Vient de paraître – 2007

V

Brenner, Cayrol, Prince de Ligne, Queneau, Rodin, Berthier (Stendhal), Mongo Beti, Iommi, Beckett, Clerc, LeBris-Rouaud, Michon, Thibaudet

 

Vient de paraître n°28 (mars 2007)

Jacques Brenner : Journal, tome 1. Du coté de chez Gide (1940-1949)
Pauvert
792 p, 35 E, ISSN 9 782720 215155
Journal, tome 5. La cuisine des prix (1980-1993)
Pauvert
752 p, 35 E, ISSN 9 782720 215162

Un étonnant document ethnographique sur La condition littéraire (Bernard Lahire) en France que ce journal. Au choix prodigieux malgré lui ou asphyxiant malgré tout. Jacques Brenner (1922-2001), provincial « monté » des Vosges à Paris (comme Henri Thomas, l’ami avec qui il finira par se brouiller en 1983), aspirant homme de lettres ordinaire devenu employé d’édition parmi d’autres… Jacques Brenner où les Illusions perdues dans la seconde moitié du XXe siècle : l’impression est renforcée de ce que les tomes du Journal publiés en premier sont les deux tomes terminaux de l’entreprise, un et cinq, lesquels correspondent à deux époques du champ littéraire français. En 1940, règne André Gide le fondateur de la NRF. En 1993, gouverne la machine marchande des prix. Dans la première, l’auteur tente d’approcher les contemporains capitaux (« A vingt-trois ans, il vint vivre à Paris ou subsistait encore une société littéraire » écrit-il de lui-même dans le Dictionnaire de Jérôme Garcin), dans la seconde le broie un « second métier » qui est le premier (« Il est le contemporain à qui l’on a dédié le plus grand nombre de poèmes, de romans et d’essais ») : nous sommes dans « la décennie » (François Cusset), alors que la « gauche » passe à droite, a lieu le grand tournant esthétique et sociologique Restauration-Spectacle du champ, la mutation de l’édition vers la domination du marché, le retour de la littérature, après un siècle de domination symbolique de la modernité, aux traditions (un événement qui n’a finalement pas eu lieu condense cela : l’entrée annoncée en 1983 d’Hervé Bazin dans la Pléiade) : Brenner, qui fut de la première équipe des éditions de Minuit, nomme désormais Robbe-Grillet Robbe, et n’a plus aucun rapport avec la littérature vivante depuis longtemps…

« Maintenant je comprends avec le recul que j’ai assisté à la fin d’un monde » (1982). Depuis un tout petit monde : les éditions Grasset, l’intersection de la rue des Saint-Pères et du boulevard Saint-Germain… D’un côté il tente en vain de se faire le héraut de cette réaction (Histoire de la littérature française depuis 1940 en 1978, Tableau de la vie littéraire en France en 1982, réédition des Lumières de Paris en 1983, Mon histoire de la littérature française contemporaine en 1987, articles et émissions à la gloire de Chardonne) porté dans un premier temps par un mouvement plus vaste de revanche (contre les éditions de Minuit) et de ressentiment (ces années sont à la réhabilitation par Raphaël Sorin ou Le tout sur le tout des vaincus de l’histoire littéraire). De l’autre il est l’employé jour et nuit d’une machine éditoriale et médiatique (Le matin de Paris, Les matinées littéraires de France-Culture), juré Renaudot après 1986, aux fourneaux de la « cuisine des prix », commis à rendre les services rendus ; les écrivains (Bernard Frank) l’ignorent, ses patrons (Fasquelle et Berger chez Grasset, Perdriel au Matin) le méprisent… Heureux de la Restauration – il triomphe enfin, détruit par le Spectacle – il n’en profite pas. La tenaille est implacable : le tome cinq est la chronique d’un Enfer social par un homme lucide sur sa lacheté, mais qui n’est ni Balzac ni Flaubert ni Proust ni même les Goncourt (ni Bourdieu ni Sollers) pour y comprendre quoi que ce soit

Seul contrepoids à cette détresse : « d’une façon générale, je préfère les chiens aux hommes ». Ce sont eux, leurs problèmes gastriques, qui assument l’humanité et occupent la moitié des pages : Olaf après « douze ans de vie commune », inhumé à Asnières sous le nom de son maitre, puis Falco né Moustic, pour qui Brenner va même jusqu’à engager un chauffeur. Dans les années 80, Jacques Brenner avait assuré l’édition du journal du critique Mathieu Galey, et l’histoire des censures imposées par l’éditeur constitue à elle un condensé de ce qui est en jeu dans ce Journal… A son tour, on peut se demander s’il n’est pas victime de procèdures comparables (heureusement inverses, l’excès au lieu de la coupe). Patron des éditions Fayard (comme Grasset, membre du groupe Hachette), Claude Durand est le Brenner de Brenner : à l’évidence l’affaire Camus et le refus du Goncourt à Houellebecq lestent sa préface, et l’appareil de notes flirte souvent avec le règlement de comptes (sur Aragon par exemple). On aurait préferer que l’indigène se fasse ethnologue… ce qui aurait rendu cette édition moins illisible à qui n’est pas de la tribu. Illusions perdues disais-je : dommage que ce document pathétique peut-être sans équivalent, plus qu’à la société protectrice des auteurs, semble souvent réservé aux membres de la seule SPA.

 

Jean Cayrol : Oeuvre lazaréenne
Seuil
1032 p, 30 E, ISBN 978-2-02-092595-2

Magnifique idée de réunir en un volume toute « l’œuvre lazaréenne » de Jean Cayrol, né en 1911, déporté à Mathausen en 1942, disparu en 2005. Juste un peu tardive : depuis au moins 1982 (parution d’Il était une fois Jean Cayrol) des revues, d’art-press à Europe, le réclamaient. Flash-back : après 1945, chez les survivants des camps à la loghorrée succède l’aphasie : l’inoui ne peut être entendu. Et peu à peu se met en place une doxa iconoclaste – dans tous les arts, la litterature en est un – qui en Allemagne concerne la poésie, en France le roman : Auschwitz aurait interrompu l’art. Le point de vue inverse (Auschwitz doit au contraire mobiliser tous les procédés) est minoritaire. Dans Lazare parmi nous en 1950, Jean Cayrol est celui qui pense une « troisième voie », à la fois catholique et surréaliste : un « romanesque lazaréen » doit accompagner « la nuit blanche de l’humanité » ouverte par les camps. Imaginé sur le modèle du rêve, à l’intemporel présent, il se soustrait à toutes les alternatives (théologiques) ordinaires (représentation -irreprésentable, témoignage-fiction, avant-après).Le « concentrationnariat » accélère l’art moderne. En 1956, Cayrol signe le texte de Nuit et brouillard d’Alain Resnais. Le gros volume d’aujourd’hui les reprend, avec les romans : Je vivrai l’amour des autres (qui inclut Les premiers jours), La noire, Le feu qui prend, Les corps étrangers. C’est Roland Barthes dans deux textes fondamentaux (Jean Cayrol et ses romans en 1952, La rature en 1964) qui a le mieux parlé de l’homme cayrolien « déporté à toutes les sauces » (Je vivrais l’amour des autres) qui anticipe et excède à la fois les réajustements du roman proposés par Alain Robbe-Grillet après guerre : « (…) l’absence d’anecdote, la disparition du héros au profit d’un personnage anonyme réduit à sa voix ou à son regard, la promotion des objets, le silence affectif, dont on ne sait s’il est pudeur ou insensibilité, le caractère ulysséen de l’œuvre, qui est toujours longue marche d’un homme dans un espace et dans un temps labyrinthiques ». Héritier numéro un (autant que de Queneau) de cette « œuvre lazaréenne » : Georges Perec.

Magnifique idée… catastrophiquement réalisée (comme si un vague « devoir de mémoire » impliquait de bacler un hommage minimal à celui qui fut l’un des fondateurs de la maison) : une couverture mochissime (les yeux de l’auteur ?), la limitation à quatre romans, la répétition de plusieurs pages des mêmes textes, et au lieu de la reprise des textes de Barthes (on peut les lire dans les Œuvres complètes de l’auteur… au Seuil : tome 1 page 141 sq, tome 2 page 592 sq), une préface de Jean-Marc Roberts, qui au nom de la « légitimité du cœur » (il fut découvert par Cayrol l’éditeur) dit « entendre Cayrol » chez Perec, Mauvignier, Toussaint, Guibert, Littell ; et, en guise d’introduction à chaque volume, des extraits d’articles de presse, dus à André Rousseaux, Maurice Nadeau, René Lalou, Philippe Jaccottet, Philippe Sollers. (Une autre solution aurait pu être de reprendre en ouverture de ce volume Il était une fois Jean Cayrol). Au même moment, paraît « Nuit et brouillard », un film dans l’histoire de Sylvie Lindeperg (Odile Jacob). Nous y reviendrons dans Vient de paraître 29.

 

Michel Frizot, Cedric de Vergy : Photo trouvée
Phaidon
320 p, E, ISBN 0-7148-4579-5, ISBN 978-0-7148-4579-1

« Il se prend plus d’un milliard de nouvelles photos par semaine ». Depuis sa « trouvaille » au début du XIXe siècle, son histoire est complexe, les époques se chevauchent : la photographie est devenue un art avec des auteurs puis la photo plasticienne s’est developpé dans un art devenu tout entier photographique. Sur tout cela, je renvoie à la somme récente et décisive d’André Rouillé (Folio Gallimard 2005). Aujourd’hui, alors que la révolution (dans la révolution) numérique ouvre une nouvelle ére, on assiste, au mépris d’un siècle de réflexion, dans les livres et sur les cimaises, au retour académique de la belle photo sans point de vue (sinon celui de Dieu, d’Arthus-Bertrand « vu du ciel » pour le pire à Luc Delahaye pour le moins mauvais), de la rétro-photo humaniste versus de la photo de reportage « extrème » (c’était mieux avant on n’y peut rien) etc…

C’est pourquoi ce petit livre-album est précieux – par contraste. Photo trouvée : une collection de photographies d’amateurs, anonymes, glanées depuis vingt ans au Marché aux puces (on doit pouvoir faire la même chose sur Internet). Par deux regards « chercheurs » : Michel Frizot (maitre d’œuvre d’une importante Nouvelle histoire de la photographie en 1994 – il y faisait déjà place à la photo d’amateur), Cedric de Vergy. Qui font là de la photo sans appareil. Paradoxe de ce volume qui se présente comme une « anthropologie de l’ordinaire » ordonnée en dix-huit mouvements : aucun texte n’accompagne les images, le regard seul. Face au silence des auteurs, une lecture pourrait être ontologique à la manière du Barthes de La chambre claire. Au contraire : au premier abord, ces photos rejoignent l’art contemporain là où ce dernier rejoint l’art moyen ordinaire (on peut songer à Thomas Lelu et à son Eloge de la photo ratée). Famille, vacances, enfance, animal… On y voit l’essence démocratique de la photo (naguère pressentie et redoutée par Baudelaire), son côté Front populaire. Simultanément, les mêmes images sont à l’origine d’un trouble qui est celui de la pornographie. Ou du surréalisme (Man Ray, Bunuel, Boiffard). Un trouble qu’analysent dans les images des auteurs comme Baltrusaitis, Lacan, Didi-Huberman… Une inquiétante étrangeté en émane, aux antipodes des congés payés. Surexposition, envahissement de l’image, dédoublement, décentrement de la figure humaine, très gros plan (des mécanismes que favorise aujourd’hui le numérique), chiens démesurés, ombres, jumeaux, corps sans tête, mains sans corps, architectures de lumière… Ce qui nous regarde dans ce que nous voyons : « Le propre de l’homme » disent les auteurs : « la rencontre de nos intentions avec tout ce qui les déborde ». Autrement dit, l’appareil même de la photo (l’inconscient ?) ou la photo dans le plus simple appareil.

 

Charles-Joseph, prince de Ligne : Œuvres
Edition établie et présentée par Roland Mortier
I Le prince de Ligne par lui-même. Contes immoraux
II Correspondance. Mes écarts
III Critique historique. Jardins. Sur le théatre. Varia
Editions Complexe
406, 350 et 462 p, E, ISBN 2-8048-0089-X, 2-8048-0090-3, 2-8048-0091-1, 9 782804 800895

Le prince de Ligne (1735-1814) : écrivain (au nom d’écrivain), il publie sous son nom à compter de 1794 et Mme de Stael qui l’admirait compose une première anthologie de ses Lettres et pensées, extraits des trente-sept volumes de l’œuvre, en 1809. Il reste aujourd’hui encore un « écrivain pour écrivain » qui retient aussi bien Philippe Sollers que Florence Delay, Chantal Thomas qu’Alvaro Mutis (Les aventures de Maqroll le Gabier): « Le XVIIIe siècle incarné » disait Paul Morand en 1964. L’aristocratie intellectuelle de l’aristocratie tout court, dans une Europe qui parle français (« peut-être le seul étranger qui dans le genre français soit devenu modèle et non imitateur ») : « J’ai éprouvé des choses agréables de plusieurs pays ; j’ai six ou sept patries ». « Je me suis bien trouvé d’être allemand en France, presque Français en Autriche et Wallon à l’armée ». D’abord soldat, sa vie s’écoule entre son château de Beloeil en Belgique, et la cour de Vienne ; entre les deux toute l’Europe de l’Oural à l’Atlantique, la Russie de Catherine II, la Pologne avant les partages, le Paris des Louis XV et XVI. Elle s’achève à Toeplitz en Bohème (il y accueille entre autres Casanova dont il a nous laissé un portrait sous le nom d’Avanturos). Guerre, amour, écriture – les trois croisent leurs dentelles dans une Europe d’opérette qui peut faire penser à Candide. Ancien régime de la sensibilité, cosmopolitisme sublime. Jamais ce contemporain de la Révolution Française et du jeune Hegel ne semble effleuré par le « négatif » : « Je ne regrette rien, je ne me repends de rien, je jouis de tout ». A le lire, je ne vois qu’une comparaison : l’allégresse du (et de) Marie-Antoinette de Sophia Coppola (2006)

Le premier volume de ces Œuvres est consacré à ce que je nommerai l’auto-bio-graphie : Fragments de l’histoire de ma vie. Quarante-sept cahiers écrits en zig-zag au lit le matin (régle : ne jamais se relire), de l’incertitude de la date de naissance, et de la sureté des premiers souvenirs amoureux, à la retraite du vieil homme, une liste le plus souvent, voire une litanie des lieux traversés, des femmes aimées (« j’ai toujours été aimé des vieilles femmes »), des célébrités rencontrées dont Napoléon et Catherine II, des cadeaux reçus ou donnés. Autrement dit l’exact contraire (pensé comme tel par l’interressé) des Confessions (en 1770, le Prince a rencontré Jean-Jacques, le récit de la rencontre figure dans le tome trois), Henri Brulard déjà, pour la chasse au bonheur, la profondeur en moins… : « Lorsque le peuple valait la peine qu’on s’occupat de lui je m’étais donné la peine de m’en faire aimer, entre autres moyens par celui des bals que je donnais dans mon jardin ». Les contes immoraux en sont des épisodes amoureux détachés. Son art d’aimer est également subtil et sans gravité – Ligne le débauché « plus jeune à présent » qui désormais « préfère le genre Caton au genre catin », ne comprend pas Laclos (en passant, pourquoi L’anglaise à Mons n’est-elle pas ici ?. De façon générale, on comprend mal les choix de cette édition). Mes écarts ou ma tête en liberté occupe l’essentiel du tome II : le titre magnifique recouvre des fragments moraux un peu indigestes aujourd’hui (le coté Caton ?). Dans le tome III, on retrouve parmi d’autres écrits jardiniers le célèbrissime Coup d’œil sur Beloeil. Et des Varia : parmi ceux-ci, deux Mémoires sur les juifs et sur les égyptiens (les tziganes). Antagonistes : des juifs (« Ils n’ont jamais été à la mode depuis que Dieu les a abandonné »), le Prince de Ligne philosémite informé, fait un des plus étonnants portrait qui se puisse lire, des ghettos d’Europe Centrale à ce qui sera le… projet sioniste. En revanche il connaît moins les tziganes et ne les comprend pas.

 

Raymond Queneau : Romans, tome II
(Œuvres complètes III)

Edition publiée sous la direction d’Henri Godard
Pléiade
Gallimard
1888 p, 67 E, ISBN, ISSN

Ce volume de la Pléiade, tome 2 des Romans, tome 3 des Œuvres Complètes, devrait permettre enfin de mesurer la puissance novatrice du Raymond Queneau d’après-guerre, immense, mais paradoxalement occultée par sa popularité (le cabaret, les frères Jacques à la Rose Rouge où Massin et Carelman l’illustrant en 1963), surtout par lui-même, dissimulant « l’art » sous la « rigolade » (donnant les « batons, chiffres et lettres » pour se faire ignorer, s’installant dans le malentendu du « langage parlé »… ?). Exercices de style pour commencer, qui vont de la guerre à l’Oulipo : de 1942 jusqu’à 1949, Queneau remet sans cesse sur le métier ses variations sur l’autobus ligne S et le bouton de pardessus – (on en trouve ici d’inédits prises aux Parerga de l’auteur). On doit pouvoir les lire dans trois directions (au moins) : immédiatement après la table rase de la guerre, comme un passage en revue de tous les possibles (linguistiques, rhétoriques, narratologiques etc) du champ. Des écritures disponibles dira Barthes en 1953 (Le degré zéro de l’écriture) à l’opposé du style (qui chez « RQ » est de mélancolie drôle). Et l’une d’elles à la fois. « Avant d’écrire, l’écrivain choisit, autant que possible, la langue dans laquelle il va rédiger ce qui lui semble nécessaire d’être dit. Le problème paraît simple, il ne l’est pas tellement » (Ecrit en 1955). Les Exercices sont également le premier manifeste (je renvoie à Michel Deguy : Choses de la poésie et affaire culturelle) de la littérature « à l’ère de la reproductibilité technique » qui sera au fondement de l’Oulipo (1960). Aux antipodes de Jean Cayrol et du Nouveau Roman façon Robbe-Grillet, Queneau, qui s’est construit contre le moderne surréalisme, pense la littérature, dans un geste analogue à celui de Marcel Duchamp entre 1912 et 1919 – comme un art contemporain qui va renouer avec l’art ancien. Première impulsion confessée de ces Exercices : l’Art de la fugue de Bach, entendu dans les années 30 salle Pleyel en compagnie de Michel Leiris.

Un art contemporain opposé autant à la copie d’ancien qu’à la modernité. Et populaire : « Comme l’a bien dit Lautréamont, la poésie doit être faite par tous non par un » (mode d’emploi des 100 000 milliards de poèmes, 1960). Nombre des 99 exercices empruntent d’ailleurs au registre « populaire ». Troisième direction (politique) de lecture : avec Pierrot mon ami (volume I), on le sait, Loin de Rueil et Le dimanche de la vie (ici repris) constituent une trilogie de la « fin de l’histoire » selon Alexandre Kojève (le philosophe hegelien édité par Queneau, qu’il adoube en retour dans un article de Critique) qui met en scène une humanité transanimale sans désirs ni passions, que Kojève voit incarnée aux USA puis au Japon. Les choses valent également pour l’autre foyer de cette Pléiade : Zazie dans le métro, son métro fermé, son tonton Gabriel et son perroquet Laverdure. Démocratie terminale de Zazie – et ce bien au-delà de la langue – ? Le plus populaire des livres de Queneau pourrait être le plus complexe, le plus feuilleté. Au passage, c’est Roland Barthes (Zazie et la littérature in Essais critiques) qui a le mieux parlé du « corps-à-corps » de l’auteur avec la littérature, du « un roman bien fait » que double « un néant insidieux » : « Les points de déception sont ceux-là même qui faisaient la gloire de la rhétorique traditionnelle ». « Il assume le masque littéraire mais en même temps il le montre du doigt ». Barthes plus qu’Henri Godard, maitre d’œuvre de cette Pléiade, qui ne convaint pas en voyant en Raymond Queneau le triomphe de la « fiction » (je renvoie à son Roman modes d’emploi recensé dans V de P 27). Queneau est plus énorme que ne le croit son préfacier dans La Pléiade… Vertigineux…

 

Les temps modernes, n° 641, novembre-décembre 2006
240 p, 18 E, ISSN 0020-3075

Très très riche dernière livraison de la revue fondée par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, dirigée aujourd’hui par Claude Lanzmann. Au centre un dossier Walter Benjamin (trois études qui comparent : Benjamin et Gershom Scholem, l’ami, Benjamin et Bruno Schulz, Berlin et Drohobycz, Benjamin et Eric Auerbach exilé lui à Istambul). Surtout, inédites en français, bien que la plus longue soit écrite dans cette langue, présentées par Marc Sagnol, deux lettres de février et mars 1940 (adressées à Max Horkheimer à l’Institut de Recherches Sociales de New York). Dans la seconde, Sur la situation littéraire française, il recense en situation (1940) les livres de Ramuz (Paris), Leiris (L’âge d’homme), Bachelard (Lautréamont), Eugène Dabit (Journal), Jules Romains (Vorge contre Quinette), et Georges Salles (Le regard). Un ensemble sur l’autobiographie chez Sartre. Une étude de Francine Kaufman André Scharz-Bart, la lumière d’une étoile morte (à l’heure des Bienveillantes, et alors que Schwarz-Bart est mort le 30 septembre 2006) rappelle l’histoire du Dernier des justes, prix Goncourt 1959. Enfin, en ouverture du numéro, un ensemble de textes en soutien à Robert Redeker professeur de philosophie membre du comité de rédaction et victime d’une fatwa imbécile et criminelle, lancée fin 2006 sur Internet suite à un papier sur l’Islam paru dans Le Figaro. On lira avec immense interet la republication de la magnifique auto-socio-analyse de Redeker Le compagnon inattendu initialement parue dans la revue en 1996 : « les professeurs de lettres (…) ont fait ce qu’ils ont pu, les pauvres, pour me sauver, moi qui faisait tout pour ne pas être sauvable » (d’autant plus surprenante et paradoxale que l’auteur est coutumier d’une posture très académiquement hostile aux sciences humaines)

 

Dominique Viéville (dir) : Rodin Les figures d’Eros, dessins et aquarelles 1890-1917
Editions du Musée Rodin
240 p, 39 E, ISBN 10 : 2-9014-2896-7, ISBN 13 : 978-2-901428-96-1
Philippe Sollers : Fleurs
Hermann
124 p, 23,50 E, ISBN 2 7056 6593 5, 9 782705 665937

On retrouve dans ce catalogue les 172 dessins de l’exposition -un choix parmi les 9000 connus, dont 7000 appartiennent au Musée Rodin – sortis des ateliers de la rue de l’Université ou de Meudon. Chez Rodin (1840-1917) la pratique du dessin est d’abord liée à la sculpture, avant 1890, ou à l’illustration (Enfer de Dante, Les fleurs du mal, Le jardin des supplices), avant de devenir autonome et de nécessiter des modèles vivants (la liste se trouve dans les carnets de l’artiste, ici commentés par Helène Pinet ; en 1912, il va jusqu’à engager l’acrobatique Alda Moreno de l’Opera Comique). Et après 1899, les dessins sont exposés pour eux-même (en 1900 à l’Alma, en 1907 à la galerie Bernheim jeune), les érotiques pour la première fois en 1917. Autrement dit s’il y a des sculptures érotiques (et lesquelles : Iris, Femme accroupie, Baigneuse accroupie), le dessin qui prend de plus en plus d’importance semble lié au féminin : à la dissolution de la sculpture-érection dans l’énigme du féminin.

Il n’y presque jamais d’homme dans les dessins de Rodin (les étreintes sont saphiques). « (Une femme) tourne sur elle-même en cent attitudes, toujours autour du pivot central de son sexe mis en évidence avec une fantastique monotonie qui effraie » écrit le poète galois Arthur Symons visiteur de l’atelier. Rodin ne regarde pas la feuille, multiplie les points de vue, suscite des poses inattendues comme la main qui masturbe et passe sous la cuisse. La femme qui jouit est souvent acéphale, son sexe se dilue dans la couleur, rouge ou ocre ou se brouille sous la gomme, les deux voies, les deux formes de l’informe. Comme chez le Courbet de L’origine du monde, comme dans les photos de bordel de Belloc, le sexe est devenu le lieu de la vérité, celui des femmes, et la jouissance féminine le sujet unique du « priapatrarche » (le mot est de Claudel) : qu’on songe au même moment à Proust avec les jeunes filles, à Apollinaire rêvant Madeleine, à Colette en Claudine… à Freud fasciné par l’hystérie. A Degas, à Klimt… Et on connaît la suite : Picasso, Bellmer etc… Et les deux femmes Irène (Aragon) – Edwarda (Bataille) qui vont faire tourner la tête du siècle (matérialisme versus effroi divin). Une suite aujourd’hui interrompue par « l’impératif pornographique »

On connaît l’Iris de Rodin (1895), acéphale, jambes écartées, messagère des dieux. Philippe Sollers, auteur en 1987 avec Alain Kirili d’un Rodin dessins érotiques chez Gallimard, la rappelle dans Fleurs, le grand roman de l’érotisme floral. Un petit livre de variations et de citations (méthode Debord) autour de planches du botaniste Gérard Van Spendonck (1746-1822). A l’ombre des jeunes fleurs en filles si l’on veut : « Mignonne allons voir si la rose »… Dante et Béatrice, Les Fleurs du mal, le « faire catleya » de Proust, Joyce et Molly, les bouquets de Colette, le mimosa de Ponge, le genet de Genet… micro-lectures, souvent prévisibles, mais des surprises : un curieux commentaire du Roman de la Rose, l’évitement de Rrose Sélavy, de Violette Nozières et de la « femme au sexe de glaieul » d’André Breton… Moins attendus en revanche : La Bruyère, Voltaire, Beckett… Ce petit livre, qu’on peut lire aussi comme un manifeste contre la religion porno contemporaine, se clot (s’ouvre) sur Manet et… Sollers (Les folies françaises). « La rose est sans pourquoi »

 

Vient de paraître n°29 (juin 2007)

Philippe Berthier : Stendhal en miroir. Histoire du stendhalisme en France (1842-2004)
Champion
330 p, E, ISBN 978-2-7453-1480-2
Jacques Dubois : Stendhal une sociologie romanesque
La découverte
252 p, 23 E, ISBN 978-2-7071-5089-9

Stendhal, « miroir le long du chemin » de la littérature française (sur tous les plateaux de télévision, début 2007, Dominique Fernandez plaide encore pour Stendhal contre Flaubert). A compter de l’Histoire de la Peinture en Italie, l’auteur n’a cessé d’annoncer qu’il serait lu en 1860, 1880, 1900, 1935… Etrange pari (pascalien ?) qu’on ne saurait réduire à la logique du marché inversé analysée par Pierre Bourdieu. On sait aussi son projet de tombe en forme de carte à jouer – une « outre-tombe » aux antipodes du grand Bé. Le livre de Philippe Berthier, maitre d’œuvre des Romans dans la Pléiade, parcourt (dans la lignée de Léon Blum en 1914), en treize stations -de Louis Crozet à Michel Crouzet – l’histoire posthume d’une œuvre qui n’en finit pas de réfléchir autant que de refléter la littérature (et la politique) française. De se métamorphoser : à sa mort en 1842, Stendhal est plus qu’un écrivain une « figure » et la Chartreuse éclipse le Rouge, le premier biographe est un cousin, Sainte-Beuve est ambivalent… La première renaissance vient de la rue d’Ulm en 1847-49, d’un enseignant Paul Jacquinet qui a Taine pour élève… Bientôt Paul Bourget célèbre le « psychologue ». La seconde advient vers 1888 avec la publication des écrits « autobiographiques », une nouvelle tombe est batie au cimetière Montmartre. Puis c’est le temps des « clubs » et des premières Œuvres complètes… La troisième arrive avec les grands textes de Léautaud, Proust, Gide (sur Armance), Valéry (sur Lucien Leuwen), Thibaudet, Alain, Jean Prévost (en face la haine de Claudel). Après 1945, Aragon, Claude Roy et Beauvoir autant que Giono, Nimier et Gracq… se regardent à leur tour au miroir Stendhal. 1954 voit le début de la grande critique contemporaine (Blin, Richard)… Cette biographie posthume (sans équivalent ?) est le plus heureux des meta-livres, à lire en miroir donc avec l’étonnante biographie (anthume) de Michel Crouzet (1990). On y trouve un portrait de ce dernier comme des deux stendhaliens historiques Henri Martineau et Victor Del Litto.

Philippe Berthier, qui rappelle les grands articles de Jean Starobinski et Gérard Genette (peu d’auteurs incarnent à ce point la question : « qu’est-ce qu’un auteur ? ») distingue le stendhalisme (plutôt l’œuvre, souvent académique à son meilleur) du beylisme (le choix de la vie, un dandysme à qui il arrive d’être « beylant » : voir le Stendhal-club depuis Adolphe Paupe) : « Stendhal c’est moi ». « Sans avoir lu Bourdieu, les fondateurs du Stendhal Club avaient bien compris le fonctionnement de la distinction culturelle ». Coincidence : « lecteur d’aujourd’hui » revendiqué, Jacques Dubois (Pour Albertine, Proust et le sens du social, 1997, Les romanciers du réel, de Balzac à Simenon, 2000) nous propose une version librement bourdieusienne de ce contemporain d’Auguste Comte (le maitre avait élu Flaubert pour héros). Déjà Musset en 1831 le définissait comme « un désenchanteur par excellence ». Dubois passe en revue les romans, de l’homme empéché du premier à la femme libérée du dernier, via les trois grands héros socialement « entre ». Au premier chef « entre érotique et politique » – Dubois rejoint souvent les analyses qu’il ne cite pas de Simone de Beauvoir. Et donne l’impression de s’arréter en chemin. Rien sur les formes… et surtout, s’il note le « paradoxe » de Stendhal (« célébrer une gauche idéale que fascine une droite de rêve »), il n’en rend pas compte en raison. « Qui a créé Stendhal ? » – son porte-à-faux sous la Restauration : en 1892, Emile Faguet voyait en lui un « déplacé ». Et Philippe Muray en 1984 notait : « (…) en plein 19è une exception dixhuitiémiste imprévue (…) Univers parallèle, couloir spatiotemporel independant ». Autrement dit : comment Stendhal est-il possible ? A la « sociologie romanesque », manque la « sociologie du romancier » (fort peu beyliste, Dubois ignore Henri Brulard) – pourtant indispensable pour comprendre son si singulier pari…

 

Mongo Beti : Le rebelle tome 1
Textes réunis et présentés par André Djiffack. Préface de Boniface Mongo-Mboussa
Gallimard
410 p, 22 E, ISBN 978-2-07-078225-3

Au Salon du Livre 2006, trois mois avant l’ouverture du Musée du Quai Branly, était célébrée la « francofffonie » (sic) – comme le signe orthographique d’un malaise (il y a sûrement un spectre large des francophonies, qui peuvent être ex-coloniales, migrantes ou électives, la créolisation traverse peut-être les langues). « Concept extrèmement controversé » écrivait déjà Mongo Beti en 1989 dans son Dictionnaire de la négritude (L’Harmattan). Dans Le monde du 16 mars dernier, la controverse revenait via le manifeste de 44 écrivains « pour une « littérature-monde » en français » (annonçant un volume de Michel Le Bris et Jean Rouaud à paraître fin mai) – pourfendant assez confusément francophonie et formalisme… Autre versant du retour du « réel » dans les débats littéraires… Ce contexte rend encore plus opportun la parution du premier de trois volumes (le dernier est annoncé pour janvier 2008) des essais de Mongo Beti (1932-2001), écrivain camerounais (douze romans) qui vécut en France de 1951 à 1991. D’abord collaborateur de Présence africaine, puis fondateur de Peuples noirs peuples africains (1978-1991). Témoin d’une époque récente de la « Françafrique » (Il publie en 1972 chez Maspero Main basse sur le Cameroun, aussitôt interdit, aujourd’hui réédité à la Découverte).

Si ce livre est magnifique, c’est qu’il choisit toujours ce qui fâche plutôt que ce qui cache : la négritude césairienne contre sa version senghorienne (je renvoie là encore au Dictionnaire de la négritude), la fidelité à Ruben Um Nyobe, leader independantiste assassiné en 1958 : Remember Ruben s’intitule un des romans de l’auteur. Deux cibles constantes chez ce professeur agrégé de lettres (au lycée Corneille à Rouen) que deux noms condensent : Robert Cornevin, l’administrateur colonial devenu universitaire. Camara Laye, auteur de L’enfant noir, le bon nègre écrivain (à rebours, il se veut l’héritier de Richard Wright, Black boy, et admire les anglophones tel Chinua Achebe : « Londres ne croit qu’au commerce, Paris qu’à la force »). Une obsession, la lutte contre la « tradition » telle que l’ethnologie coloniale la constitue, telle que l’ethophilosophie du père Tempels la relaie : « (…) l’idée que, dans la vie quotidienne, la première préoccupation des Africains est de protéger leurs traditions (…) est un mythe de Blanc, de colonisateur ». Acmé de ce volume : Choses vues au festival des arts africains de Berlin-Ouest de 1979, un reportage rare sur les coulisses d’une manifestation culturelle, des portraits en situation des écrivains « francophones » (Laye, Kourouma). Un livre d’une radicalité, d’une énergie intactes. André Djiffack l’éditeur est professeur dans l’Orégon. « Remember Mongo Beti »

 

Le débat 144, mars-avril 2007
Gallimard
192 p, 16 E, ISSN 0246-2346

Ceux qui eurent la chance d’assister à l’Ecole Normale Supérieure le 24 avril dernier à la rencontre avec Jonathan Littell ont pu s’en rendre compte : Les bienveillantes (voir notre recension dans Vient de paraître 27) constitue à coup sur un événement qui excède la littérature ou plutot qui lui rend sa mesure. Comparable au Dernier des justes d’André Schwarz-Bart, prix Goncourt lui aussi, en 1959. Qui devrait quitter la polémique médiatique et théologique pour le polemos (de ce point de vue, le tournant de Claude Lanzmann est passionnant, plutôt contre puis franchement pour). Autour de l’auteur, Rony Brauman comme lui professionnel de l’humanitaire, co-auteur avec Eyal Sivan, d’Un spécialiste, adaptation du livre d’Arendt sur le procès Eichman et Julia Kristeva en psychanalyste, intervinrent sur le fond du roman – le chapitre Air : la maison de la sœur, l’inceste, le devenir-femme de Max Aue, le vrai cœur du livre. Ce soir là, Littell répondit en spinoziste light ou freudien strict, aux antipodes de toute théologie du Mal, analysant le double fond de son personnage : « l’enfance c’est le fondement de la cruauté ». « Une grande partie de la fonction de Max Aue est de servir de regard sur les autres ».

« Vous écrivez les souvenirs d’un personnage qui intègre lui-même l’histoire qui a été écrite sur cette expérience ». La genèse de cette étrange position d’énonciation (entre Hegel et Google, disais-je) fait l’interet exceptionnel de cette livraison de printemps du Débat (d’ou je tire les citations) : deux dialogues s’y font face, avec l’écrivain Richard Millet son éditeur, surtout avec Pierre Nora l’historien des Lieux de mémoire. Deux côtés, litterature, histoire. A Millet, Littell parle de sa fréquentation de la guerre, de son peu de gout pour l’idée de littérature nationale, de ses lecture de Beckett le « narratif » et du couple Bataille-Blanchot (« je ne lisais presque que Bataille à Sarajevo ») – il rend à ces auteurs, victimes de tant de mimétisme, leur « valeur d’usage » -, de la découpe musicale du livre. A Nora qui salue le « bond intuitif » du romancier : de son « identité russe » réinventée, de la guerre qui inclut la Shoah, de sa spécificité, de la place de ce livre dans l’historiographie de celle-ci qui commence avec Raul Hillberg. Deux essais symétriques suivent, de Florence Mercier-Leca (sur Eschyle et la tragédie grecque) et de Georges Nivat (sur les classiques russes : Dostoievski, Grossman, Soljenitsine). Au même sommaire, une série d’articles signés Eric Hobsbawn, Richard Marienstras, Dominique Schnapper sur l’identité juive diasporique.

 

Devenirs du roman
Naive-Inculte
360 p, 20 E, ISBN 978-2-35021-078-0
Philippe Forest : Le roman le réel et autres essais. Allaphbed 3
312 p, 20 E, ISBN 978-2-35018-038-0
Cécile Defaut
Joy Sorman : Du bruit
Gallimard
156 p, 12, 50 E, ISBN 978-2-07-077971-0

Il y a de nouveau des débats sur le roman (et comme en politique, une nouvelle reconfiguration des forces)… après des années de Restauration-Spectacle (1983-1998). Michel Houellebecq (tout autrement Jonathan Littell, voir ici même) semblent avoir périmé autant la « copie d’ancien » que les simples nouveautés « formelles ». On a pu lire ces derniers mois des essais de Dominique Fernandez, Jacques Rancière, Bernard Pingaud… A la Villa Gillet de Lyon, du 30 mai au 3 juin, « 80 écrivains et critiques du monde entier » vont participer aux « Assises internationales du roman » sur la thème : « Roman et réalité ». Au cœur en effet de ces débats le « réel » : lequel se dit en au moins trois sens, deux plus un – un Littell (un Capote) réunissent les trois. Ici le « référent », le monde (hors langage), là le monde contemporain, les deux se confondent ou non (je pense au titre de Jacques Dubois Les romanciers du réel). Voire le monde extérieur (hors frontières, l’« outre-France », la « périphérie » : Le monde des livres du 16 mars dernier publiait un manifeste « pour une littérature-monde en français » annonçant un livre collectif sous la direction de Jean Rouaud et Michel Le Bris fin mai.

Devenirs du roman : sous ce titre (deleuzien ?) la revue Inculte – dix numéros en deux ans, elle regroupe cinq écrivains de trente ans (Begaudeau, Bertina, Larnaudie, Rohe, Sorman) – a réuni vingt-sept auteurs, une « constellation de singularités ». Dont Audéguy, Pagès, Senges, Gailliot… le théoricien William Marx, les (déjà) grands ainés Lucot, Chevillard, Volodine, Forest. Merveilleux texte ironique de Bégaudeau sur l’engagement ; pour le reste on peut s’interroger si une certaine ritournelle anti-Kundera du numéro ne dissimule pas une certaine amnésie (inculture ?) – marche du cheval de l’évolution littéraire… Car tout de même, question « réel » « je me souviens » de Stendhal, Flaubert, Zola, du débat Brecht-Lukacs, des Formalistes russes, de Céline ou Malraux, du Sartre de Situations 1 et 2, du Nouveau Roman qui se voulait plus réaliste que le réalisme, du Perec de LG et du post-scriptum de La disparition, de Manchette etc etc… Assez décevants d’ailleurs au regard de cette relative (absence) de réflexion, les travaux pratiques très journalistiques publiés par les mêmes : Une année en France, un livre « à six jambes » (Begaudeau, Bertina, Rohe) sous-titré référendum / banlieues / CPE (Gallimard, 172 p, 7,50 E, ISBN 978-2-07-078370-0). Encore plus le numéro d’Inculte sur la campagne présidentielle (Changer tranquillement la France de toutes nos forces c’est possible, ISBN, 224 p, 9 E, 978-2-915453-96-6) à l’esprit lourdement chansonnier (alors que de Bernard Frank et Philippe Muray, à Philippe Lançon ou Mathieu Lindon via Philippe Sollers, il existe en France de vrais écrivains de la politique)

Ailleurs (et en revanche) un troisième sens du « réel », venu de Bataille et Lacan, est magnifiquement déployé par Philippe Forest (historien de Tel Quel et voyageur dans la littérature du Japon, romancier) dans Devenirs et dans un recueil sur les écrivains (les surréalistes, le Nouveau Roman, Tel Quel) : « le réel est l’impossible, l’impossible est le réel », l’expérience du hors langage dans le langage, désir et deuil (Forest a consacré trois livres à la mort de sa fille Pauline – comme Léopoldine ou Anatole). Dans le prolongement de Forest, on peut se demander si le réel n’est pas propre à chacun, affaire de ce que le premier Barthes nommait « le style » (le corps de l’écrivain). Membre du collectif Inculte, Joy Sorman signe avec Du bruit, un manifeste pour l’énergie sociale-sexuelle-langagière des rappeurs Joey Starr et Kool Shen les « deux types radioactifs » de NTM. « Je me souviens de chaque détail de ce premier concert à Mantes-la-Jolie en mars 1991, de chaque intonation ». C’est ce « flow », cette puissance d’agir, « la voix du réel le soir au fond des cités », « l’origine du désir en nous », qu’elle entend introduire en littérature. « C’est de la science-fiction, ces types » : dans Devenirs du roman, elle relate les premiers jours du président de la République Joey Starr en 2024.

 

Gradhiva 4. nouvelle série
Musée du Quai Branly
136 p, 18 E, ISBN 2-915133-44-1

Une revue peut en cacher une autre (un objet un autre… et l’érudition anthropologique cacher la solution d’une énigme littéraire…). Sous le titre Anthropologie d’un tube des années folles, Jean Jamin et Yannick Seité apportent une pierre (décisive) à l’année Sartre (2005), laquelle manquait cruellement dans le Dictionnaire paru alors chez Champion (je l’y avais en vain cherché). Que savons-nous de Some of these days, leitmotiv « juif-nègre » de La Nausée, sa Sonate de Vinteuil, sa clé de voute, son point de fuite ? Leur problème (d’anthropologue) est apparemment ailleurs : étudier la chanson comme yo-yo de mémoire, point de conversion du social et de l’intime et les passages juifs-nègres qui sont aux origines du jazz – à travers donc l’histoire de cette chanson imprudemment baptisée « rag-time » par Jean-Paul Sartre (Joe Bousquet lui en fit tout de suite la remarque). Composé par le musicien noir Shelton Brooks en 1910, interprétée par la chanteuse Sonia Kalish (1884-1966) juive russe devenue Sophie Tucker en 1911, « négresse blonde » et figure majeure des ambivalentes pratiques « black-face » et « coon-singing », Some of these days devint un « tube » via son enregistrement en 1926 avec le musicien noir Ted Lewis (Jamin et Seité citent des textes de Desnos, Mac Orlan, Cocteau)… Un chant « nègre » donc est interprété par une « juive » grimée en noir… Chez Sartre, qui commet une erreur (mais il s’agit déjà d’une affaire d’inversion), Roquentin est bouleversé par la mélodie d’un « juif » chanté par une « négresse ». « En voilà deux qui sont sauvés : le Juif et la Négresse » s’exclame-il à la dernière page de La Nausée, il va à son tour se mettre à écrire… (ne peut-on repérer là le point d’origine des Reflexions sur la question juive et d’Orphée noir d’après-guerre ?) Au sommaire du même numéro (sorti en février), un dossier sur Le commerce des cultures (autour une rencontre à Montpellier en 2005 avec des artistes venus d’Amazonie)

 

Jean-Paul Iommi-Amunatégui : L’attachement
Denoël
504 p, 25 E, ISBN 978-2-207-25923-8

« (…) travailler avec mystère en vue de plus tard ou de jamais et de temps en temps à envoyer aux vivants sa carte de visite, stances ou sonnet, pour n’être point lapidés d’eux, s’ils le soupçonnaient de savoir qu’ils n’ont pas lieu ». Je ne vois pas de meilleur moyen que ces lignes de la lettre à Verlaine de Mallarmé (omniprésent dans L’attachement : Igitur, Valvins, Anatole, Henri Mondor…) dite « autobiographie », pour faire entrevoir ce qui s’agite dans ce « récit », cet « artefact » comme il se désigne. Composé de fragments -le vers étant « inaccessible » – écrits chaque jour sur l’écran, trois années durant à compter du 15 juin 2000 et adressés à une « belle dame sans merci » – qui déjà a laissé Les Longs oublis (plus classiquement autobiographiques) sans réponse. Livre d’heures et d’ombres, « journal intime » si le mot garde un sens, d’un homme entre « Vinaigriers » et « Charolais » (deux rues : « L’histoire d’un homme qui déménage » aurait fait un bon titre).

« Rien ne structure ma vie, ni famille ni métier ni fortune ni même aujourd’hui une femme » (Sabine l’épouse a choisi de disparaître en 1982, lui laissant deux enfants). De belles passantes passent, des amis se retrouvent, l’auteur puise ses lectures dans les cartons non défaits… on trouve dans L’attachement des amorces d’essais sur Aubrey, Guiraldes, Morand, Drieu, Celan, Ponge, Saint-Simon, Ted Hughes, Bartleby, sur la vie des hommes de lettres (l’auteur a dirigé le supplément littéraire du Matin de Paris puis les éditions Quai Voltaire… avant d’être responsable de Solutions Transports et Logistiques). Au centre nerveux de cet « artefact » de « mélancolie infinie du bord du temps », Rome : Iommi, français d’origine chilienne d’origine italienne, s’y sent « chez lui » dans toute cette antiquité à ciel ouvert : ses obsessions les plus « intimes » semblent d’être d’éclaircir des points de mythologie (Hécate) ou d’histoire du Bas Empire… Première phrase de L’attachement : « Sans doute un temps viendra ou le laboureur avec sa charrue cintrée heurtera des casques vides et des cerveaux rongés ». Comme s’il se guérissait d’Hofmansthal (La lettre de Lord Chandos : l’impossibilité d’écrire) par Chadwick (Le déchiffrement du linéaire B : la victoire sur l’illisible) – les deux volumes les plus lus, les plus offerts. L’attachement ? un livre très rare – de l’espèce des livres sans famille (Leopardi, Pessoa… aujourd’hui Jean-Louis Schefer ou Daniel Oster).

 

Objet Beckett
(sous la direction de Marianne Alphant et Nathalie Léger)
Centre Georges Pompidou, IMEC éditions
128 p, 39,90 E, ISBN 978-2-84426-327-8
Brigitte Le Juez : Beckett avant la lettre
Grasset
132 p, 12,90 E, ISBN 978-2-246-71531-3
Werner Spiess : L’œil, le mot
Bourgois Coll Titre 38
316 p, 8 E, ISBN 978 2 267 01894 3

On attendait « Beckett »… Au terme de l’année du centenaire, l’exposition du Centre Pompidou, sous un désordre alphabétique, rassemble pour affronter l’impossible (exposer un écrivain) toutes les hypothèses d’expositions Beckett possibles : celle qu’aurait pu faire la BNF, celle qu’aurait pu faire le Conservatoire… voire le Musée d’art moderne (Bram Van Velde), etc. Pour pasticher un célèbre hebdomadaire, toutes celles auxquelles nous aurions pu échapper… Quant au livre qui l’accompagne (coiffé d’une curieuse préface de Bruno Racine comme empétré dans cet impossible – où passe… Montherlant), il veut n’être pas un catalogue (aucune information, hors l’excellente chronologie) mais un « objet » beckettien, conçu à partir d’une liste d’« objets » beckettiens (vingt et un : de banc, barque, base, berceuse à poubelle, ravanastron, sac de Winnie, soif et Venus). Et d’autant de dissertations-rédactions par des auteurs français – ou les spécialistes de l’auteur du Dépeupleur sont rares (Pascale Casanova, Raymond Federman). Toute la question est là : y a-t-il des « objets beckettiens » ? Et peut-on à ce point vouloir ignorer l’histoire de Beckett dans le champ littéraire (sa trajectoire, française de Jérôme Lindon au Nobel, si différente selon les pays), ignorer à ce point le monde anglo-saxon (quand l’œuvre est plus que bilingue, entre deux langues, comme l’ont rappelé tant Tom Bishop que Bruno Clément et François Noudelman récemment – je signale à ce propos : Le livre de Sam de Raymond Federman, Al Dante 184 p, 17 E, ISBN 2-84761-133-9 et dans Doubler le cap, essais et entretiens de J-M Coetze Prix Nobel 2003 Seuil 978-2-02-081727-1, trois textes sur Murphy, sur Watt, sur le style de Beckett).

Un « objet » élégant, esthétique, bleu marine et très français donc… Qui assume un certain kitsch (telle la vitrine des « objets » de Madeleine Renaud dans Oh les beaux jours). Une pièce de plus à l’histoire des interprétations (des contresens) qui font l’histoire de la (mal nommée) « réception » de chaque grande œuvre – en lieu et place de la somme espérée sur cinquante ans de lectures dans le monde. A signaler la réédition dans cet « objet » de Dante… Bruno Vico… Joyce publié dans la revue transition en 1929 à propos du « work in progress » de Finnegans wake : « Ici la forme est contenu, le contenu est forme (…) Son écriture n’est pas au sujet de quelque chose ; elle est ce quelque chose même« . Et d’une lettre majeure de 1937 au traducteur allemand Axel Kaun : « Espérons que viendra le temps, Dieu soit loué, il est déjà venu dans certains cercles, où le langage sera utilisé au mieux là où il est malmené avec le plus d’efficacité ». Au même moment, Werner Spiess qui fut directeur du Musée d’art moderne du Centre Pompidou publie, un recueil d’essais sur l’art dont Beckett est le fil : comme le programme d’une autre exposition, alternative. Autre contrepoint, un petit livre très excitant sur les cours de littérature française du jeune Beckett au Trinity Collège de Dublin en 1930-1931 – entre deux séjours parisiens et joyciens-, contemporains de son Proust. D’après les notes d’une étudiante, Miss Rachel Burrows. Repoussoirs : Balzac pour le roman, Corneille pour le théatre. Enthousiasmes en revanche pour le protestant André Gide lecteur de Dostoievski, et le solipsisme de Racine qui a pu écrire « toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien » (préface de Bérénice). Autrement dit (c’est moi qui parle) : si Dieu est mort, que deviennent les formes littéraires ?

 

Vient de paraître n°30 (octobre 2007)

Thomas Clerc : Paris musée du XXIe siècle. Le dixième arrondissement
Gallimard
250 p, 18,50 E, ISBN 978-2-07-078485-1

Spécialiste des « écrits personnels », Thomas Clerc est surtout l’auteur en 2005 (chez Allia) d’un hetéroportrait de Maurice Sachs (1906 –1945) (lire V de P n°). Portrait de l’écrivain contemporain « désoeuvré », oxymore, rebelle-cynique (modèle Jean-Edern Hallier, Frédéric Beigbeder aujourd’hui). Et portrait de Thomas Clerc écrivain en Roland Barthes (dont il a édité le cours sur le Neutre) qu’il mime en déclinant une « rhétorique de l’existence » en vingt figures et n fragments. « Moins qu’un auteur, Sachs était une figure de style ». Au tout tout premier abord, ce nouveau livre se donne pour une sorte de Petit Futé du Routard sur la capitale (les dix-neuf autres arrondissements sont annoncés) mais très vite, désordre alphabétique et facture Internet aidant (le guide est inutilisable), on se rend compte qu’on a à faire à un nouvel hétéroportrait en… Paris (avec des modèles possibles innombrables : Benjamin lecteur de Baudelaire, Aragon, Breton, Fargue, Jules Romains, Léo Malet, Debord, Perec, Queneau, Roubaud, Reda, Eric Hazan, Gracq sur Nantes etc… Des fragments d’un discours parisien (le modèle secret pourrait être l’entreprise de Renaud Camus avec les départements).

« Mon Paris musée du XXIe siècle prendra son sens et sa forme progressivement ». L’auteur a trente-neuf ans et habite 42 rue Saint-Martin dans le dixième arrondissement près de la porte Saint-Martin d’ou cet incipit composé de février 2004 à juin 2007. Une chance inouie s’offrait à Clerc : saisir la mutation accélérée en cours, historique voire historiale… le devenir Amélie Poulain de la capitale – Paris-plage, nuit blanche, trottoirs cyclables – ce que Michel Deguy a pu nommer La destruction de Paris (Les temps modernes n° 642, février-mars 2007) – ce qu’il nomme si j’ai bien compris sa « mignonisation ». Or d’un côté il y participe : Paris l’interresse comme une sorte de Palais de Tokyo généralisé à ciel ouvert : « Le nombre de choses d’art qui sont moins interressantes que la réalité m’a toujours dissuadé de faire artiste« , « Je passe une partie de ma vie à traquer la mauvaise qualité ou d’autres s’ébrouent. Profession : critique d’art réel ». Surtout, il montre peu d’interet pour le miroir ou il promène son chemin : Paris ne l’interresse pas vraiment (Clerc anti Louis Chevallier ou Jacques Hillairet) ; un exemple, un lapsus : son dédain de la rue Boy-Zelenski « inconnu au bataillon (traducteur) » qui ne suscite pas sa curiosité. D’ou le pire (souvent) de ce livre : les mythologies-minutes sur le porno, les chinois, les français, les médias, la culture… Le meilleur, les jeux rhétoriques d’une sorte d’encyclopédie intime, rubriques ou ritournelles : poèmes de site, vie antérieure, piège, projet, mystère social, comparaison interzones, ambiance raciale… A suivre (dix-neuf fois : « je n’abandonne jamais une piste, j’ai des projets d’écriture pour cent ans »)

 

Michel Collomb : Paul Morand. Petits certificats de vie
Hermann éditeurs
152 p, 22 E, ISBN 978 2 7056 6615 6

Experience récente : à relire Rien que la terre (Grasset Cahiers rouges 2006), on est rien moins qu’atterré : comment Morand peut-il passer pour un (grand) écrivain cosmopolite ? Rien que la terre, nouveau titre pour la Chronique du XXe siècle, six livres entre 1923 et 1930, rebaptisés « fictions voyageuses » pour faire « littérature-monde », et coiffés d’une préface pour répondre à l’accusation d’antisémitisme – par l’habituel argument de la princesse Helène Souzo (rencontrée par l’attaché d’ambassade à Londres en 1916, épousée en 1927)… Les images électriques vantées par Céline, l’atmosphère amoureuse très XVIIIe siècle, ou la vérité du reportage ne suffisent pas à faire passer leur contraire absolu : un antisémitisme omniprésent (naguère analysé par Henri Meschonnic dans la revue Gulliver en 1990). Exemple, page 121, un juif parle : « Les grands reservoirs à Juifs du monde ont crevé. Nous avons coulé partout, ardents, intolérants, talmudiques. Ezechiel a dit : « vous vivrez dans des maisons que vous n’aurez pas baties, vous boirez à des citernes que vous n’aurez pas creusé » – Lui-même excroissance d’un essentialisme forcené (non sans point commun avec celui analysé par Sartre chez Giraudoux, répétiteur du jeune Morand puis son collègue) : l’homme est blanc, les anglais roux, les russes épileptiques, et toujours le péril jaune… Et chaque détail concret entraine sa généralité de comptoir. Etc etc

La force du livre de Michel Collomb, auteur de La littérature art déco (Klinsieck 1987) et éditeur de l’écrivain dans la Pléiade, est d’affronter sans esquive cette contradiction. Sous un titre emprunté à USA album de photographies lyriques et selon le désordre des commandes et des colloques, il regroupe quatorze articles qui varient les focales sur le diplomate-écrivain-sportif, « occupé à vivre » dans une Histoire qu’il envisage à rebrousse-temps (depuis l’observatoire figé « 1900 » d’un salon « proustien ») et qui semble déterminer toute l’œuvre. Les deux guerres mondiales en figurent évidemment les charnières. La première : « sa vision de l’avenir était dominée par la conviction que l’Europe ne se remettrait jamais de la saignée qu’elle avait subie en 1914-1918. L’heure était venue du déclin des empires coloniaux et du triomphe des Etats-Unis ». D’ou les récits de voyage de l’homme pressé… de conclure à la fin de l’Occident. La seconde : « homme de juillet 40″, Morand quitte l’Angleterre ou il est chargé d’organiser le blocus de l’Allemagne nazie, à l’arrivée du Général De Gaulle. D’ou, après l’épisode vichyste de « l’homme maigre », les plaidoyers du romancier historique (exil en Suisse, purgatoire de son vivant malgré les Hussards) : Le flagellant de Séville. Troisième époque : réintégré en 1955, et revenu à Paris, reçu en 1969 à l’Académie Française, celle de la vieillesse sereine (Venises, 1971). Paul Morand est inhumé à Trieste. On peut lire ce petit livre érudit et vif qui voyage en Morand, comme une excellente biographie en zig-zag (l’exact opposé des hagiographies signées Ginette Guitard-Auviste ou Marcel Schneider, le préfacier de Rien que la terre). Qui nous ferait (presque) aimer Morand…

 

François Dosse : Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée
La découverte
600 p, 29 E, ISBN

A l’heure ici des deleuziens « tendance Abécédaire » et du Deleuze-monument d’Hirschorn (François Dosse, tout à l’université, ne le mentionne bizarrement pas), à l’heure là de l’éradication de Mai 68 promue dogme d’état… on ne parlera jamais assez, non pas de la « pensée 68 » laquelle n’a jamais existé, mais du renouvellement dans la pensée structurellement analogue à 68, du à la série de livres signés Deleuze et Guattari de 1972 à 1991 inaugurée par L’anti-Œdipe (de Kafka pour une littérature mineure à Qu’est-ce que la philosophie ?) : une nouvelle « boite à outils », de nouveaux concepts (machine désirante, rhizome, littérature mineure, devenir-animal, personnage conceptuel, plan d’immanence, ligne de fuite, corps sans organe etc). Un nouveau « milieu » pour la pensée. Comparaison possible avec Bergson ou Sartre (« Sartre c’était notre Dehors (…). Parmi toutes les probabilités de la Sorbonne, c’était lui la combinaison unique qui nous donnait la force de supporter la nouvelle remise en ordre (…)) ». Bien plus qu’un « livre », L’anti-Œdipe a déplacé toute la scène alors dominée par les « 3 H ». Et déployé en volume ce que j’appellerai l’écriture aphrodisiaque de Deleuze (je me souviens encore de l’électro-choc des textes d’avant 1969, notamment du Nietzsche et la philosophie).

Un nouveau « milieu » ? Des « synthèses disjonctives » inédites. Loin d’une irruption de l’Etre (mai 68 version Maurice Clavel), une profusion de « et », théorisée à propos de Godard en 1976. « Et » : plus qu’une addition, une multiplication à partir de 1969. Avec Deleuze et Guattari, « la guêpe et l’orchidée » (comme il y avait eu la machine à coudre et le parapluie ou Marx et Engels) se rencontrent. Le philosophe et le psychiatre. La Sorbonne et La Borde, Alquié et Hyppolite et « les fous » (Jacques Lacan est le trait d’union). Guattari incarne sûrement le « Dehors » guetté par Deleuze dans Logique du sens, un Dehors le plus souvent pensé à partir de la littérature (de la « supériorité de la littérature anglo-saxonne » des Entretiens à Witold Gombrowicz constamment invoqué). Selon trois mouvements (Plis, Déplis, Surplis), François Dosse suit ces deux vies parallèles (faites pour ne jamais se croiser) : Gilles Deleuze malade (ayant subi l’ablation d’un poumon en 1967) et « saint » (Yves Mabin) entre les « mille plateaux » de Saint-Léonard de Noblat et les vingt scènes de Vincennes, Félix Guattari son antipode, nomade mélancolique de Dhuizon et de la rue de Condé, amoureux éperdu (Joséphine) et militant tourmenté, du PC au Cerfi et aux années Lang.

Enormément d’informations inédites dans François Dosse, par exemple sur la fabrication des livres sur le cinéma ou sur Bacon, sur Deleuze et la musique (Pascale Criton), sur la géopolitique guattarienne (USA, Japon, Italie, Brésil : aux Empécheurs de penser en rond, vient de paraître Micropolitiques), sur le dernier opus Qu’est-ce que la philosophie ?. Un livre néanmoins académique (le point de vue si l’on veut de Paul Ricoeur : du dehors, de l’extérieur, pas du Dehors) et journalistique, qui alterne l’un, Deleuze, et l’autre, Guattari, et « la vie et l’œuvre » : l’auteur du Pari biographique nomme plus qu’il ne la pose, la question de la « vie » de ces penseurs de la « vie » et de la production de subjectivité, ne tente l’invention d’une forme neuve de biographie. Et résume les livres plus qu’il ne donne à voir les effets dans les champs dans lequel ils se déplacent (avec la « differance » Derrida ou dans la psychanalyse) et dans les champs voisins (je songe entre autres à la Revue de Littérature Générale en 1995 ou au Lady Chatterley de Pascale Ferran en 2006). Malgré son poids, un livre peut-être un peu trop modeste…

 

Michel Le Bris, Jean Rouaud (dir) : Pour une littérature-monde
Gallimard
344 p, 20 E, ISBN 978-2-07-0778530-8

Dans Vient de paraître n° 29, je notais le retour du débat sur le « réel » en littérature (mais lequel ? des Assises internationale du roman viennent de se tenir à Lyon en juin sur le sujet). Autre face du même débat : le « monde », inauguré par un manifeste dans le Journal du même nom, aujourd’hui porté par ce livre. En jeu, l’avenir de la littérature française. Comme celui sur le réel, le débat sur le monde se tient au carrefour de plusieurs mouvements : la poussée de la Restauration formelle (depuis 1983, depuis 1998 alliée au Spectacle, à l’hétéronomie revenue des écrivains) dont la « littérature de voyage » est une des modalités, les conflits internes à cette Restauration (les bons sentiments façon Nancy Huston contre le « nihilisme » d’un Houellebecq), la pensée de la créolisation d’un Edouard Glissant (la langue dissociée de la nation et ouverte aux autres langues) contre francophonie impériale (francofffonie en 2006) etc etc… Littérature-monde : le mot vient de Goethe, de la Weltlitteratur des Conversations avec Eckermann – un espace qui transcende les litteratures nationales, on le retrouve chez Kundera ; tout autant de la « worldfiction » qui peut désigner aussi bien la réflexion d’un Salman Rushdie (dans Patries imaginaires : une pensée des « hommes traduits » parente de la « créolisation ») qu’un phénomène de marché (made in Francfort).

A la tête de la nébuleuse d’auteurs de ce volume, comme un signe de sa complexité (souvent la « gauche » y est à droite), un duo improbable – leur « monde » n’est pas du tout le même : Jean Rouaud, dans le rôle du transfuge (il vient des éditions de Minuit où Les Champs d’honneur obtinrent le prix Goncourt en 198) enrôle le bon Claude Simon, La route des Flandres, « acte de décès d’un monde ancien », contre l’« os de seiche » à quoi le méchant Robbe-Grillet a voulu réduire le roman. A la mort de Reixach « petit cousin de Don Quichotte » correspond la mort de la France, « vieux pays ». La langue « déliée de son pacte avec la nation » se régénére par les langues françaises sur les « cinq continents » de la « francophonie ». Pour Michel Le Bris, chantre de la « littérature voyageuse » (créateur du Festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo en 1990, depuis de celui de Bamako), du « récit d’aventures » contre « l’aventure du récit », il s’agit de passer (de glisser) du « travel-writing » (exotisme) à quelque chose de plus vaste. « Comment supporter ces nains plus longtemps ? » : une dissertation pleine de ressentiment contre une certaine littérature française, (formaliste, solipsiste, nihiliste) s’élargit aux dimensions du « monde » de Salman Rushdie… pour finir par s’échouer en rédaction sur la plage bretonne de Térenez…

Vingt-sept écrivains de différentes générations leur font cortège : anciens (Glissant, Ben Jelloun), jeunes formés par world-litterature (Moi, Waberi les plus incisifs). Si beaucoup se sont contentés d’envoyer une copie hors-sujet plus ou moins banalement narcissique, quelques-uns reposent le problème en termes géopolitiques comme Lionel Trouillot ou Jacques Godbout : « (…) depuis plus de quarante ans, les Hexagonaux s’ils se réjouissent majoritairement de l’existence de la « francophonie », croient toujours qu’ils n’en font pas partie ». A quelles conditions (sociologiques) en effet la créolisation est-elle possible ? (Rafael Confiant le disait en 2006 au Salon du Livre : créole est l’anagramme de colère). Le modèle anglo-saxon n’est pas transposable – pour des raisons qui excèdent la littérature. La question est celle du marché, bien plus que seulement de la langue. Car si les écrivains écrivent en présence de toutes les langues du monde c’est toujours le centre qui édite la périphérie (à la difference de l’Inde)… Plus (ou moins) qu’un livre : un symptôme…

 

Pierre Michon : Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature
Albin Michel
396 p, 22 E, ISBN 978-2-226-17968-5

Né en 1945, originaire de Mourioux dans la Creuse, Pierre Michon « un écrivain qui n’écrit pas » ou peu, incarne depuis une petite vingtaine d’années la figure du classique français vivant. Grâce aux Vies minuscules (1984) – une sorte d’autobiographie perpendiculaire-, que suivirent des portraits obliques de peintres Van Gogh, Watteau, Goya puis Rimbaud le fils puis quelques proses brèves… loin des avant-gardes et de leurs métamorphoses (Sollers), loin des trois voies du nouveau d’alors (Echenoz, Quignard, Renaud Camus), loin aussi d’autres qui croient aux racines ou au peuple – des villes et des campagnes (et qui lui sont à tort souvent comparé : Bergounioux, Millet, Bon) : « je crois bien n’avoir plus d’autre racine que la lettre » déclare Pierre Michon. Depuis une première étude de Jean-Pierre Richard dans L’état des choses, la littérature sur lui est immense (on en trouve dans ce volume la bibliographie exhaustive). A mi-chemin de cette œuvre et de cette gloire, ce recueil réunit trente entretiens de 1989 (La Quinzaine littéraire) à 2007 (Le magazine littéraire sur Julien Gracq). Le titre provient d’un commentaire de Velasquez (page 67)

« Vies minuscules est le dernier livre du XIXe siècle mais un pseudo-livre du XIXè écrit après les avant-gardes ». L’auteur dit justement en 2006, sa distorsion, son paradoxe, sa position singulière. Né à l’écriture entre Hugo et Salammbo (sa mère, l’école), Michon sait qu’il arrive après Dieu puis après le sacre de l’écrivain étudié par Paul Bénichou (il fut significativement publié grâce à Louis-René des Forets et Jean Grosjean). Longtemps d’ailleurs, il travailla à « une grande machine » sur cette brisure absolue de l’Histoire, le Comité de Salut Public de 1793, Les onze. « J’ai beaucoup de mal à lire de la littérature complètement athée, de la littérature de notre temps –non pas que je ne sois pas athée moi-même. Quoique… ». C’est avec Claudel, Bernanos, Malraux, Giono… qu’il renoue. Lui-même raconte son entrée en écriture comme une illumination, une conversion à trente-cinq ans après un miraculeux mai 68, et parle de son travail comme d’une liturgie. Son sujet ? Dieu (l’infini) chez les hommes quelconques (Voragine autant que le Foucault des Hommes infâmes est le patron des Vies minuscules) et la littérature à la place de Dieu (ce qui lui évite, j’y insiste, restauration et régression : croyance) : « je crois en Dieu quand j’écris » (Melville selon Blanchot dit-il. « Dieu existe car il est le dédicataire de l’art »). Ses « dieux » à lui, inlassablement commentés dans ce flot d’entretiens, sont Flaubert (la dévotion à l’écriture, l’écrivain de la jouissance féminine) et Faulkner (la Bible). Même si un peu « Lagarde et Michon » parfois, Le roi est un beau livre sur « l’homme précaire et la littérature ».

 

Albert Thibaudet : Réflexions sur la littérature
Edition établie par Antoine Compagnon et Christophe Pradeau
Quarto
Gallimard
1764 p, 35 E, ISBN 978 2 07 078367
Albert Thibaudet : Reflexions sur la politique
Edition établie par Antoine Compagnon
Bouquins
Robert Laffont
1088 p, 30 E, ISBN 978 2221 102022

Déjà après la mort d’Albert Thibaudet (1874-1936), Jean Paulhan avait entrepris rééditer ses chroniques en polémique contre Alain et Julien Benda : une édition restée inachevée. Nouveau professeur au Collège de France, Antoine Compagnon, qui vient tout juste de l’enrôler dans les Anti-modernes (voir V de P n°), à son tour l’édite « contre » : Albert Thibaudet ou l’âge d’or de la Troisième République des lettres et de la République des Professeurs, des boursiers contre les héritiers, dont il se fit le théoricien (la pièce maitresse du Bouquins). Et le « dernier des critiques heureux » comme Voltaire selon Barthes (qui fut son maitre) le fut des écrivains. Une perspective qui oriente la vue vers la rétrospective : Thibaudet pour nous. Le Quarto regroupe l’ensemble des articles donnés à la NRF où Gide l’a recruté de 1912 à 1936 c’est à dire à l’organe central de l’institution littéraire par ce marginal de l’université (professeur à Genève à compter de 1924). Soit d’une affaire Dreyfus (jamais vraiment comprise) à un Front populaire (qu’il n’a pas connu) -venu vers trente-cinq ans à la critique littéraire, puis à la politique par la littérature (il faut lire le Bouquins après le Quarto).

Au premier regard, le critique perçoit mal son époque et littérairement (Breton, Céline) et politiquement (le communisme, le nazisme) et culturellement (la psychanalyse, le cinéma). Auteur de livres majeurs sur Mallarmé (1911) et Flaubert (1922) – collection Tel Gallimard – il s’arrète aux quatre « grandes gloires à retardement » : Gide, Valéry, Claudel, Proust. Comme s’il était prisonnier de sa génération… les générations qui sont pour lui au principe de « l’évolution littéraire » (1921), plutôt que la vie (Sainte Beuve), la société (Taine), le genre (Brunetière) et qui structureront son Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours (1936). Le second regard sera plus généreux, même s’il est périlleux de suivre Compagnon dans son enthousiasme, qui n’hésite pas à passer de l’exaltation d’un Sainte-Beuve bis à « notre Montaigne »… Thibaudet incarne effectivement un monde « heureux » où n’étaient pas séparées ce qu’il appelle « les trois critiques » (1922). A égale distance de l’université (Lanson) et de la NRF (Rivière), le ton (« français ») de la conversation, propre à la critique spontanée, enveloppe chez lui une érudition démentielle (« Thibaudet connaissait spécialement tout » dira Bergson à sa mort) et une réflexion qui demeure contemporaine.

Au fil des pages, initié par un dialogue avec Paul Bourget (1912), nourri de Proust dont il accompagne la Recherche, le « liseur de romans » (1925) théoricien de l’art du roman « déposé plutôt que composé » pourrait s’adresser à Kundera. Et on peut lire dans l’usage qu’il fait de la « République des lettres » (1925), le concept de « champ littéraire » bien avant Bourdieu – un champ pétri d’histoire littéraire française – le mort saisit toujours le vif – et articulé au champ politique. Les déracinés de Barrès de 1897 (Thibaudet est l’auteur d’une trilogie Trente ans de vie française sur Maurras, Barrès, Bergson) semble avoir été le livre de sa vie (boursiers et héritiers). Et Barrès en général le grand homme inattendu et permanent de ce radical libéral : et retrospective toujours, aussi sa limite… il y a chez Thibaudet un versant Colline inspirée (la Grande Guerre fut sa grande expérience, il travaille à proximité de la SDN – lire le Bouquins). Ce « poéte et magasinier » (Maurice Martin du Gard) Bourguignon amoureux de la Lorraine, est souvent provincial c’est-à-dire nationaliste jusqu’au kitsch (Les poètes d’Aix 1925). Ce qui n’est pas le moindre interêt de cette exhumation…

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