mais de celle de deux amants du marché. Doc Gynangot

 

Pierric Bailly : Polichinelle
POL
236 p, 15 E, ISBN 978-2-84682-259-6

« Avant d’écrire, l’écrivain choisit, autant que possible, la langue dans laquelle il va rédiger ce qui lui semble nécessaire d’être dit. Le problème paraît simple, il ne l’est pas tellement ». Après la Seconde Guerre Mondiale – comme autrement, à l’autre bout du spectre, les écrivains lazaréens – Raymond Queneau se pose la question du recommencement de la littérature (des Exercices de style en à Zazie dans le métro en 1959). On peut lire dans Batons, chiffres et lettres (1950) les textes théoriques sur le sujet, ou se reporter à son Anthologie de jeunes auteurs (1957). Zazie est écrite en « néo-français » en hostilité au « francien ». « D’une part le retour à Anatole France, de l’autre la révolution ».

C’est à un remake de cette histoire qu’on a le sentiment d’assister en lisant le premier roman de Pierric Bailly : Polichinelle, écrit en « néo-français » de 2008. Langue d’un monde « mondialisé » et d’un champ littéraire explosé (les voies traditionnelles du nouveau sont taries, comme le disent autrement la Virginie Despentes de Baise-moi, Houellebecq pastichant Hot video ou Angot aimant Doc Gyneco…). Bailly affiche une posture du même ordre. « Je me suis mis à penser que passé dix-sept ans les êtres humains étaient périmés ». L’action se passe dans le Jura pendant un été de vacances : « Ici c’est minuscule, c’est l’Est de la France, pas l’east coast du Wu-Tang Clan, ça raille et puis ça trouille ». Entre univers rural et télévision (« Zidane et Clara Morgane »), le narrateur Lionel, étudiant à Besançon retrouve à Clairvaux-les-Lacs, sa bande : Jules, Johannes, Charlotte, Diane, Laura. Ils sont six. Un meurtre est commis. Une réserve cependant : chaque paragraphe sonne comme une prouesse, un « exercice de style » – mais pas au sens de Queneau…

 

Régis Jauffret : Lacrimosa
Gallimard
16,50 E, ISBN 978-2-07-012204-2

Le plus surprenant de ce nouveau livre de Régis Jauffret est peut-être son immédiat et consensuel triomphe critique et médiatique : on ne compte pas depuis la fin du mois d’aout les unes sur ce livre (Jauffret « décape la rentrée littéraire » proclame la couverture des Inrockuptibles du 18 au 25 aout). Les mêmes articles et interviews imposent une lecture autobiographique du roman. L’an dernier les cinq-cent Microfictions. Là une intrigue banale (d’autres livres de la rentrée d’Angot à Bouraoui mettent en scène le couple auteur-lecteur) pour un roman par lettre entre « Charlotte » (Anne ?) qui s’est suicidée et le narrateur (« vieil hibou qui écrit toute la nuit comme un greffier ébouriffé ») : retour à deux voix sur l’histoire d’amour qui a durée deux ans (21 mars 2005 – 21 mars 2007). Alternent les lettres de Charlotte et du narrateur : fausse reconstitution marseillaise (pourquoi ?) du suicide, puis en flash-back souvenirs de la rue de Charonne et vacances au Club Mediterranée de Djerba, avec reminiscences d’un autre amant skipper jusqu’au dénouement. Huis clos : la frontière mort-vie est sans cesse franchie. Justement… je citerai Sartre analysant Faulkner (Situations 1) : « La technique d’un écrivain c’est sa métaphysique ». A sa prose habituellement « décapante », tranchante, Jauffret substitue là une écriture ornée et vieillote, bavarde, ressassant un nihilisme et une misanthropie à la Cioran (De l’inconvénient d’être né). Echantillon : « Toute une vie gachée, un avenir obturé, un bébé comme une poubelle débordante de tous les échecs, les lachetés, les courbettes, les nuits d’amour sordides comme l’onanisme coupable des mystiques, qui constitueraient son existence inutile aux autres et nuisible à lui-même ». « Le néant raconte au vide de bien étranges choses » (Charlotte). Mais peut-être faut-il lire cette forme comme une sorte de suicide littéraire – paradoxal hommage à la disparue…

 

Claude Lévi-Strauss : Œuvres
Pléiade
Gallimard
Edition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff
P, 71 E, ISBN 9-782070-118021

Autant l’affirmer d’emblée : pour le lecteur de Lévi-Strauss, cette Pléiade établie sous sa direction (quasi-centenaire, le voici « pléiadé vif » comme récemment Char, Saint-John-Perse ou Gracq, Sarraute ou Simon) est une vraie nouveauté qui va bien au-delà de la réunion des titres : une nouvelle œuvre. Lévi-Strauss rejoint Montaigne, Rousseau et Chateaubriand via une anthologie de sept titres de 1955 à 1993 (l’auteur a écarté les monuments scientifiques sur la parenté et les mythes, modifié le chapitre 8 de La pensée sauvage et rajouté treize notes – augmentant sa dette vis-à-vis d’Auguste Comte). Le choix de ce volume est d’enregistrer la « secousse de l’ethnographie » dans quatre champs sur la littérature (Tristes tropiques), la philosophie (Le totémisme aujourd’hui, La pensée sauvage), l’anthropologie (La voie des masques, La potière jalouse, Histoire de lynx, les « petites mythologies »), l’esthétique (Regarder, écouter, lire). Vincent Debaene, maitre d’œuvre du volume et spécialiste d’André Breton, consacre sa préface à le faire passer du « bricolage » au « collage », allant jusqu’à transformer l’anthropologue en meilleur disciple de Breton (on sait qu’ils furent amis à New York pendant la guerre) et-ou en anti-Malraux (Voie des masques contre Voix du silence). Et à dresser son portrait en créature hybride mi-Cuvier mi-Buffon.

Un modèle (de plus en plus en rare dans cette collection, s’agissant du XXème siècle) d’édition critique, une Pléiade exemplaire. Par ses introductions et son appareil critique. Passionnante situation et examen de la réception de Tristes tropiques, « autobiographie intellectuelle » d’un homme alors sans avenir personnel ni professionnel, rappel des débats dans lesquels intervient le « livre dédoublé », charnière entre travaux sur la parenté et tétralogie sur les mythes, Le totemisme aujourd’hui et La pensée sauvage, dédié à Merleau-Ponty puis histoire chaotique de sa traduction anglaise. Une Pléiade qui devrait faire relire l’auteur sous un nouvel éclairage : je songe entre autres aux chapitres premier et dernier de Tristes tropiques : l’exil d’un ambassadeur de la culture française devenu « gibier de camp de concentration », son retour dans le monde des civilisations mondialisées et de la décolonisation en cours (« Nous ne nous rendons pas compte que l’univers ne se compose plus des objets dont nous parlons »). En ces temps de « littérature de voyage » et de « ministère de l’identité nationale »…

 

Hubert Lucot : Recadrages
POL
318 p 18 E, ISBN 978-2-84682-244-2
Lucot, HL. Rencontre avec Didier Garcia
Argol
243 p, 25 E, ISBN 978-2-915978-22-5

A l’heure de l’autofiction, Hubert Lucot ou celui qui empèche le « pacte autobiographique » de pacter en rond (comme jadis Michel Leiris, Georges Perec ou Renaud Camus). Le grand auto-bio-graphe, ou plutôt graphe-bio-auto : Lucot est l’auteur du Grand Graphe en 1970-1971 (édité en 1990 chez Tristram), rhizome littéraire parfait. Né en 1935, ancien rédacteur en chef de l’Encyclopédie Quillet (1963-1970), il ne publie son premier livre qu’à quarante-cinq ans, Autobiogre d’AM 75, inaugurant une entreprise sans équivalent dont tous ses livres participent (à très peu d’exceptions : Le voleur d’orgasmes en 1998, ou Le centre de la France en 2005 – un peu son Belle du Seigneur). Recadrages donc : « des préoccupations logiques s’incarnent dans des sites vaguement liés à la mort du père (…) une fois encore je vais par les rues virtuelles ou réelles, je reprends mes clichés agrandis ou réduits, retouchés ». Site : le mot dit bien le mixte d’espace et de temps qui caractérise « l’art de la mémoire » de l’écrivain. « Ce rectangle de sable menu dans l’immensité de la plage, à 50 mètres sous l’imposant immeuble qui donna son image au Grand Hotel de Balbec lu par l’adolescent h.l. est un monument temporel né en 1930, voire avant ».

Si la façon, la phrase, de Lucot sont héritières à la fois de Stendhal (Henry Brulard) et de Joyce (Ulysses), des épiphanies en spirales qui sont des coupes de temps, sa matière vient du XIXe siècle français, de son roman : « balzacien », bourgeois (le XVIè des origines, le sanatorium alpin de la rencontre avec A.M., le sexe, les plages de Royan, les voyages, Granville, le quartier Saint-Antoine… pages magnifiques au passage sur les dynasties croisées, sur Hallier l’ami disparu, sur la Sagan « de ses vingt ans » lors de sa mort). A rebours, le volume d’entretiens avec un critique du Matricule des Anges qui paraît chez Argol, déroule à la manière classique de l’autobiographie (chronologique et thématique) la vie de l’auteur – de Soulac 1934 à la Bastille 2008 : la peinture (Cézanne et Bram Van Velde), le cinéma (métier du père, Welles et Ophuls), Anne-Marie, la politique. De nombreux documents (outre les photos classiques dans ce genre d’ouvrage, des lettres de la vie littéraire, reçues ou envoyées) font de ce livre une ecellente introduction (la première) à l’un des plus indispensables écrivains d’aujourd’hui.

 

Jean-Patrick Manchette : Journal 1966-1974
Edité et présenté par Doug Headline
Gallimard
642 p, E, ISBN
Temps noir n° 11 : Jean-Patrick Manchette
224 p, 15 E, ISBN 978-2-910686-49-9
Joseph K

A coup sûr, une des rares parutions essentielles dans le tsunami éditorial des célébrations de Mai 68. Avec dix romans en dix ans (1971-1982), réunis desormais en un gros Quarto, Jean-Patrick Manchette (1942-1985) hissa « le drapeau rouge sur la Série Noire » (Jean-Louis de Rambures) et changea le cours de la littérature française, pas seulement du « polar ». Ce premier tome du Journal nous introduit littéralement dans la peau de Jean-Patrick Manchette (avant Manchette) : Entre Hegel (lectures) et Max Pecas (un travail alimentaire, de forçat précaire, dans « l’industrie de la culture » qu’au total il préfère à la modernité consacrée : pages très violentes contre Pasolini ou Robbe-Grillet entre autres). Comme Brecht dans le sien, Manchette, au départ inspiré par l’Internationale Situationniste, colle dans son journal les coupures de presse sur « le travail du négatif ». A l’arrivée, un livre deux fois historique, archéologique presque : on y assiste à la genèse de quelque chose (le renouveau du « polar » français) qui en 2008 est peut-être fini (la Noire est passée dans la Blanche et s’est autodissoute au terme d’un cinquantenaire de plusieurs années) – c’est sûrement la S.F. (Manchette en lit beaucoup) la grande littérature naturaliste et subversive d’aujourd’hui (au temps du « polar » -médicament, Fred Vargas dixit – célébré à longueur d’ondes et de colonnes)

A la genèse d’« un auteur hors Série » dit justement Cécile de Bary. La dernière livraison de l’excellente revue Temps noir (le premier depuis Polar en 1997, et après trois essais) est pour moitié issue d’un colloque qui s’est tenu à la Bilipo le 9 février dernier. Pour la première fois, le théoricien du genre est pris en compte autant que le romancier (dans ses Chroniques (1977-1995), on le voit s’inventer une théorie (Notes de 1982 sur l’usage du stéréotype chez Donald Westlake) et remonter en deça vers Flaubert, Arno Schmidt et Dada) ; dans Noces d’or, le volume collectif publié en 1995 pour le cinquantenaire de la Série Noire, on le vit mettre en scène des révolutionnaires sur le retour qui doivent réactiver le « code Stéphane » (Mallarmé). Manchette contre Manchette. Naissance dans Temps noir de la « manchettologie » (Natacha Levet, Anissa Belhadjin). Laquelle doit caboter entre deux écueils : le réassigner à la Série (Serge Quadruppani), le métamorphoser en « grantécrivain » inoffensif pour l’université. La revue publie également des photographies (Malakoff, des objets, des portraits), quatre entretiens (1973, 1997, 1980, 1982) et des inédits (1968 : Mesaventures et décomposition de la Compagnie de la Danse de Mort, 1977 : Safari). Un regret : s’il y a une bibliographie complète (Manchette nègre), ses traductions, elles (Robert Littell, Ross Thomas), restent toujours non examinées. A signaler aussi que dans son n° 95 le Matricule des anges (juillet-aout 2008) consacre un dossier à Manchette, le dernier des indépendants

 

Catherine Millet : Jour de souffrance
Flammarion
268 p, 20 E, ISBN 978-2-0806-8905
La revue littéraire
n° 36, automne 2008
Leo Sheer
480 p, 15 E, ISSN 17656-9693, ISBN 978-2-7561-0107-1

Jour de souffrance est la suite de La vie sexuelle de Catherine M de la fondatrice et directrice d’art-press, son envers… sa genèse et son jumeau. Je rappelle ce livre unique (2001, traduit en quarante-cinq langues) : une femme témoigne, via l’écriture, de sa jouissance, qu' »on ne sait pas ce que peut un corps » (Spinoza – le « temps suspendu des baiseurs » comme durée – ou le Sade de Juliette,  » bloc d’abime » à l’horizon), à rebours d’un art érotique qui se pourrait partager, une expérience esthétique qui se peut juste communiquer, d’ailleurs reliée par l’auteur à l’art moderne et contemporain dont elle s’occupe (« Millet tre » ?). Un « ultimate book » dit-elle dans le grand entretien avec Vincent Roy et Florent Georgesco que publie la Revue littéraire en référence aux « ultimate paintings » d’Ad Reinhardt. Jour de souffrance, un « post-ultimate book » donc, la découverte que « la liberté de jouir n’efface rien de l’aliénation d’aimer » (Philippe Forest, art-press), qu’une libertine peut connaître la jalousie. « Jour de souffrance : baie qu’on peut ouvrir sur la propriété d’un voisin à condition de la garnir d’un chassis dormant » dit le Robert en exergue.

Le livre commence par un rappel très beauvoirien des épisodes précédents (enfance pieuse à Bois-Colombes et fuite euphorique vers Paris « un autre monde » avec « Claude ») – étroite « conjonction de l’émancipation sociale et de l’affranchissement sexuel ». Et par la rencontre avec l’écrivain Jacques Henric : « je ne dirai jamais que j’ai reconnu Jacques entre mille ; non il fallait plutôt que j’en connaisse mille pour savoir qu’avec lui (…) ». Jour de souffrance décrit néanmoins trois ans de crise survenue dans les années 90, la jalousie provoquée par la découverte des photos d’une autre femme. Sa puissance est d’être composé comme Catherine M, là encore comme une expérience esthètique (le contraire d’une confidence pour magazine féminin ; de façon significative, l’auteur n’a pas un mot sur les deux livres à elle consacrée par Jacques Henric, avec et après La vie sexuelle). Comme un livre de philosophie singulier, « écrit de l’intérieur d’un corps » : « on ne sait pas ce que peut un corps », la suite… surtout qu’il est au moins deux (« corps habitacle » et « corps relationnel ») et qu’il voyage dans sa tête (les rêves diurnes) et dans l’espace (Sarajevo, Cluj, Timisoara). Au centre l’onanisme. Le livre se clot par une analyse, d’ou « je peux dire que je me suis sauvée » : dans son double sens (fuite aujourd’hui et dans l’enfance, religion), sûrement la phrase centrale (le contraire du « J’ai été flouée » beauvoirien) de cet exercice spirituel d’une lectrice de Bernanos.

 

Pascal Quignard : Boutés
Galilée
98 p, 13,50 E, ISBN 978-2-7186-0774-0

Vers la fin du Mycénien, la légende veut que le méconnu Boutès soit celui qui plonge, anti-Orphée et anti-Ulysse à la fois. « Boutès est à la musique ce qu’Adonis est à la chasse ». Qui cède aux oiseaux à tête de femmes nommés Sirènes. Et un nouveau Petit traité de Pascal Quignard, principalement grec – selon vingt-sept chapitres (d’Homère à Aristote) « Là ou la pensée a peur, la musique pense ». « Qu’est-ce que la musique originaire ? Le désir de se jeter à l’eau ». Schubert est si on veut à Quignard ce qu’Hölderlin est pour Heidegger. Ou Messiaen, ou Scelsi. L’expérience de l’art contre la « reproduction sociale ». « L’archaïque qui-vive interne d’avant la langue ». Ce « dernier petit livre voué à la musique » succède à La leçon de musique (Hachette 1985), à Tous les matins du monde (Gallimard 1991), à La haine de la musique (Calman-Lévy 1996)…

Il est aussi un autoportrait (idéal) de Pascal Quignard qui apparaît en personne au chapitre XVII et dernier : « Je n’ai pas mené la vie de musicien comme j’aurais dû ». 1968 et ses suites, de Levinas à Gallimard, l’ont détourné de l’orgue familial de Verneuil-sur-Avre. D’une autre façon encore : depuis près de quarante ans (L’être du balbutiement date de 1968) et d’encore plus de livres, alternent les Pascal Quignard. Il y en eut au moins deux : le lecteur « qui espérait être lu en 1640 »… puis l’écrivain des Petits traités, qui mêlait les temps, se mit à parler solenellement de choses graves et originelles (Vie secrète, La nuit sexuelle). Boutès les rassemble : les pages finales sur la jeunesse dont je parle, quittent soudain l’auto-biblio-biographie pour s’abimer dans des considérations « originelles » sur le fœtus et l’ontogenèse… Pour pasticher l’un de ses plus beaux titres (l’écrivain visait alors Maurice Blanchot), ce petit volume nous place au cœur d’une « gène technique à l’égard de Quignard »…

 

Les temps modernes avril-juin 2008. N° 549
368p, ISSN 0040-3075
Etudes sartriennes
n° 12 : Sartre inédit
Ousia
288 p, ISBN 978-2-87060-137-2

« Le reportage enseveli » écrit Claude Lanzmann pour introduire Ouragan sur le sucre qui constitue l’essentiel de la dernière livraison de la revue de Sartre devenue la sienne : « La relation de Sartre à Cuba a longtemps été prise pour paradigme des fameuses « erreurs » dudit, même et surtout par ceux qui en ignoraient tout » (la rupture intervint en 1971 lors de l’affaire Padilla). Sartre et Beauvoir séjournèrent à Cuba du 22 février au 20 mars 1960 à l’invitation de Carlos Franqui, un premier séjour décevant après un voyage en Haiti en 1949. C’est Sartre qui fit le choix de France-Soir. Seize articles paraissent du 28 juin au 15 juillet. Qui racontent l’île et Castro au pouvoir depuis quatorze mois. Quarante-huit heures avec Fidel véritable héros philosophique. Après ces articles, un « appendice » d’une petite centaine de pages, le début d’un livre abandonné sur Cuba. Castro y est comparé à Saint-Jean de la Croix… On peut y lire un Sartre en roue libre qui teste les thèses de la Critique de la raison dialectique et des formules, telle la dernière phrase des Mots (commencés en 1953) sur l’universel singulier. 1960 : quinze ans après la guerre, le philosophe (qui voyage beaucoup) sort de la rupture en 1956 avec les communistes, la Critique de la Raison Dialectique paraît en mai, soit entre le voyage et les articles, en aout il va signer le Manifeste des 121, écrire la préface aux Damnés de la terre (1961)… Autrement dit, Cuba se trouve à l’intersection du combat anticolonial et de la recherche d’un marxisme non soviétique – une « révolution dans la révolution » écrira Régis Debray.

Mais l’intéret immense de ce texte sur les premiers temps d’une révolution n’est pas seulement politique, mais d’écriture. Affaire d’engagement formel (technique-métaphysique, relire Situations 1 et 2), de « politique de la prose » pour reprendre le titre du livre de Denis Hollier sur Sartre : il faut « écrire pour son époque ». « Le reportage fait partie des genres littéraires et il peut devenir l’un des plus importants d’entre eux » (Présentation des Temps Modernes). Qui est en effet ce « je » qui écrit des phrases comme celle-ci : « Un champ de canne à sucre à mon avis, ce n’est pas précisément gai » et qui alterne avec des pages de philosophie ? Cet « auteur » ? « Sartre » qui continue la polémique de La Nausée avec Morand, qui répond à Camus, Aragon, Malraux, ou Hemingway… ? A lire quand de jeunes romanciers, peu philosophes, se préoccupent du « réel » ou du « monde », et à l’heure (été 2008) des « reportages » de B-H L en Ossétie du Sud… (au passage une question : pourquoi cet Ouragan de 220 pages reparait-il en revue, non en livre ? Celui-ci fut à l’époque publié en espagnol et en anglais, plus récemment en italien et en espagnol de nouveau ; d’un autre côté pas dans les Situations comme sur les USA). Simultanément, les savantes Etudes sartriennes publient deux manuscrits inédits : Mai-juin 1789 (de 1950-1951, sur la genèse du Serment du Jeu de Paume) et Liberté-égalité (de 1951, sur la genèse de l’idéologie bourgeoise).

 

Traces du sacré
Sous la direction de Mark Alizart
Editions du Centre Georges Pompidou
440 p, 49,90 E, ISBN
Le sacré, voilà l’ennemi !
Art-press mai juin juillet 2008
P, E, ISBN
Visitations
Editions du Centre Georges Pompidou
176 p, E, ISBN 978-2-84426-363-6

Cette exposition (qui se tint du 7 mai au 11 aout, due à Jean de Loisy et Angela Lampe) fut un événement (comme avait pu l’être, dans un Centre Pompidou sans grande audace, Féminin-masculin en 1995). Au moins pour ce qu’elle aurait pu être… il est temps en effet de penser le siècle moderne autrement que selon les catégories « modernes » greenbergiennes (réflexives). Déjà, une exposition sur Le spirituel dans l’art (abstrait) s’était tenue à Los Angeles en 1986 :. D’autres ici (L’informe et L’empreinte au Centre même). « Dieu est mort » : et après ? Lorsque Nietzsche et Dostoievski l’annoncent, il s’agit du terme d’une mort initiée bien avant. Le titre originel « traces des dieux enfuis » (Hölderlin) eut été meilleur, moins confus (loin de laisser des « traces », le « sacré » n’est-il pas la « trace » de Dieu et de la religion qui leur donnait forme intime et sociale ?). Dans sa préface, Jean de Loisy se réfère à André Malraux (le musée métamorphose l’art ancien et l’art devient le sacré nouveau). Angela Lampe introduit plus directement à l’exposition : les églises en ruines de Friedrich puis le portrait de Nietzsche par Mûnch et les ciels vides de Strindberg – contrecoup de la Révolution Française. Très vite dans les salles, la démonstration se dilue dans l’esthètisme puis, après un passage par « l’art sacré » d’après guerre (le père Couturier), dans la Restauration façon New Age…. Contournant malheureusement l’art des religions sans Dieu (politiques, sexuelles). L’art est juste devenu dépositaire d’un sacré entendu comme religiosité diluée, spiritualité molle, besoin de transcendance, simple élan vers le haut… Exit le sacré au profit du « spirituel »… non exactement kandinskien (Du spirituel dans l’art).

Autonome par rapport à l’exposition, après ces préfaces, le très massif catalogue se veut « une encyclopédie des rapports entre l’art et la spiritualité au XXe siècle ». Assez bonne ici : on pourra se référer longtemps à la masse des notices due à soixante-trois auteurs sur les 350 œuvres de 200 artistes… Plus discutable là : de en plus plus clairement militant en faveur du « réenchantement du monde ». Après les préfaces des commissaires, les trois ensembles chronologiques sont introduits respectivement par Olivier Schefer (le Romantisme allemand, Hölderlin), Yves Cusset (l’après-guerre) et Marc Alizart qui avec Traces du sacrilège. Grandeur et déclin du matérialisme au XXe siècle signe le manifeste d’une Restauration (ces jours-ci le Couvent des Bernardins de Paris s’ouvre à l’art contemporain). Contre l’exposition, Art-press, empruntant son titre à un slogan de 1968 sur les murs de Nanterre, a lancé tout de suite l’assaut frontal : « c’est contre le sacré que parle l’art ». Une anthologie de textes parus dans l’histoire de la revue présentée par Philippe Forest (Klossowski, Muray, Sollers, Girard, Guyotat…). Au centre, le Collège de sociologie, Michel Leiris et Georges Bataille (1948, La religion surréaliste). Le petit volume Visitations, sorti à la fin de l’exposition, regroupe pour sa part, des textes d’intellectuels écrits après une visite au Centre (dont l’anthropologue Philippe Descola qui trouve l’exposition trop chrétienne et le philosophe René Girard qui ne la trouve pas assez catholique).

Liens