Vient de paraître – 2005

V

Bataille, Benichou, Modiano, Sartre, Zagdanski, Apollinaire, Compagnon, Delbo, Goldmann, Klimt, Kundera, Levé, Baudrillard, Havet, Gary

 

Vient de paraître n°20 (mars 2005)

Christine Angot : Les desaxés
Stock
210 p, 18 E, ISBN 2-234-05703-5
Une partie du cœur
Stock
90 p, 10 E, ISBN 2-234-05757-4
Dominique Noguez : L’embaumeur
Fayard
260 p, 20 E, ISBN 2-21362127-6

Il y un côté Dogma chez Christine Angot, la croyance comme chez Lars Von Trier qu’une sorte d’état de nature (oral) de la littérature va dire un monde en état de nature… Qui a fait sa gloire après 2001 (après sept livres en dix ans) sous le nom d’« autofiction » : après la trilogie (L’inceste, combattu, Quitter la ville, l’inceste litteraire empéché, Pourquoi le Brésil ?, le premier pardonné et le second consommé…), Les desaxés à la rentrée litteraire 2004, devaient marquer une nouvelle étape dans la trajectoire du « sujet Angot » désormais admise dans le monde intellectuel. Un « vrai roman », au titre emprunté à Arthur Miller, pour une autopsie du couple en France en 2004 : l’ennui est que « tout le monde » (entre Marais et Saint Germain des Prés, tout le monde qui crée les créateurs dirait Bourdieu) a reconnu les personnages du critique lacanien devenu cinéaste et de son épouse, que le livre est apparu comme « à clés ». Angot fut assassinée par ses thuriféraires même… L’erreur –paradoxale- est de ne pas avoir donné les noms, l’autofiction qui les donne l’aurait protégé ; mauvais dosage du contrat de lecture et en prime, dans la polémique qui s’en est ensuivi, embardée politique et sociale de l’auteur (ripostant aux Inrockuptibles qui lui opposent le bon François Bon, voulant combattre le populisme, Christine Angot s’en prend violemment à la France désormais dite d’« en bas »).

« J’étais en pleurs sur le divan de mon analyste : je ne suis pas amoureuse de quelqu’un mais de la littérature » : monologue psychanalytique de cent petites pages, Une partie du cœur constitue la contre-attaque de la romancière (« en compagnie de Jérôme Beaujour » qui collabora avec Duras): « je ne faisais pas de roman à clés ». Elle repart de « Je est un autre » et « Madame Bovary c’est moi ». Au cœur de cette plaquette tourmentée, la déclinaison du nom d’Angot : agneau, gangue… A l’arrivée, une imitation de Marguerite Duras dernière période (après L’amant) disant la vérité sans le savoir et incarnant la Loi contre les lois (son approbation du juge d’Outreau ou de Marie L.). Contrepoint : paru lui aussi en septembre, L’embaumeur de Dominique Noguez, dans la continuité des Derniers jours du monde (1991), fait de la littérature sur la littérature aux antipodes de la mise en abyme moderne : des personnages d’écrivains-médiens y font de la figuration dans une intrigue de roman de province à l’ancienne ; avec Sollers et Houellebecq, « la fille de Monsieur Angot » lit L’inceste au stade d’Auxerre. Noguez (qui joue une fois de plus son rôle d’homme de lettres-témoin de ses contemporains) donne les noms et leur prête des aventures fictives. Aucune protestation bien sûr, des sourires et à vrai dire beaucoup de silence… Dommage car ces livres, lus ensemble, reflètent (et réfléchissent un peu) la mutation en cours (Restauration –Spectacle) du champ littéraire hexagonal.

 

Georges Bataille : Romans et récits, édition publiée sous la direction de Jean-François Louette
Pléiade Gallimard
1410 p, 65 E, ISBN 2-07-011598-4

Georges Bataille est mort en 1962. Dix ans plus tard, les romans et récits sont passé du pseudonyme (Lord Auch, Louis Trente, Pierre Angélique) et du manteau de la clandestinité (Jean-Jacques Pauvert) au livre de poche (10-18) et aux Œuvres Complètes : douze volumes à partir de 1970, préfacées par Michel Foucault. Acmé de cette métamorphose, le colloque Artaud-Bataille Vers une révolution culturelle de Cerisy en 1973, du à Philippe Sollers et Tel Quel. Et des livres majeurs : Denis Hollier, Lucette Finas. Nouvelle étape aujourd’hui : après Sade, alors qu’Antonin Artaud entre en Quarto, Bataille le « grand transgresseur » se retrouve « pléiadé » comme disait Céline cité par Jean-François Louette dans son Introduction. Alors que du côté de l’évolution sexuelle, Michel Houellebecq est le plus exact « historien du désir » contemporain, aux antipodes de l’arc en ciel qui se met en place en 1928 (Histoire de l’œil, Con d’Irène, Recherches sur la sexualité des surréalistes). Alors que l’évolution littéraire, la conjonction Restauration-Spectacle, exige belles phrases et bons sentiments. Bataille est très vite devenu un classique (les « guenilles » d’Edwarda ont connu un destin proche de L’origine du monde), un monument historique – dans tous les sens du terme

Dans sa préface, Denis Hollier justifie… le choix très discutable (ce sont les douze volumes qu’il eut fallu reprendre) d’avoir extrait d’une œuvre « trans-genres » les diamants romanesques, et trace une trajectoire du narrateur de Huysmans et du premier Barrès au fantôme de Proust dans L’abbé C. Quant à Jean-François Louette, il déclare : « On ne lit Bataille que si on vit Bataille ». Et, hors l’érotisme XVIIIe siècle, il historicise fort peu ce que pourtant le dernier Foucault (La volonté de savoir) eut permis. Ne parvenant d’autre part pas à regarder en face le catholicisme de ce « culte du cul » (c’est avec Pascal autant qu’avec Nietzsche qu’il faut lire Bataille…), il lance un appel à la permanence du « sacré ». Les romans démontre-t-il en revanche justement, viennent relayer la théorie quand elle s’effondre, par exemple Le bleu du ciel un essai interrompu sur le fascisme et la France. Passés ces deux essais qui ne convainquent pas (d’une « pléiadisation » aussi restreinte), une chronologie acrupuleuse et impeccable due à Marina Galetti, beaucoup d’inédits (le projet Divinus Deus) et un appareil critique exemplaire rendent cette édition utile. Après tout « on ne vit Bataille que si on lit Bataille »

 

Paul Bénichou : Romantismes français I et II
Quarto
Gallimard
1008 et 1120 p, 24 E chacun
ISBN 2-07-076846-5 et 2-07-077244-6

En deux volumes, voici donc réunis les étapes d’une œuvre majeure publié de 1973 à 1992 : Le sacre de l’écrivain (des Lumières à 1830), Le temps des prophètes (liberalisme, néocatholicisme, utopie scientifique, humanitarisme), Les mages romantiques (Lamartine, Vigny, Hugo), L’école du désenchantement (Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval, Gautier) – au passage, pourquoi ne pas avoir inclus comme un épilogue Selon Mallarmé (1995) – d’autant que Bénichou insiste sur le fait qu’il est venu au Premier Romantisme pour comprendre le Second- et aussi une biographie minimale de l’auteur qui rendrait intelligible le cahier de photos (1908-2001) : juif algérien, Paul Bénichou passe la guerre en Argentine (cotoie Caillois et Borges), publie Morales du Grand Siècle en 1948, enseigne à Harvard de 1958 à 1979, se fait également l’éditeur de romances judéo-espagnoles… Paul Bénichou ou l’historien (« sociologue des œuvres » plus qu’historien des idées) qui a su replacer, contre le « marxisme » autant que contre « Lagarde et Michard », la littérature française dans l’événement nommé « mort de Dieu » -qui ne concerne pas seulement Russie et Allemagne- (à lire comme Fumaroli avec Barthes ou Bourdieu plutôt qu’en opposition avec eux).

De 1760 à 1850, s’élabore un pouvoir spirituel laique : « La mission de l’écrivain, loin d’être un thème adventice, une fantaisie rhétorique à écarter pour saisir l’essentiel, est l’idée vive selon laquelle les autres s’ordonnent ». On assiste à une sorte de Restauration dans la Révolution ; résultat : une « demi-religion » progressiste, le poéte-penseur comme prêtre laique. Bénichou dresse ni plus ni moins que la généalogie de toute la littérature française à compter du Génie du christianisme (de la Révolution) qui donc rend intelligibles ceux qui suivent : les poètes maudits puis les écrivains célibataires d’après 1848, contemporains du Second Empire – qu’on leur oppose un peu vite (façon Philippe Muray et son XIXe siècle à travers les âges) quand ils sont leurs héritiers noirs (de ce point de vue il serait interressant de relire « le dispositif Maldoror-Poésies », son recto-verso, à la lumière de Bénichou, ou leur dialogue à tous avec Hugo qui meurt seulement en 1885). Et évidemment (après la séparation de l’Eglise et de l’Etat), les « intellectuels » de Zola à Sartre via Barrès et Gide, autant que les « saints » Bataille, Blanchot, Genet ou Klossowski. Une œuvre « française » qui éclaire d’autre part ce qui advient au même moment en Italie ou en Pologne, au Portugal, en Irlande, en Finlande etc… les pays ou nations en voie de constitution ou à la temporalité differente (de 1789-1905), où la littérature sert à constituer l’idée de nation, voire en tient lieu…

 

Michel Gauthier : Olivier Cadiot, le facteur vitesse
Presses du réel
128 p, 8,50 E, ISBN 2-84066-130-6
Christian Prigent : L’incontenable
POL
270 p, 21 E, ISBN 2-84682-038-4
L’Infini 89, hiver 2004 : Armine Korine Mortimer : Paradis, une métaphysique de l’infini
Gallimard
128 p, 14,50 E

1988 : avec L’art poetic’, Olivier Cadiot faisait irruption dans la littérature française. Deux numéros de la Revue de litterature générale conçue avec Pierre Alferi firent également date (1995 et 1996). C’était l’époque des Noces d’or de Jean-Patrick Manchette avec le « code Stéphane » (Mallarmé)… Depuis, dans un champ littéraire dominé par la Restauration et le Spectacle, Olivier Cadiot n’a cessé de se déplacer en nouant d’autres alliances, avec des musiciens classiques (Dusapin) ou rock (Burger ou Bashung) et du coté du théatre (mise en scène de ses romans par Ludovic Lagarde et Gilles Grand, avec Laurent Poitrenaux, récemment à Avignon à l’été 2004 avec Oui c’est pour un très jeune homme de Gertrude Stein (Pierre Alferi est lui passé au cinéma plasticien). Le livre de Michel Gauthier, qui vient du monde de l’art contemporain, est le premier livre sur Olivier Cadiot : décryptage du Retour définitif et durable de l’être aimé (2002) « objet littéraire non identifié », comme comédie du remariage entre poésie et roman -c’est la poésie l’être aimé, « la poésie, art de la mémoire de la prose ». Gauthier remonte au romantisme allemand, et analyse les stratégies de Robinson bricoleur de Cadiot (ses usages de Dostoievski, Miller, Eichendorff, Dickens ou…. Cadiot, et du cinéma).

Sur Olivier Cadiot, le premier à écrire fut sûrement Christian Prigent dans Ceux qui merdRent (1991), bien avant Marc Alizart (dans sa revue M.U.L), Anna Boschetti, et aujourd’hui donc Michel Gauthier : son quatrième recueil d’essais ordonne des « scènes de la vie en rythme, en prose : Sade, Jarry, Gadda, en langues : Zanzotto, Pastior, Brisset, Biely, Novarina, civique : la pornographie, le FN, le 11 septembre ». Il n’est pas impossible de lire chez Prigent une interrogation telquelienne maintenue sur la « révolution du langage poétique » (Kristeva). Michel Gauthier de son côté montre qu’Olivier Cadiot n’ignore rien de Paradis (1978). Depuis quelques années, Philippe Sollers, dans une ligne romantique allemande (Novalis-Heidegger) insiste polémiquement sur la « poésie » de son principal livre – dont il ne cesse depuis de gérer figurativement la matière condensée, concentrée…A l’heure ou le Sollers exotérique publie, façon Paul Morand, un Dictionnaire amoureux de Venise chez Plon, directeur de L’infini, il consacre la dernière livraison de sa revue toute entière à un essai sur Paradis, du à une universitaire de l’Illinois (qui a déjà publié La cloture narrative chez Corti) Là encore, un décryptage du volume à partir de la trinité Dante-Rimbaud-Joyce.

 

Sylvain Lavessière (dir) : Le sacre de Napoléon peint par David
Louvre – 5 continents
200 p, 29 E, ISBN 88-7439-154-4

L’exposition (du 21 octobre 2004 au 17 janvier 2005) était plutôt paresseuse, le catalogue est bien plus interressant (d’abord grâce à ses illustrations). Napoléon couronnant Josephine à Notre-Dame devant le pape Pie VII qui vient de le sacrer, se couronne lui-même : le 2 décembre 1804 est peint par David de 1805 à 1808 puis montré au public seulement six mois. Le tableau avec ses 146 visages trouvera sa place au Louvre en 1889. Deux problèmes font de cet ensemble iconographique un livre passionnant : Le couronnement devenu Le sacre est une peinture d’histoire de première importance, image de propagande comme le sont aujourd’hui les grandes icones du pouvoir, le plus souvent photographiques (Yalta) : l’empereur se coule dans les images du Sacre de Reims et du sacre de Charlemagne à Rome. On le sait. Plus intriguant est le repentir du peintre David en 1806 dont subsistent les traces sur la toile, il abandonne l’idée de montrer l’autocouronnement de l’empereur pour figurer le couronnement de Josephine… Timidement, les conservateurs en restent à explication mondaine ou picturale (influence du peintre Gérard ou de Joséphine craignant d’être répudiée…). Or les croquis, les esquisses, reproduites dans le livre de l’empereur, nu ou vêtu, se couronnant sont mille fois plus interressants : David (peintre révolutionnaire) semble avoir hésité devant un tableau métaphysique, d’une dramaturgie inouie : l’homme-Dieu qui, par un geste symétrique de la décapitation de Louis XVI prend la couronne des mains du pape, fonde l’Eglise Interhumaine – je renvoie justement à ce que feront avec des personnages differents (mais toujours sur fond révolutionnaire) des dramaturges aussi divers que Claudel, Brecht, Gombrowicz ou Sartre (Turelure, Galy Gay, Henri, Goetz).. A regarder évidemment en lisant les volumes réédités de Paul Bénichou sur le Romantisme français.

 

Patrick Modiano : Un pedigree
Gallimard
122 p, 12,90 E, ISBN 2-07-077333-7
Irène Némirovsky : Suite française
Denoel
430 p, 22 E, ISBN 2-207-25645-6

« Je me souviens » de Patrick Modiano : de La place de l’étoile (1968) à Dora Bruder (199), il est l’auteur d’une grande œuvre sans « grand livre », d’une boucle qui mit vingt ans à (ne pas) se boucler (vivement la Pléiade qui donnera la mesure de cette autre Recherche). Un pedigree marque un nouveau départ après trois livres de transition. Sous un titre qui évoque Georges Simenon, Modiano « né le 30 juillet 1945 à Boulogne-Billancourt », qui a perdu son frère Rudy en février 1957, nous donne ses Mots, aux antipodes de ceux de Sartre : « les périodes de haute turbulence provoquent souvent des rencontres hasardeuses, si bien que je ne me suis jamais senti un fils légitime, encore moins un héritier (…) je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree ». Les vingt et une premières années d’« une vie qui n’était pas la mienne » (laquelle commence avec l’écriture). Forme élue : des effets de réel agglutinés, agglomérés, accélérés (de plus en plus) à la manière d’un flip-book où l’on retrouve toute la matière de l’œuvre.

De ces « détails », Jacques Roubaud fait perecquiennement la liste dans Les inrockuptibles du 5 janvier – par rubriques (son papier est la meilleure critique du livre) : pays, gares, villes, plages, villages, hotels, noms connus, inconnus, reconnus, ramassés, exhumés, exhibés, livres lus, non lus, ouverts, fermés, oubliés, retrouvés, pièces, films, rues. Quelques repères dans ces sables mouvants : « la fausse Mylène Demongeot » maitresse du père et l’adresse « 15 quai de Conti ». Et de temps à autres, un clignotant que je dirai lazaréen : « l’Affiche Rouge », « Georges Mandel », « notre Joseph Roth »… Patrick Modiano en effet ou l’écrivain lazaréen (Jean Cayrol) par excellence qui, il y a quelques années, écrivait que comme naguère à l’état civil l’écrivain doit se mesurer au Mémorial de la déportation des juifs de France de Serge Klarsfeld (seul Perec disait-il). Pour mesurer son écart de fond, on peut lire (se forcer à lire) le téléroman de Pierre Assouline Lutetia, publié à l’occasion des commémorations du soixantième anniversaire de la libération d’Auschwitz, farci comme il se doit de personnages « modianesques »…

« Je découvre à treize ans les images des camps d’extermination » écrit Patrick Modiano. Le Mémorial de Serge Klarsfeld est desormais inscrit dans la pierre rue Geoffroy L’Asnier à Paris, à l’occasion de celles-ci. C’est l’occasion de redire la divine surprise du prix Renaudot 2004 : Irène Nemirovsky (1903-1942) pour Suite française (deux des cinq parties envisagées lors de sa déportation, un manuscrit préservé par sa fille). La dislocation de la France de 1940 racontée en temps réel dans une écriture que cette dislocation a rendue impossible… Par un écrivain alors célèbre d’origine russe blanche et juive, qui donc revient ; on trouve de nouveau en librairie : David Golder (1929), Le bal (1929), Les mouches d’automne (1931), L’affaire Courilof (1933) chez Grasset, Le vin de solitude (), Les chiens et loups (1940), La vie de Tchekhov (1946) chez Albin Michel). Stock publie des nouvelles écrites pour des magazines : Dimanche et autres nouvelles (374 p, 21,50 E, ISBN 2-234-05219-10) et remet en vente le livre de sa fille Elisabeth Gilles : Le mirador (426 p, 130 F, ISBN 2-234-05220-3) 1992 une « autobiographie de sa mère », réédité en 2000. En mars, une biographie d’Irène Nemirovsky par Jonathan Weiss sort aux éditions du Félin. « Mon Dieu ! Que me fait ce pays ? » écrivait-elle dans son carnet quelques mois avant d’être arrétée puis assassinée

 

François Noudelmann et Gilles Philippe (dir) : Dictionnaire Sartre
Champion
544 p, E
ISBN 2-7453-1083-6

On ne compte plus les dictionnaires concernant le monde intellectuel (on pourrait en faire un dictionnaire, un métadictionnaire) – à égalité avec la biographie (sauf exception rare) le genre d’une défaite de la pensée : l’ordre alphabétique, degré zéro de la totalisation. Les auteurs de ce Dictionnaire Sartre, qui plus est publié à l’occasion du Centenaire, previennent l’objection, en invoquant le personnage conceptuel qu’est l’autodidacte de La Nausée. L’ordre alphabétique (ici d’Absence, celle de Pierre dans L’Etre et le Néant à Lena Zonina la maitresse russe dédicataire des Mots), plaident-ils, « laisse à la contingence sa part ». « Que peut-on savoir d’un homme aujourd’hui ? » si cet homme s’appelle Sartre… Réponse en huit cent notices sur les livres, les articles, les concepts, les thèmes mais aussi les femmes, les amis, les adversaires (Kanapa, Garaudy), les voyages – ou plus originaux (hotel). Dans tous les sens du mot, on s’y retrouve merveilleusement. Car « tout passa par Sartre non seulement parce que philosophe, il avait un génie de la totalisation, mais parce qu’il savait inventer le nouveau » (Gilles Deleuze lors du Prix Nobel, refusé, en 1964 in L’île déserte). Je rappelle aussi Louis Althusser saluant lors de sa disparition « notre Jean-Jacques Rousseau ». Ou Robbe-Grillet disant sa dette dans Le miroir qui revient. Ou encore Pierre Bourdieu son admiration dans son livre ultime. Sartre : autant que le plus hai (très bon article sur le sujet), le plus aimable, le plus aimé, le socle de la littérature et de la philosophie depuis 1945. Tous (français et étrangers) sont passés par Sartre

Une reserve à ce propos : pour les auteurs du Dictionnaire, Sartre semble l’horizon indépassable de Sartre – ce qu’il ne fut justement jamais pour lui-même ; la question « que peut-on savoir d’un homme aujourd’hui ? » a bougée grâce à Sartre, depuis Sartre, contre Sartre. Malgré les contributions plurielles (plusieurs pays, des générations diverses), ce Dictionnaire souffre d’un excès de connivence, de fidélités et d’entre-soi (plus que d’en-soi et de pour-soi), comme s’il n’était que l’émanation du Groupe d’Etudes Sartriennes (le symptôme pourrait en être l’article Michel Contat saluant le « charisme souriant » de l’interressé). Ce qui se traduit par une certaine absence d’audaces et d’inachèvement, des entrées parfois un peu sommaires (Claude Lanzmann) ou des lacunes énormes (Raymond Queneau, Claude-Edmonde Magny, Léopold Sedar Senghor, Bernard Frank, Vladimir Nabokov, Alain Robbe-Grillet). Est-ce d’ailleurs un hasard (objectif ?) si nombre des textes les plus interressants sont signés Jean-François Louette (Huis clos), ou Denis Hollier (Reflexions sur la question juive), maitres d’œuvre du Bataille de La Pléiade ? A l’arrivée, sans nul doute, un livre indispensable (qui pourra jouer longtemps le rôle introducteur des livres de Francis Jeanson dans les années 60), mais qui ne dispense pas des Ecrits de Sartre de Contat-Rybalka, pas plus des essais majeurs de François Georges (à reparaitre chez Bourgois), de Denis Hollier, de Philippe Lejeune, d’Anna Boschetti sur Les Temps Modernes… A signaler que François Noudelmann a réalisé un porte-folio Sartre pour ADPF. Que Gallimard annonce pour mars le Théatre en Pléiade. Et que, chez Champion toujours, paraît sous la direction d’Ingrid Galster Simone de Beauvoir : Le deuxième sexe. Le livre fondateur du féminisme moderne en situation (520 p, ISBN 2-7453-1209-X)

 

Stephane Zagdanski : La mort dans l’œil (Critique du cinéma comme vision,domination,falsification, éradication,fascination, manipulation,dévastation, usurpation)
Maren Sell
390 p, 20 E, ISBN 2-35004-007-0

« L’image aujourd’hui est comparable au Bourgeois du temps de Baudelaire et Flaubert ». Pauvre De Gaulle ! déjà faisait signe vers Baudelaire et son Pauvre Belgique !. Cette fois-ci Zagdanski l’iconoclaste prend appui sur le Salon de 1859 contre les ravages du daguerréotype dont il étire les intuitions en amont, autant qu’ils les déplie en aval. En amont ? « L’idée du cinéma exista avant de naitre ». Zagdanski se fait l’archéologue de vingt trois siècles de théorie : de Platon -le commentaire des traduction du Timée occupe bien le tiers du livre- au zoo humain ; en aval : au multimédia, à la téléréalité, au monde de Matrix et du clonage humain. Le cinéma n’est au total n’est qu’un tout petit épisode dans la longue durée de l’asservissement du Verbe au Voir. La mort dans l’œil est dédié à Antonin Artaud qui en 1933 (sic) abandonne le cinéma (La vieillesse précoce du cinéma, texte reproduit intégralement), inspiré de Heidegger et de Debord et de son contre-cinéma (absent inattendu, Walter Benjamin et son texte de 1933 sur la reproductibilité, contradictoirement contre-tout contre la photo et pour-tout pour le cinéma). « Il n’y a de caméra que de surveillance et d’image qu’amnésiante » : il allait de soi que la cible d’un telle charge devait être Jean-Luc Godard (« pauvre Godard » qui est le cinéma personnellement : « le principal representant de l’imposture cinéphilique ») – une cible évidente : depuis ses débuts « écrivain contrarié » (ce qui explose dans les Histoires du cinéma ce que Zagdanski analyse cruellement et manifiquement) et qui depuis longtemps ne cesse de faire de la maieutique en roue libre, sans Idée (« pas d’Image juste, juste des images »). Lequel Godard s’est d’ailleurs empressé de légitimer l’auteur de La mort dans l’œil en interlocuteur valable – sur France-Culture le 18 novembre 2004 : « Ca m’a rappelé les affrontements entre Cocteau et Mauriac ou la façon terrible dont les surréalistes parlaient d’Anatole France. Les injures de Positif aussi »

Plus passionnant en tous cas que les bibliothèques mélancoliques et pieuses, bien faibles contrepoids à la promo généralisée : Stéphane Zagdanski ou l’anti-Trafic pourrait-on dire injustement ; qui a le mérite d’affronter, « à coups de marteau » ontologiques, Elie Faure et Gilles Deleuze, André Bazin ou Serge Daney… Mais qui se gache lui-même par ses dissertations -« de tous temps, l’homme »… façon Vie et mort de l’Image (Debray) ou Testament de Dieu (Lévy)-, sa théorie du « parfait génie » pour classe terminale (l’auteur adossé à son mur de Pléiades), et ses raccourcis potaches faussement provoquant (du Timée au nazisme ou d’Hitler à Deleuze)… Un essai excitant empli de pages lumineuses (sur Platon autant que sur Rouch et l’Afrique, sur le porno, sur Faulkner ou Nabokov, sur les premiers Godard…) dans la ligne à la fois du Laocoon de Lessing et du Contre les poètes de Gombrowicz… A signaler en passant une étude de Jean-Pierre Esquenazi : Godard et la société française des années 60 (Armand Colin, 286 p, ISBN 2-200-34034-6). Interressant malgré ses maladresses (ses schémas, des erreurs) : aux antipodes de la critique qui depuis les Histoires du cinéma accompagne religieusement le retour de « J-LG » au « grand art », une tentative d’interprétation des années-Cahiers et des années-Karina (déjà prises dans un réseau paratextuel mouvant considérable) dans le champ culturel de la décénnie 1959-1968 : comme un « fait social total »

 

Vient de Paraître n°21 (juin 2005)

Guillaume Apollinaire : Lettres à Madeleine. Tendre comme le souvenir
Edition revue et augmentée par Laurence Campa
Gallimard
468 p, 22,50 E, ISBN 2-07-077260-8
Simone Breton : Lettres à Denise Lévy 1919-1939 et autres textes
Edition établie par Georgiana Colville
Joelle Losfeld
316 p, 22 E, ISBN 2-07-078959

C’est Madeleine Pagès (1892-1965) elle-même qui avait préparée et la première édition de ces lettres en 1956. Relatant la rencontre dans un train entre Nice et Marseille le 2 janvier 1915 entre le poéte soldat (Louise de Coligny, « Lou », l’accompagnait au wagon) et la jeune enseignante de Lamur (sic) près d’Oran : « Nous mangeons tous deux contents et libres au rythme du train qui accélère et je ne sais plus comment nous nous sommes mis à parler des poètes je crois qu’il m’a demandé si j’aimais la poésie en engloutissant une tranche de jambon, et je lui ai répondu que je l’aimais autant que la vie dont d’ailleurs je ne la séparais pas ». Guillaume Apollinaire : « Les canons ne me paraissent utiles qu’en artillerie ; en art tout court ce sont avant tout des entraves au style tel que le conçois ». Outre un exceptionnel journal des tranchées et des « cagnats », outre une reflexion esthétique au fil de la plume (des pages sur Cervantés, Flaubert ou Gogol, une polémique contre Claudel « menue monnaie d’Arthur Rimbaud », des reserves sur Colette, beaucoup de commentaires sur… Apollinaire), ces lettres embrasent par leur tourbillon onaniste, leur fièvre sexuelle-théorique, qui se nourrit de quelques photos et colis. L’amour courtois se mue en une sorte de merveilleux pornographique (plus dur comme le désir que « tendre que comme le souvenir »), la carte du Tendre en cartographie des blasons et toisons (les agacements du « sceptre » sur le « parvis » et les combinaisons qu’autorisent les huit autres « portes du corps », sont très vite l’unique sujet des lettres et des dix « poémes secrets »), le Cantique des cantiques en Con d’Irène permanent : «(…) l’écartement divin de tes cuisses est un événement plus grave que la fondation d’un grand empire ». Paradoxes ? un « chemin conjugal » borde la carte (« Il faut dominer la chair pour en jouir harmonieusement le plus possible et sans lassitude ») et la tension retombe (la correspondance s’éteint) après la permission passée ensemble, la mort n’est à vrai dire plus loin… A titre de complément, on peut consulter le catalogue de l’exposition de Péronne cet hiver : Apollinaire au feu (Historial de la Grande Guerre-RMN, 80 p, 19 E, ISBN 2-7118-4956-2)

Malheureusement, manquent les lettres de la Madelon callypige et brune du « chaste soldat » et poéte genial. Comme issu du même âge d’or (« l’amour la poésie »), – la suite (Apollinaire mort en), les lettres de Simone Kahn (1897-1975) à sa cousine Denise restée en Lorraine (futur amour d’Aragon puis épouse de Naville) – Simone souvent connue par une photo tete renversée et masque nègre de Man Ray : « Tu ne sais pas quelle vie merveilleuse je mène au cœur de « l’esprit » dans sa plus récente évolution. Toutes les manifestations nouvelles de l’esprit humain, je n’ai pas besoin même d’acheter une revue, un journal ou un livre. Il suffit que je me tourne vers l’un vers l’autre de ceux qui m’entourent quotidiennement ». Au centre de ces missives, reportage au centre de la nébuleuse dada puis surréaliste, les travaux et les jours d’André Breton rencontré en 1920, épousé en septembre 1921, quitté en 1928. Passent aussi d’autres hommes : Max Morise, Jules-André Boiffard, Roland Tual, Michel Collinet. En appendice, une conférence de Simone Breton de 1965 en Amérique Latine sur la peinture surréaliste.

 

Antoine Compagnon : Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes
Gallimard
Bibliothèque des idées
468p, 29,50 E, ISBN 2-07-077223-3

Depuis longtemps, depuis la fin des avant-gardes au début des années 80, la question est dans l’air. Chez les écrivains entre autres, du Philippe Sollers de La guerre du gout à Pascal Quignard se glissant dans la peau d’une sorte de Pierre Ménard, ou à Milan Kundera parlant de « modernité anti-moderne » (il y revient dans Le rideau) – tous trois absents de ce livre. Depuis longtemps aussi dans la courbure de l’itinéraire d’Antoine Compagnon (Les cinq paradoxes de la modernité, Le démon de la théorie). Les anti-modernes donc : on sent bien que la provocation (justifiée, mal, dans la postface sur « les réactionnaires de charme ») est dans le sous-titre associant un « contre-révolutionnaire » en politique à un « révolutionnaire » en art, dans cette torsion même car les deux domaines ne coincident plus (on peut, Claude Simon par exemple, soutenir qu’il y a progrès en art parce que la chose n’est plus pensable dans l’Histoire). Dans le lien entre les six traits (première partie : contre-révolution, anti-lumières, pessimisme, péché originel, sublime, vitupération) qui peuvent coller au « prototype » Baudelaire face à la Révolution française. Et les portraits (seconde partie : Chateaubriand et De Maistre, Renan et Bloy, Péguy, Thibaudet, Benda et Paulhan, Gracq, Barthes) : les deux derniers font figure d’intrus… On comprend mal (ou bien) surtout la lecture retrospective de Roland Barthes à partir de son dernier cours La préparation du roman (aussi révisionniste en son genre que l’exposition récente du Centre Pompidou). A vrai dire ce livre, qui se veut frère de ceux de Marc Fumaroli ou Paul Bénichou, rassemble plus qu’il ne les totalise une série d’essais (constamment passionnants quand il s’agit de la IIIè République des lettres) et se trouve comme gaché par son parfum de reniement (de la part d’un proche de Barthes) – on songe souvent au Jean-Paul Aron des Modernes (1984)

 

Charlotte Delbo : Auschwitz et après : Aucun de nous ne reviendra, Une connaissance inutile, Mesure de nos jours
Editions de Minuit
184 p, 192 p, 214 p, 9,15, 9,50, 11,50 E
ISBN 2-7073-0402-6, 2-7073-0290-2, 2-7073-0403-4
L’Album d’Auschwitz
Al Dante / Fondation pour la Mémoire de la Shoah
152 p, 22 E, ISBN

Dans la nouvelle configuration du Pavillon français d’Auschwitz inauguré fin janvier 2005, Charlotte Delbo incarne une des cinq figures emblématiques de la déportation, et Jacques Chirac choisit de cloturer son discours par un de ses poèmes. Delbo demeure cependant moins connue que Primo Levi ou Robert Antelme auquels son œuvre est comparable. Les raisons ? femme, communiste, résistante et « seulement » déportée, survivante décédée « seulement » en 198, inhumée au cimetière de Vigneux-sur-Seine ou elle était née, ayant eu une vie créatrice avant le camp, et une autre vie après le camp etc. Publié en 1965 (aux éditions de Minuit : 304 p, E, ISBN 2-7073-0217-1), Le convoi du 24 janvier (1943), réunit ce qui reste de 230 femmes déportées ce jour là dans des wagons à bestiaux de Compiègne à Auschwitz (quarante-neuf sont revenues « plus mortes que vives »). De Jeanne Alexandre à Madeleine Zani. Sur chaque femme, parfois la chance d’une biographie, le plus souvent de minces « biographèmes ». « Un échantillon sociologique » dit la Charlotte Delbo devenu collaboratrice de Henri Lefebvre après l’avoir été de Louis Jouvet (en témoigne les exergues). A l’arrivée, une « comédie humaine » entre Mémorial et Vie mode d’emploi (difficile d’imaginer que les jeunes Serge Klarsfeld et Georges Perec n’aient pas lu ce livre : comme le théorisait Jean Cayrol, l’expérience concentrationnaire accèlère la « modernité », il faut écrire autrement ce qui jamais n’a été vécu). Charlotte Delbo retrace sa propre existence à sa place alphabétique : Dudach Charlotte. Parallèlement elle composait une trilogie plus personnelle Auschwitz et après (initialement parue en 1970-71) : le premier volume contient des fragments sur le camp, dans le second revient le lyrisme d’un écrivain « ivre d’Apollinaire et de Claudel », dans le troisième, l’écrivain prête sa voix à quelques-unes de ses compagnes revenues.

Cette résurgence de Charlotte Delbo constitue à coup sûr un des événements du soixantième anniversaire qui interrompent et donnent sens et violence au lourd appareil « commémoratif ». On pourrait citer également : Falkenau de Samuel Fuller enfin montré sur Arte, ou l’exposition David Olère (1902-1985) au Mémorial de la Shoah, venue du kibboutz des Survivants du Ghetto.… Ou l’édition définitive de L’album d’Auschwitz : « L’album d’Auschwitz ne montre pas les morts mais les vivants » écrit Simone Veil dans la préface. Non pas six millions mais un plus un plus un… (comme dans Le convoi) que l’on voit sur près de deux-cent images prises par les SS en mai et juin 1944 lors de la déportation des juifs de Hongrie. Dans sa présentation, Serge Klarsfeld relate la véritable traque qui aboutit en 1980 à la première édition. Du Musée juif d’état de Prague à la rencontre avec Lili Zelmanic née Jacob née en 1926 à Bilky, à Miami. Les photographes se nomment Bernhard Walter projectionniste en Bavière, chef du service d’identification à Auschwitz et Ernst Hoffman son assistant, les clichés datent de mai 44 à Birkenau (au passage, on peut penser que l’identité nazie des preneurs de vue préserve cet album de la « querelle des images » – images justes ou juste des images – suscitée recemment autour de celles prises par des Sonderkommandos). L’album est aujourd’hui déposé à Yad Vashem. Deux textes historiques complètent cet indispensable volume : sur le complexe d’Auschwitz, sur les juifs de Hongrie.

 

Philip K. Dick le zappeur de mondes
Textes choisis et présentés par Evelyne Pieller
Collection Voyager avec…
Quinzaine litteraire-Louis Vuitton
232 p, 24 E, ISBN 2-910491-18-8

Paradoxe dans le paradoxe : déjà la collection Voyager avec… de La Quinzaine littéraire-Louis Vuitton déjoue l’idée même de « littérature de voyages » en faisant semblant de s’y conformer – enrôlant Proust ou Woolf, Maiakovski ou Soseki, aux côtés de ces autres grands écrivains tout court (même s’ils ont voyagé) que sont Conrad ou Cendrars. Cette fois-ci le bouchon est poussé un peu plus loin, en proposant une anthologie de Philip K Dick (1928-1982), le voyageur mental dont le poids sur la culture contemporaine (dans tous les domaines) est immense à l’ère d’Internet. Devenu un peu notre Zola, le plus naturaliste des auteurs (en France, je rappelle la biographie d’Emmanuel Carrère : Je suis vivant et vous êtes morts, Seuil 1993). Evelyne Pieller à son tour compose le livre comme un voyage : « Dick est plus qu’un créateur d’univers, ou pire (…) il ne découvre pas l’Amérique, il découvre qu’il y en a plusieurs simultanément ». Une initiation un peu (trop) pour « happy few » (le ton complice) que complète un lexique, des éléments biographiques et une bibliographie. L’iconographie est particulièrement réussie : photos de l’auteur, films (Rydley Scott, Steven Spielberg, Paul Veroheven, John Woo), art contemporain.

 

Bernard Frank : Les rues de ma vie
Le dilettante
220 p, 15 E, ISBN 2-84263-098-X
Hervé Chayette : 76 avenue Marceau
Seuil, coll Fiction et cie
170 p, 16 E, ISBN 2-02-081239-8

Il y aura sûrement un jour des thèses sur la temporalité chez Bernard Frank, son stupéfiant jeu avec la publication. D’autres enfin sur le paradoxe Frank : je connais peu d’écrivains français à ce point « de gauche » qui à ce point passe pour « de droite » (quand c’est plutôt le contraire qui est la norme). « Escroc rentier de sa jeunesse » a-t-il dit un jour. Après des débuts éclatants (1953), puis des « vacances à perpétuité » (de 1959 à 1970), il se borne à faire rééditer des livres anciens et des chroniques en différé, dans lesquelles mis au point un art de la conversation, du bavardage… lequel dissimule une analyse sans équivalent des tropismes français (né à Neuilly en 1929, Vichy conduisit sa famille à prolonger jusqu’en 1946 les vacances de l’été 1939). Ce livre comme nombre de précédents réunit des chroniques publiées entre octobre 1989 et mars 1992 dans la revue Urbanismes et architectures : « je parlais surtout de mes déménagements ». Le livre commence Choisy-le-Roi (moment de la chronique) et dans le 17è (moment chroniqué). Entre Patrick Modiano, voire Georges Perec (Espèce d’espaces), Balzac, Proust et… Gilles Pudlowski. Entre plan de Paris et carte des vins, une sorte de puzzle souple et feuilleté (cousins, chats, journaux, editeurs, compagnes). A lire pour ses portraits d’une éternelle Quatrième République des Lettres : Jean-Louis Curtis, Helène Morand, Florence Malraux, Mary Mac Carthy, Emmanuel Berl le mauvais double (« Pas assez collaborateur, pas assez résistant, trop humain, trop intelligent, somme toute trop juif français à l’ancienne ! »), Françoise Sagan omniprésente, Antoine Blondin le compagnon d’alcool. A la fin du volume, on sent venir la fatigue d’avoir à rendre la copie : Frank se borne presque à fournir des adresses de bonnes tables (« Au risque de blesser quelques consciences, le restaurant, le bistrot, la brasserie sont devenus l’église du monde moderne »).

Les rues de ma vie marquent le vingtième anniversaire du Dilettante qui démarra en 1985 sous le patronage de Bernard Frank en rééditant Grognards et Hussards (Les Temps Modernes, 1952). Avec cet article, « sans le savoir il y a des siècles, j’avais donné naissance en m’y opposant à une école littéraire qui s’ignorait » : cette magnifique description de l’écriture de droite (Aymé, Nimier) fut lue comme une apologie. Le Dilettante, héritier du Tout sur le tout, petit éditeur spécialisé en réhabilitation des vaincus de l’histoire littéraire (relayés par Raphael Sorin dans Le monde des livres d’alors) semble depuis 1985 dans ses choix (de Calet à Besson) s’être inspiré de cette distorsion. Sur le même sujet que Les rues de ma vie, on doit lire le surprenant premier livre (récit) d’Hervé Chayette (né en 1947, normalien, commissaire-priseur) : 76 avenue Marceau. En trois temps (Avenues, Chambres, Marronniers, voitures et autres lieux), un Barnabooth d’aujourd’hui nous fait visiter les pièces d’un appartement, les pièces du puzzle d’une mémoire. Sous les beaux quartiers (on y croise Papon), la Shoah, la grand-mère assassinée à Auschwitz. Sous la vanité (sociale, éclatante par exemple dans les souvenirs du maoisme), une vanité (qui dit avec l’accent yiddisch « l’Histoire avec sa grande Hache »). Un « récit » en forme d’anamorphose

 

Pierre Goldman : Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France
Seuil, collection Points
312 p, 8 E, ISBN 2-02-037176-6

« Je ne fus enfant, ni heureux ni malheureux (mon enfance fut une longue rêverie inerte qu’anima, seul, le spectacle d’Auschwitz, d’Oswiecim, en Pologne) » : né le 22 juin 1944 dans la clandestinité, Pierre Goldman se rêve en héros mort de la révolte du ghetto de Varsovie et de l’Affiche Rouge. Après la guerre, son père a repris une autre vie avec une autre femme, sa mère est parti construire le socialisme en Pologne, il lui rend visite… A l’été 65, « je fus saisi d’une fête qui venait de Cuba ». Insoumis, responsable du service d’ordre de l’UEC, Goldman échoue à concilier les deux (le né-mort « juif » et le vivant « nègre », caraibe) dans les luttes armées latino-américaines, au Venezuela. 1967, la guerre des six jours : Goldman qui se sent trop juif pour se sentir Israelien est néanmoins heureux que des juifs prennent les armes. 1968, mai : Goldman qui a pleuré lors du discours de Malraux pour Jean Moulin sait que l’Histoire est du côté de De Gaulle. Très vite après ces deux dates, le sartrien « philosophe » qui ne peut survivre se choisit « voyou » (au moment où dans deux pays voisins, des enfants de nazis et de fascistes se choisissent terroristes contre le silence des pères). Fin décembre 1969, accusé d’un meurtre, son existence se change en destin.

« Je suis né athée et je suis né juif. Ma longue obsession de la mort (j’ai passé trente et un ans à penser à la mort) prend source sans mon premier souffle ». Seuls comptent disait Bataille, les livres auquel l’auteur a été « contraint » : livre unique, fiévreux, oppressant, foudroyant (à la manière d’Aden Arabie, du Dernier des justes, d’Eden eden eden), les Souvenirs obscurs (1975) sont d’abord une défense rédigée en prison, contradictoire revendication d’innocence (factuelle) et de culpabilité (fondamentale – de n’être pas son père, ou Léopold Trepper – de survivre dans cette impossibilité), entre Série Noire et Kafka… Et de nouvelles « réflexions sur la question juive », alors que la « Shoah » commence à peine à émerger de la « Déportation » (1975 est également l’année de W ou le souvenir d’enfance et de La vie devant soi). Acquitté en 1976, auteur d’un second livre (L’ordinaire mesaventure d’Archibald Rapopport 1977), Pierre Goldman sera assassiné en 1979. Ce livre puis le destin de l’auteur ont suscité de nombreux ouvrages (Finkielkraut, Debray, Cixous, Rabi…). Pour accompagner cette réédition, Le Seuil publie inexplicablement une « biographie » accablante (dans les deux sens) de Pierre Goldman, le frère de l’ombre (Michaël Prazan. 298 p, 21 E, ISBN 2-02-067895-0) que l’écrivain n’interresse à peu près pas (imaginez un livre sur Rimbaud qui porterait uniquement sur ses activités commerciales)

 

Gustav Klimt : Papiers érotiques
Gallimard
192 p, 35 E, ISBN 2-07-011805-3
Jean-Luc Moulène – Régis Durand : Entretiens
Jeu de Paume
40 p, 8 E, ISBN 2-915704-02-3

Dans le premier de ces livres, on retrouvera les dessins montrés ce printemps au musée Maillol, certains déjà en 198 au Centre Pompidou lors de Vienne ou l’apocalypse joyeuse). Gustav Klimt, (1862-1918), inventeur de la Secession en 1898, plus connu pour ses femmes-armures cuirassées de mythologie que pour ces « calices de chair » (Werner Hoffman) ; en effet dans ces dessins tout en courbes et fentes, dentelles et toisons, il s’agit pour l’essentiel de scènes de masturbation, de l’énigme close sur elle-même de la jouissance féminine, laquelle effrayait Weininger, et fascinait Musil (les femmes de l’Homme sans qualités), Schnitzler ou Freud (qui ne cessa des Etudes sur l’hystérie à la conférence de 1932 sur la féminité d’en poursuivre la comprehension). Klimt : « cette fille a un corps dont le derrière est plus beau et plus intelligent que le visage de beaucoup d’autres ». En France, ces dessins sont contemporains de ceux de Rodin, comme ils le sont des premiers romans de Colette. D’une autre époque (du sexe, de l’image) que la nôtre, de celle où néanmoins se noue (selon Foucault) un lien qui n’est pas défait du sexe et de la vérité (on peut penser à Catherine M. ou à l’extraordinaire Choses secrètes de Jean-Claude Brisseau) même s’il se perd dans le flou de « l’impératif pornographique »

Dans la seconde brochure, on ne trouvera justement quasi pas trace (et surtout pas de reproduction) des treize magnifiques portraits nus de femmes (haut et bas à égalité, visages dégagés, jambes ouvertes) de l’exposition Jean-Luc Moulène au Musée du Jeu de Paume place de la Concorde (je souligne) qu’elle commente. Aussi frontaux que les grands Klimt habillés. Jean-Luc Moulène fait dit-il se rejoindre deux types d’images, héritées de deux inventions de masse qui marquent fortement l’origine de la photographie : la photographie d’identité (Alphonse Bertillon), et la photographie pornographique (Auguste Bellocq). Selon une manière qui n’est pas sans évoquer la photo allemande (d’August Sander à Thomas Ruff). Plus que l’iconographie porno ordinaire (qui fuit la frontalité, et surtout via le décor joue la carte du récit et des identifications à rebours de l’identité ; ici le fond est monochrome). Ne pas oublier que L’origine du monde est un portrait : le con de Jo l’irlandaise, et que le portrait du visage par Courbet se trouve au Musée de Stockholm. « Ma première vision du projet a été cela, réunir tête et sexe dans un seul corps d’image. Il ne s’agit pas d’expression, mais plutôt de précipiter expérimentalement et concrètement les images mentales que cette coupure a engagées ». A vrai dire, un peu comme le remplissage de deux des quatre salles du Musée de travaux plus que médiocres (une cinquième l’était de nus), la brochure vaut surtout comme symptôme d’un malaise : discours confus, recours à un alibi politique (les femmes sont des « filles d’Amsterdam » qui ont été rémunérées pour poser, ce sont « des photos qu’on ne peut pas demander à des bourgeoises » (?), impossibilité en un mot de l’artiste et du commissaire à être à la hauteur des images. Bien plus que leurs homologues d’avant 1914 avec les leurs… A suivre

 

Milan Kundera : Le rideau, essai en sept parties
Gallimard
198 p, 16,90 E, ISBN 2-07-077435-X
Jean Canavaggio : Don Quichotte du livre au mythe. Quatre siècles d’errance
Fayard
348 p, 20 E, ISBN 2-213-62388-0

« Un romancier qui parle de l’art du roman ce n’est pas un professeur discourant depuis sa chaire ». Après L’art du roman et Les testaments trahis, avec Le rideau (emprunté à Cervantés), Milan Kundera propose de nouvelles variations sur son histoire personnelle du roman – une « théorie légère et plaisante car c’est ainsi que théorise un romancier ». Kundera se promène dans Rabelais, Fielding, Sterne, Balzac et Dostoievski etc… arpente les territoires de ses quatre favoris : Kafka, Musil, Broch, Gombrowicz ou des latino-américains découverts à Prague avant l’exil. A vrai dire tout le bonheur du livre réside dans la façon qu’a l’auteur de faire un roman de tous les romans (Anna Karenine, Madame Bovary sont aussi des personnages de Milan Kundera) versus dans les micro-lectures (par exemple de Stifter ou de Césaire) qui l’émaillent. Les parties un et cinq sont plus directement théoriques : Kundera s’y montre héritier contrarié de Hegel et du premier Lukacs, qui voient en Don Quichotte l’envers de Descartes (cogito versus hidalgo) et de Bakhtine. Le roman n’est pas un « genre littéraire » mais un moyen de connaissance existentiel. Les arts ont une histoire, ni progrès ni répétition, l’histoire d’un art est une géographie : « la poétique de Flaubert ne déconsidère pas celle de Balzac de même que la découverte du Pôle Nord ne rend pas caduque celle de l’Amérique ».

A la page 58, Milan Kundera nous raconte son refus d’une préface qui le faisait « slave » et toute la seconde partie du livre oppose « petit contexte » national et « grand contexte » mondial et plaide pour le second. Je me demande si cet appel à une géopolitique littéraire dans la ligne de Goethe et de sa Weltlitteratur, n’est le principal pli du Rideau – et le défaut de sa cuirasse, car il s’arrète en route : le « grand contexte » a une histoire (lié à ce que l’auteur appelle les provincialismes symétriques « des grandes nations et des petites »), il faut penser ses nouvelles « conditions de possibilité » (la foire de Francfort est loin du patriarche de Weimar) ; et bizarrement, l’auteur de La plaisanterie oublie que cette question est un thème majeur des œuvres (polonité de Pimko, Cacanie d’Ulrich) et non seulement une obsession de critiques (on regrette au passage que sa bibliothèque n’inclut pas des écrivains-limites comme Vladimir Nabokov – l’addition de deux contextes, ou Samuel Beckett – leur soustraction). Parmi les autres questions que pose ce livre important (malheureusement voué à être célébré ou ignoré, jamais discuté), celle évidemment de la biographie des écrivains : la diatribe juste contre la « morale de l’archive » ne peut suffir à justifier le plaidoyer pour Cioran victime des biographes (car c’est là aussi via l’évolution de l’œuvre que l’interrogation revient sur le passé effacé).

Milan Kundera ne figure pas à l’index du livre de Jean Canavaggio, qui prend pourtant le temps de discuter longuement un cours mineur de Nabokov… Editeur de Cervantès dans La Pléiade et son biographe, ce professeur de litterature espagnole signe là une brève encyclopédie des éditions, traductions, adaptations, imitations du héros de la Manche. Evidemment plus informée sur l’Espagne et le monde hispanophone (le 23 janvier 1616 est devenu jour Cervantès en Espagne). Un livre utile parce qu’entre autres il permet la généalogie de la théorie du roman de Milan Kundera (du Romantisme allemand au premier Lukacs via Hegel)

 

Edouard Levé : Autoportrait
POL
126 p, 14 E, ISBN 2-84682-064-3
Thomas Clerc : Maurice Sachs le desoeuvré
Alia
158 p, 6,10 E, ISBN 2-911188-169-X
Valérie Mréjen
, texte de Elisabeth Lebovici
Léo Sheer
90 p, 40 E, ISBN 2-915280-71-1

Humour objectif : alors que Philippe Lejeune donne un tome 2 du Pacte autobiographique (Signes de vie, 280 p, 21 E) de plus en plus loin de la littérature, et que les débats se multiplient, concernant la case oubliée dans le livre désormais classique de 1975 (exemple : Doubrovsky, Colonna, Vilain, Gasparini dans Le magazine littéraire n°440, mars 2005) – ni l’un ni les autres ne remettent en cause le « moi », l’autofiction porte sur les fictions du moi, très rarement sur la fiction nommée « moi »… – au même moment donc, paraissent trois livres qui se demandent « qui est moi aujourd’hui ? ». Sur la couverture de Levé (je rappelle ses Œuvres et son Journal), un demi-portrait de l’auteur en pointillé… A l’intérieur cent-vingt pages de biographèmes et de souvenirs : « Adolescent, je croyais que La vie mode d’emploi m’aiderait à vivre et Suicide mode d’emploi à mourir. J’ai passé trois ans et trois mois à l’étranger. Je préfère regarder sur ma gauche » Etc. Toujours à mi-chemin du « J’aime, j’aime pas » de Barthes par Barthes (1975) et du Je me souviens de Perec (1978). Plus exactement au point de passage du premier (« mon corps n’est pas le même que le vôtre », dandysme) dans le second (moi est tissé de « choses communes », sociologie). Edouard Levé ou l’autobiographie de tout le monde.

Thomas Clerc « joue » dans les photos de son ami Edouard Levé. Ce spécialiste de la « littérature personnelle » devait jusqu’alors sa notoriété à des articles de gardien de l’ordre littéraire dans les pages Rebonds et Idées des quotidiens. Autant prévenir, il faut (un peu) connaître Maurice Ettinghausen dit Maurice Sachs (1906 –1945) ses treize livres dont dix posthumes, ceux de Violette Leduc, de Modiano, la biographie d’Henri Raczymow (Maurice Sachs ou les travaux forcés de la frivolité, Gallimard) et bien la bibliothèque française du XXe siècle pour saisir les beautés de ce premier livre. Un « hetéroportrait » dit Clerc, qui date de la ruine de son père en 1972 son interet pour la « valeur stable » de la littérature (comme marché inversé, voir Blanchot ou Bourdieu). Hétéroportrait, cela peut s’entendre en deux sens : portrait de Thomas Clerc en Roland Barthes (dont il a édité le cours sur le Neutre) qu’il mime (caricature) absolument en déclinant une « rhétorique de l’existence » en vingt figures et n plus ou moins longs fragments : Sachs est son Michelet, son Sade-Fourier-Loyola, son Barthes. « Moins qu’un auteur, Sachs était une figure de style ». Portrait de l’écrivain contemporain « désoeuvré » de l’époque Ardisson, l’oxymore, le rebelle-cynique – dont Jean-Edern Hallier fut le modèle anticipateur trash et Frédéric Beigbeder la principale transitoire incarnation, en figure infiniment plus tragique : Maurice Sachs le grand escroc, juif et collabo, abbé et indic, traitre à tout. « A-t-on déjà remarqué que le boustrophédon de livres est servil ? ». Avec Levé, Clerc (des noms propres… communs) donc, les antipodes de l’autofiction (angofiction ou ernaufiction) contemporaine. On retrouve les deux auteurs-amis jouant au ping-pong sur la dernière photo du livre qui réunit les textes (et le DVD) de quatre films de Valérie Mréjen (je rappelle ses livres chez Alia : Mon grand-père, L’agrume, Eau sauvage). La même publie aussi chez petit POL un livre à l’intention des enfants

 

Paul Nizan : Articles littéraires et politiques tome 1 (1923-1935)
Joseph K
570 p, 30 E, ISBN 2-910686-43-4

Cette édition (premier de quatre volumes, qui en tout comprendront huit-cent articles) est peut-être à ce jour le principal événement de l’année Sartre – qui est aussi une année Nizan : tous deux sont nés en 1905, ils se rencontrent en 1917 (sic) au lycée Henri IV. Paul Nizan ? Né en 1905 à Tours donc, normalien en 1924, passé d’un dandysme très droitier au marxisme après un séjour à Aden en 1926-27, agrégé de philosophie en 1929, auteur en 1931 d’Aden-Arabie puis de romans majeurs (Antoine Bloyé 1933, Le cheval de troie 1935, La conspiration 1938), professeur de philosophie à Bourg-en-Bresse, puis journaliste communiste, tué à l’ennemi en mai 1940 peu après sa démission du Parti pour cause de pacte germano-soviétique (à trente-cinq ans !), « assassiné » par Aragon en 1945-47 (le personnage du traitre Orfilat dans Les communistes), rené en 1960 grâce à Jean-Paul Sartre (et François Maspero). Depuis, de nouveau étudié et édité (Jean-Jacques Brochier, Pascal Ory, Annie Cohen-Solal)… cette édition complète qui permet de prendre la mesure d’une pensée que rien n’indiffere (la psychanalyse, l’anthropologie, le surréalisme) et ou jamais les interets de la Révolution n’émoussent les vérités de la Révolte, devrait inaugurer une troisième vie posthume.

« Toute littérature est une propagande ». L’analyse formelle des œuvres n’en patit jamais. Constamment le lecteur de 2005 est ébloui par la justesse et la férocité de Nizan (les textes proviennent de Bifur ou de la NRF comme de L’humanité). Peu de livre rendent à ce point jaloux, on aimerait citer trois-cent pages… Sur Céline en 1932 (« Cette révolte pure peut le mener n’importe ou, parmi nous, contre nous ou nulle part »), « les » Drieu ou… la jeune Yourcenar (« son talent est grand, elle l’occupe à des exercices savants à l’usage des gens cultivés qui préfèrent ne pas penser le monde ou ils vivent »)… ou encore le portrait de Jean Prévost en 1929 (« on voit un jeune bourgeois en action cachant ses lachetés derrière le dos de la raison : il est plein d’esprit critique »), ou les pages sur Jacques de Lacretelle en 19 (« un des traits de la vie littéraire bourgeoise c’est qu’elle puisse créer du néant ces personnages de faux grands écrivains »). Il commente la thèse de Lacan en 1933, tout de suite les premiers livres de Michaux… Nizan écrit pour les russes un article lumineux sur Malraux en 1934 (une comparaison avec Heidegger), pour les français sur Vertov en 1935 (« une date dans l’histoire du cinéma »). Des articles sur Mauriac romancier en 1935 qui anticipent ceux de Sartre… Je parlais de l’année Sartre : je reviendrai dans Vient de paraitre 22 sur le livre de Michel Contat : Sartre (Textuel), le catalogue Sartre de l’exposition de la BNF-Gallimard et les numéros spéciaux de Libération et du Magazine littéraire

 

Vient de paraître n°22 (septembre 2005)

Lucien d’Azay : A la recherche de Sunsiaré. Une vie
Gallimard
392 p, 22,50 E, ISBN 2-07-077494-5

Sunsiaré de Larcone est le pseudonyme d’une jeune romancière morte à vingt-sept ans le 28 septembre 1962 à vingt-trois heures quarante-cinq dans une Aston-Martin sur l’autoroute de l’Ouest, en compagnie du « hussard » Roger Nimier, trente-sept ans (un nom dans une « série » funeste au tournant des Républiques quatrième et cinquième : Françoise Sagan indemne, Albert Camus, les deux fils d’André Malraux, Jean-René Huguenin, Françoise Dorleac) ; aujourd’hui encore, nul ne sait qui tenait le volant. Lucien d’Azay (un pseudonyme ?) est né quatre ans plus tard en 1966 d’un père appelé en Algérie, il vit à Venise, est amoureux d’une jeune allemande askhénaze Esther Geist (autre pseudo) qui travaille sur la division SS Charlemagne et qu’il rejoint parfois à Paris dans le quartier des éditions Gallimard, non loin de la dernière adresse de Sunsiare 25 rue de Lille. Tout de suite, le livre tresse les trois vies, les trois fils, les superpose : « J’ai mené cette enquète pour comprendre d’où venait le désir qui me poussait à la faire ».

Plus celle-ci avance, plus l’héroine se montre contradictoire, insaisissable…. Suzy Durupt, de « milieu modeste », a quitté en 1952 l’Algérie pour les Vosges ; elle subsiste à Paris comme mannequin et figurante (au cinema), surtout figure (de femme libre façon Sagan ou Bardot – qui pratique autant l’amour de près que « de loin ») mais à rebours obsédée par Julien Gracq (Au château d’Argol), premier témoin que rencontre D’Azay, et Raymond Soulès devenu Abellio (La structure absolue) dont elle se veut la muse. La messagère, son roman, est jusqu’au kitsch inspiré du déjà kitsch Rivage des Syrtes ou de Maeterlinck : les extraits en sont accablants, quand à l’inverse le même ton dans les lettres de Sunsiaré finit par troubler… Outre celui de cette moderne Emma entre Melusine et Claudia Schiffer, un des charmes du livre réside dans la lumière qu’il fait sur une zone (« jungienne ») ignorée, du monde des lettres ou s’entrelacent second surréalisme et nostalgies post-collaboration (Guy Dupré, Gilbert Durand, Michel Camus, André Pieyre de Mandiargues, Jean-Claude Brisville…). Un troisième tient de ce qu’il dessine un labyrinthe mental qui jointe Dorsoduro à Saint-Germain des Prés… et dont le centre… se trouve être la boutique de Jacques Casanova (sic) dans les jardins du Palais Royal… « A la recherche » de Sunsiaré ? « Proust » est évidemment cousu de « Modiano »…

 

Africa Remix
Centre Georges Pompidou
340 p, 39,90 E, TSBN 2-84426-280-5
Jean-Loup Amselle : L’art de la friche, essai sur l’art africain contemporain
Flammarion
214 p, 21 E, ISBN 2-08-210447-8
Christophe Domino, André Magnin : L’art africain contemporain
Scala
128 p, 15 E, 2-86656-357-3

1989, Bicentenaire de la Révolution Française… et exposition Les Magiciens de la Terre de Jean-Hubert Martin à Beaubourg et à La Villette, et… manifeste lancé par le collectionneur Jacques Kerchache « pour que les chefs d’œuvres du monde naissent libres et égaux en droit ». Autrement dit la France du monde de l’art et des musées commençant alors à comprendre (et à combler) son retard par rapport aux autres pays impériaux (celui de la géographie aggravant celui de l’histoire : l’art contemporain toujours pensé comme moderne). D’où l’ouverture en avril 2006 du Musée des Arts et Civilisations du Quai Branly (préfiguré au Pavillon des Sessions du Louvre), d’où cette exposition Africa Remix, qui s’est tenue du 25 mai au 8 aout au Centre Georges Pompidou (80 artistes) – après Düsseldorf et Londres, avant Tokyo. Les deux commissaires, Marie-Laure Bernadac et Simon Njami veulent donner à voir « le morceau de puzzle manquant de la nouvelle carte mondiale de l’art ». Identité et histoire, corps et esprit, ville et terre : on retrouve dans le livre les interrogations de l’exposition. Question centrale du livre : que veut dire « africain », dès lors que ni la couleur ni le continent ne donnent la réponse ? (à noter que pour la premiere fois le Maghreb est inclus dans l’Afrique). A signaler un essai de Jean-Hubert Martin. Et surtout à la fin du volume Africa sampler (Thomas Boutoux et Cédric Vincent), un dictionnaire de cent-trente entrées qui à lui seul rend ce catalogue indispensable : un panorama sans équivalent, des négritudes d’après-guerre aux « post-colonial studies » d’un demi-siècle de débats dans le « monde noir ».

« Concentré de la globalisation » écrit Marie-Laure Bernadac de l’Afrique. Parmi les auteurs, l’anthropologue Jean-Loup Amselle (je rappelle : Logiques métisses 1990, Branchements 2001) lequel simultanément publie un essai hostile au PACAF, le « paysage artistique et culturel franco-africain », à la « Françafriche » (néologisme forgé sur sur le modèle « FrançAfrique »). Sept essais inégaux, (mal) rassemblés, journalistiques, contre ce qui ne serait qu’un primitivisme de plus. Malgré la masse d’information à glaner dans les notes, une vraie déception : l’africaniste connaît mal l’art contemporain et sous-estime l’autonomie du champ de l’art (le Palais de Tokyo n’est pas « jospinien », le Quai Branly « chiraquien » autrement…). Manque de sociologie : à quelles conditions un « partage d’exotismes » est-il possible ? Comment échapper non seulement au primitivisme mais aussi au mimétisme ? (la question concerne à vrai dire tout l’art issu des zones éloignées des quelques pays du Nord-Ouest où se décide la légitimité). Il eut fallu pour cela partir des œuvres des artistes, des meilleurs (Barthelémy Toguo et Yinka Shonibare, ou Zoulikha Bouabdella…) comme des autres. Africa Remix fournissait l’occasion. Peu convaincante au passage, l’opposition entre artistes « académiques » et « autodidactes » (les deux dépendent du regard de l’autre)… A signaler à ce propos, un petit livre pédagogique, signé Christophe Domino et André Magnin (collaborateur de Jean-Hubert Martin et acheteur de la collection Pigozzi (environ 6000 œuvres, beaucoup furent présentés au Grimaldi Forum de Monaco cet été) présentant douze de ces derniers (les « autodidactes »).

 

Jean Baudrillard
(sous la direction de François L’Yvonnet)
Cahier de l’Herne
328 p, 49 E, ISBN 2-85197-146-8

« Lisant Baudrillard dans un aéroport ». Je pense depuis longtemps que ce vers de Gisants de Michel Deguy dit la vérité de l’auteur de Cool memories (cinq volumes depuis 1987) depuis 1979 (De la séduction ; il y eut auparavant un premier Baudrillard germaniste et traducteur, puis un second sociologue de 1968 à 1976 jusqu’au tournant de L’échange symbolique et la mort). Le plus juste commentaire de cette œuvre de no man’s land, qui colle à la mort de Lady Di, au Loft de Loana, au 11 septembre, à Matrix… à chaque « événement », chaque interruption… Baudrillard ? le nom propre d’une sorte de doxa paradoxale qui énonce pourquoi « il y a rien plutôt que quelque chose », la plus sexy des idéologies spontanées pour intellectuel contemporain, le demi-habile pascalien absolu jouant à l’habile total, la parfaite pensée infalsifiable selon Karl Popper puisqu’elle se donne comme déjà falsifiée (exemple : La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, 1991), etc, etc. Ou encore : la plus durable version française de la fin de l’histoire selon Alexandre Kojève et Raymond Queneau – dont Guy Debord ou Paul Virilio offrent d’autres variantes (lire par exemple Amérique, 1986). Le « sage » d’aujourd’hui : en 2005 pour le soldat Valentin Bru du Dimanche de la vie, l’aéroport a remplacé la caserne : « Mon ambition était d’occuper le seul lieu imprenable : au delà de la fin – avec vue imprenable sur le monde. Mais la fin vous rattrape » (Hétérodafe, 2004).

François Cusset le faisait remarquer (French theory, voir V de P n°), il y revient ici : Jean Baudrillard n’a pas grand chose à voir avec la « French théorie » américaine – qui regroupe des gens entretenant tout de même un certain rapport au savoir (ne pas oublier Oublier Foucault, 1977). Dans ce Cahier en tant que tel paradoxal (un monument qui d’autodétruit) qu’on imagine néanmoins largement destiné à l’exportation, beaucoup, c’est l’usage, de rédactions-dissertations (de type « moi et JB »). Sous cet angle, l’introduction de François L’Yvonnet Une affaire d’identité est un inénarrable morceau d’anthologie, d’un comique qu’on espère voulu. Des textes à signaler cependant : un entretien avec le romancier (par les moyens de la théorie) Philippe Muray (Homo Festivus), des souvenirs (Jacques Donzelot), une petite dizaine d’inédits du maitre (dont Le virtuel et l’évenementiel, 2003, Heterodafe, 2004, Pataphysique de… 1948). Justement : la section IX du volume est intitulée Pataphysique : on y apprend (j’y ai appris) que J.B. (né en 1928) avait été au lycée de Reims initié à la Pataphysique par Emmanuel Peillet en personne, élevé en 2001 à la dignité de « satrape transcendental » de la « science des solutions imaginaires » du docteur Faustroll. En témoignent autant les bouts rimés de Baudrillard – Valentin Bru (« Eh dit donc Dodi / Qu’as-tu fait de Lady Di ? ») que sa traduction de neuf poèmes de Holderlin. Naguère le Collège de Pataphysique avait diffusé un papillon : « Jean Paulhan n’existe pas » (je renvoie au roman d’Henri Thomas : Une saison volée). Ce Cahier de l’Herne permettra de se rendre définitivement compte que Jean Baudrillard est une fiction (non dénuée de séduction)

 

La Biennale di Venezia, 51 art exhibition
3 vol : The experience of art, Always a little further, Participating countries – collateral events
(sous la direction de Maria de Coral et Rosa Martinez)
Marsilo editore
260, 304 et 224 p, E, ISBN 88-317-8801-9
Annette Messager : Casino
Editions Xavier Barral – Paris Musées
174 p, 39 E, ISBN 2-915173-06-0

Sur le dépliant de la Biennale, deux touristes chinois accompagnés d’un chien cherchent, plan en main, leur chemin dans la ville… pour la troisième fois, la Biennale de Venise 2005 fut une biennale de transition : le champ mondial de l’art continue de faire exploser les pavillons nationaux des Giardini (imperiaux d’un côté, petits pays de l’autre côté du canal). Le marché l’emporte sur l’autonomie d’antan (Bâle – sa foire qui suit- est le nouvel horizon de la lagune : le 8 juin, une avant-première pour les collectionneurs précédait le vernissage (quand, dans les années 70, à ses débuts qui étaient aussi ceux de l’art contemporain, rappelle Annette Messager dans Casino « le marché était inexistant »). L’heteronomie, le pouvoir de l’argent sont souvent revendiqués comme tels : sous pavillon Prada à la Fondation Cini, Francesco Vezzoli exposait en « hommage » à Pasolini, une vraie-fausse émission de trash-télévision berlusconienne : Comizi di non amore.

L’interet de ce triple album sera de préserver la trace de ces accélérations. L’expérience de l’art : au Pavillon italien, conçu par Maria de Coral, on pouvait admirer l’eclectique collection d’un musée d’art moderne et contemporain (madrilène : au centre, les Bacon ultimes). Toujours un peu plus loin : à l’Arsenal, sous la houlette de Rosa Martinez, triomphent et la nouvelle génération d’Amérique latine, et l’art d’après la télévision (dans la ligne de la dernière Documenta de Kassel), un art dominé deux fois (par le Nord, par les médias). Contrées participantes passe en revue les soixante-dix pays participants à ces J0 de l’art : beaucoup de nationalisme (Islande), enormément de mimétisme occidental (l’Inde sur la Giudecca). Mais nombre d’œuvres importantes refléchissent en refletant la situation de l’artiste et-ou la place du pays : Gilbert et Georges pour la Grande-Bretagne, Artur Zmijewski pour la Pologne, Guy Ben-Ner pour Israel, Hans Schabus pour l’Autriche, Mandana Moghaddam pour l’Iran, etc. Commissaires espagnols obligent (?), il revenait au pavillon espagnol, via une installation documentaire d’Antonio Muntadas, de mettre en abyme l’évolution de la manifestation. Malheureusement en demeurant dans une sociologie externe, quantitative (nombre de pays, de visiteurs etc), sans regard sur les œuvres…

Une longue querelle-écran de « l’art français » a occupé les premiers jours de la Biennale – déplacement depuis le rapport Quemin en 2001 de la querelle de l’art contemporain (quand c’est « l’art en France » qui devrait être interrogé). Laquelle qui a un peu occulté Annette Messager, qui au pavillon français présentait une version bousculée du Pinocchio de Collodi, installation-opera en trois temps, salle du pantin menteur, salle du trampoline, surtout au centre une « salle rouge » : des vagues de soie rouge sang, charriant et avalant dés, maisons et méduses – une Origine du monde (difficile de ne pas pas penser à l’incipit de Femmes de Philippe Sollers). En sus de l’iconographie, Casino le livre comprend deux textes l’un de Julia Kristeva qui « se voyage » de Casanova à Freud, l’autre de Didier Semin qui resitue l’artiste sur la « scène parisienne » après 68 et dans l’héritage surréaliste. Plus un entretien avec Suzanne Pagé et Béatrice Parent les commissaires, sur sa trajectoire. Du féminisme (A.M. « collectionneuse, femme pratique, truqueuse, amoureuse, colporteuse ») au Casino (jeu, bordel) au « pavillon français ». « Qui perd gagne » a-t-elle calligraphié à la première page : Annette Messager a remporté en juin le grand prix du meilleur pavillon.

 

Florence Delay, Jacques Roubaud : Graal-Théatre
Gallimard
614 p, 28 E, ISBN 2-07-077469-4
Jean-Patrick Manchette : Romans noirs
Quarto
Gallimard
1344 p, 26,90 E, ISBN 2-07-077439-2

Deux sommes symétriques (dix « branches ou pièces » ici, dix romans là) que pourrait éclairer une réflexion « formaliste russe » attentive à l’évolution litteraire (Iouri Tynianov) et non platement monographique. Autour de 1983 viennent à maturité deux voies de recommencement de la littérature française dont la genèse remonte aux environs de 1968 (voir Le roman français contemporain, adpf 2002). Face aux noces manquées des avant-gardes et du monde (retour des « intellectuels spécifiques » à des postures d’« intellectuel total », engagement, pétitions), les nouveaux entrants en littérature, qui n’ont pas renoncé à la « tradition du nouveau » imaginent de continuer autrement, marche arrière (dans la bibliothèque) et pas de côté (théatral) ou descente à la cave (paralitteraire) et mains sales (politique) : « marche du cheval » de la littérature française…

Ici, les « archaistes novateurs » se saisissent de la matière de Bretagne, des aventures du Roi Arthur. Le mathématicien Jacques Roubaud est poète (E, 1967, Mono no aware 1970), oulipien et membre du collectif Change, l’hispaniste Florence Delay, qui avait incarné la Jeanne d’Arc de Bresson, romancière (Minuit sur les jeux, 1973). Graal-Théatre entend renouer, en deça des siècles classiques et progressistes, avec les enfances de la prose, remonter avant le roman, avant le français moderne. De Joseph d’Arimathie et Merlin l’enchanteur à Galaad ou la quete et La tragédie du roi Arthur, les « scribes » avait donné six pièces dans les années 70, le cycle est désormais achevé. « J’appelle ancien ce qui me donne le souffle, nouveau ce qui me le coupe » écrivit un jour (à propos de Robert Desnos) Florence Delay. C’est exactement cela : la litterature comme l’inconscient ignore le temps (lue de près ce Graal est d’ailleurs très lacanien et très vitezien)

Là le dynamiteur des littératures noire et blanche : mort avant l’heure, Jean-Patrick Manchette (1942-1995) reste l’écrivain qui a extrait le roman policier français de Simenon (naturalisme métaphysique) et Simonin (langue verte), et tenté de faire pour la Série Noire, dans la France « bloquée » (Chaban-Delmas) des années Pompidou-Cause du peuple, ce que ses classiques avaient fait en Amérique… A l’arrivée, neuf romans, de Laissez bronzer les cadavres, un « exercice de style » avec Jean-Pierre Bastid, à La position du tireur couché (1971-1981) – plus un inédit inachevé. Après quoi Manchette, devenu le père d’un « néopolar » à la française qu’il finit par désavouer (« poujado-gauchiste »), plus surement, coté littérature blanche, d’un Jean Echenoz (et la suite) se replia peu à peu sur ses Chroniques (Rivages) qui en sont le meilleur commentaire et un grand livre très méconnu de théorie (par exemple l’article sur l’usage du stéréotype chez Donald Westlake).

Deux « plus » rendent indispensable ce Quarto Manchette : une « vie et œuvre » de l’auteur qui aimait « les jeux (à l’exclusion des jeux d’argent), le cinéma hollywoodien, le jazz, la pensée allemande, l’entrecôte », due à Melissa Manchette et Doug Headline, compagne et fils de l’écrivain – qui permet de comprendre la genèse (situationnisme, « travaux d’écriture très divers ») de son écriture. Et la liste complète des traductions « alimentaires » dont on peut penser qu’elles appartiennent à l’œuvre. En revanche, un pathétique et parodique dictionnaire baptisé « coin des affaires » tient lieu de documents sur Manchette et ses contemporains (aucune mention jamais de son texte sur Cherokee, ni de la préface récente d’Echenoz à Fatale). Dont on m’accordera qu’ils sont d’un accès moins évident que les romans de la Table Ronde…

 

François George Maugarlonne : Le concept d’existence – Deux études sur Sartre
Christian Bourgois
298 p, 23 E, ISBN 2-267-01761-X

François George (né en 1947) ne fut pas toujours… Maugarlonne, il y a eu un premier François George (Prof à T, L’effet yau de poele, sur Lacan, La loi et le phénomène, sur Arsène Lupin, etc). Avant Histoire personnelle de la France en 1983. C’est cet homme jeune que Deux études sur Sartre en 1976 firent entrer au comité de rédaction des Temps Modernes. Dans l’entre-soi des commémorations, la réédition de ce livre (resté confus malgré les coupes et ajouts – plein de phrases comme celle-ci, page 134 : « il est des jeunes gens qui cherchent une cuisse de Jupiter et dont un cuisinier de l’histoire fait le sel de la terre ») est une respiration : dans la ligne des travaux de Francis Jeanson, il restitue Jean-Paul Sartre dans l’histoire française de la « mort de Dieu » dont la Révolution Française est l’épicentre. Via une attention chez lui à la question du père. « Sartre n’est pas doué pour être fils et anti-père est sa vocation ». Il fut surement le premier intellectuel absolument athée, poussant à son terme, voire à son terminus, le cogito cartésien : qu’on songe à la trajectoire qui mène de La Nausée (la contingence, le pour-soi) à la dernière phrase des Mots (« tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut et que vaut n’importe qui »). Mais peut-être pas (ce qui est une autre histoire) athée absolument.

Ses contemporains ? De Gaulle, montre avec originalité François George (« un homme jeté hors de toutes les séries » écrivait l’interressé), j’ajouterai les écrivains catholiques généralisés ou restreints (Claudel, Bernanos ou Mauriac), et tous ceux qui recousurent la plaie (les surréalistes par le romantisme allemand, Malraux par la fraternité dans l’Histoire puis par l’art, Camus par l’absurde puis la révolte, etc). Certainement pas Raymond Aron en tous cas (ils sont proprement incommensurables, pas du même ordre, de la même espèce) dont, dans une logique faussement objective de procès posthume, le nom a occupé la part des commémorations qui échappait à l’entre-soi (pour un exposé de cette doxa « sciences-po », voir le numéro spécial de la revue L’Histoire p, E, ISBN, où le texte de Michel Winock qui clot de façon pour le moins incongrue le catalogue de l’exposition Sartre de la BNF).

Contenaire suite (sans fin) : à signaler le remarquable numéro du Magazine litteraire (le texte de Michel Rybalka sur le genre litteraire du « rocantin ») et à côté de la réédition en Folio du numéro spécial des Temps modernes, deux ensembles de témoignages sur l’héritage : L’empreinte de Sartre (Libération n°7413 du 11 mars 2005) et Pourquoi Sartre ? (sous la direction de Vincent von Wroblewsky, Editions Le bord de l’eau, p, E, ISBN). Enfin une surprise, l’album de photo inédit d’un voyage en Lithuanie à l’été 1965 après le Nobel (Editions Le bord de l’eau, 160 p, 30 E, ISBN 2-915651-21-3 ; à lire : pour le texte de l’accompagnateur, à la rhétorique « socialiste » et «nationaliste » intacte – et à voir : un ensemble rare de photos d’Antanas Sutkus de Sartre, du Castor et de Léna Zonina, la dédicataire des Mots)

 

Mireille Havet : Journal 1919-1924 : Aller droit à l’enfer par le chemin même qui le fait oublier (édition établie par Pierre Plateau)
Editions Claire Paulhan
538 p, 35 E, ISBN 2-912222-21-4
CarnavaL Roman autobiographique suivi de 37 extraits du Journal de l’auteur, 2 poèmes, 54 lettres et 50 articles
Editions Claire Paulhan
244p, 23 E, ISBN 2-91-2222-22-2

Une des plus heureuses résurrection de ces dernières années (une malle entreposée chez la comédienne Ludmila Bloch-Savitzky, ouverte par hasard en 1995…) que celle de Mireille Havet de Soyecourt, née en 1898, découverte par Apollinaire, morte en 1932 dans un sanatorium suisse : de son immense journal tenu de 1913 à 1929. Voici, après un échantillon des années 1918-1919, le second tome du l’édition définitive (il y en aura quatre). Mille lectures possibles d’un tel massif, historique (l’immédiat après-guerre, la vie avec les morts encore jeunes), sociale (monde des lettres et demi-monde, drogues, loisirs méditerranéens), etc… mais la plus évidente est sûrement « sexuelle » c’est-à-dire verbale. La « courbature d’amour » entre femmes (le même enroulé au même) est sa grande affaire, le continent lesbien son territoire : Mireille Havet aime des femmes, Frederique, Marcelle, Madeleine, d’autres selon des voluptés toujours différentes. Et invente une langue à cette démesure (je pense à la formule de Joseph Delteil qui voulait « mettre des seins à la syntaxe ») A lire entre Colette, Proust et Aragon… Une lecture indispensable aussi à l’heure de la traduction en France du principal opus de Judith Butler, Trouble dans le genre (La découverte, 286 p, 23 E, ISBN 2-7071-4237-9) qui introduit définitivement en France les débats américains des « gender studies » sur les sexualités.

Au cœur de ce gros tome, comme sa preuve a contrario, le récit (7 avril 1922) sans équivalent (à ma connaissance) de sa défloration volontaire, « chirurgicale », par « cette négation de la volupté qu’est l’homme ». Résultat : « amour décuplé, raffermi pour les femmes ». Néanmoins, choisissant (juste avant) de passer à la fiction, Mireille Havet avait permutté les rôles. Elle transpose une aventure avec la comtesse Madeleine de Limur survenue en 1919, devient Daniel qui aime Germaine épouse de Jérôme… Carnaval paraît en 1922 chez Albin Michel (« ce roman fait en quinze jours dont le titre est toute ma vie »). « La vie souple comme une cravache / en plein visage m’a flagellée » écrit-elle en 1923. Comme ce qu’il conte, le roman reste dans un entre – deux : entre Gourmont (art nouveau) et Morand (art déco : « il aimait aussi les mots d’ou partent mieux que des gares, les vrais rapides qui nous entrainent. Il aimait la lecture et l’encre, maintenant cette femme »). C’est Colette, rapportant Jaloux, qui en parle le mieux : « on y fait l’amour à chaque page, et avec la plus grande intensité, et on y est détaché de beaucoup de choses : c’est un livre de vraie jeune fille » ; c’est Willy, le comparant à Radiguet, qui croit dire le pire : « petit chef d’œuvre exaspérant ». A une reserve près (la naiveté du rapport vie-œuvre qui fait publier en miroir le Journal et le roman, orientant celui là par celui –ci), il importe de dire que, comme tous les livres édités (dans les deux sens du mot) par Claire Paulhan, cette édition est parfaite.

 

Philippe Sollers : Poker, entretiens avec la revue Ligne de risque
L’infini
Gallimard
218 p, 16,90 E, ISBN 2-07-077401-5
Collectif sous la direction de Yannick Haenel et François Meyronnis : Ligne de risque (1997-2005)
L’infini
Gallimard
374 p, 22,90 E, ISBN 2-07-077439-9
L’idiot international, une anthologie
Albin Michel
232 p, 25 E, ISBN 2-226-15199-0

1968, commencement de la fin des avant-gardes, et apogée de Tel Quel : en avril, Philippe Sollers publie un roman Nombres et Logiques, un ensemble d’essais, commence l’itineraire qui le menera à Paradis (1981). Le recueil s’ouvre par un Programme d’« histoire monumentale » de l’écriture, assez clairement via Derrida démarqué de l’histoire de la philosophie telle que la repense Heidegger ; le livre se clot sur La science de Lautréamont (une relecture inspirée de Pleynet du « dispositif Maldoror-Poèsie »). Depuis Femmes en 1983, roman « figuratif » qui coincide avec un changement d’époque (Restauration-Spectacle), de plus en plus présent dans ses fictions, le lecteur Sollers ne cesse en spirale de redéfinir le même « programme ». Poker (je rappelle Portrait du joueur en 1984) regroupe onze entretiens avec François Meyronnis et Yannick Haenel (fondateurs avec Frederic Badré de la Revue Ligne de risques en 1997) : « L’essence du nihilisme réside dans le fait qu’on ne prend pas au sérieux la question concernant le néant ». « J’appelle fin du litteraire l’absorption de la litterature par son milieu« . Le second livre, jumeau, reprend lui les principaux entretiens publiés dans cette même revue avec d’autres interlocuteurs : la première partie concerne la « pesée du néant » dans diifferentes traditions (Barbara Cassin, Marc Dachy, Marcel Détienne, Charles Malamoud etc). Dans la seconde, Gérard Guest parle de Heidegger et de l’Ereignis. Réserve : comparé au gai savoir de Sollers, le ton apocalyptique permanent (« grand seigneur » disent-ils), la morgue du duo (il devrait suffire de se representer en Athanaeum romantique des années 1798-1800… est-il bien utile par exemple de toujours nommer Heidegger « le Souabe » ?)

Passage aux antipodes : dans Femmes, Sollers portraiture Jean-Edern Hallier en Boris Fafner… Hallier ou Sollers à l’enfer, le nihilisme actif déchainé (ici l’Histoire historiale : au commencement était le verbe, là l’actualité : poids des mots, choc des photos) ? Après une biographie de « l’accelerateur de particules françaises » par Sarah Vajda (470 p, 23 E, ISBN 2-08-068067-6, Flammarion 2003), voici que sort une anthologie de L’idiot international par Frédéric, le fils de son créateur : textes repris des deux périodes de l’histoire du journal, gauchiste après 1968, mitterrandienne inversée après 1981, laquelle à son tour se termine par un épisode « rouge-brun ». Exclu de Tel Quel dès 1963 (je renvoie à l’histoire de la revue par Philippe Forest), Hallier avait très vite inauguré, quelque chose qui deviendra un tel lieu commun qu’il passe aujourd’hui inaperçu : il avait cessé peu à peu d’écrire pour publier (entre premier et second Idiot). Inventé en France une soumission exponentielle de la littérature aux médias, à leur régime révisionniste naissant de confusion du vrai et du faux, remplaçant la politique et la polémique par les « affaires » et le « people » (Mazarine). Hallier ou le retour au XIXè (Illusions perdues) tant recopié. « Peut-être que tous ses continuateurs réunis en soviet pourraient le remplacer. Il faudrait additionner Ardisson, Nabe, Moix, peut-être moi » dit très justement Frédéric Beigbeder dans la section Témoignages de ce livre. Une preuve ? L’historien (?) Gerard Valraevens compare sans rire dans la même page Jean-Edern Hallier à Karl Kraus et Edouard Drumont…

 

Jean-Philippe Toussaint : Fuir
Editions de Minuit
186 p, 13 E, ISBN 2-7073-1927-9

En 1985, La salle de bain fut un événement entre Beckett (Murphy) et Tati. Depuis Jean-Philippe Toussaint, à l’écart de ce qui est devenu la ligne romanesque dominante des éditions de Minuit (une nébuleuse Echenoz – je renvoie au contre-manifeste paradoxal que fut le Jérome Lindon de l’interressé) poursuivit son œuvre, laquelle passa par le cinéma (excellente Patinoire). Aussi par des romans parfois un peu trop « remake » du premier (Monsieur), parfois un peu trop « à thèse » (La télévision). En 2002, une sorte de second premier roman Faire l’amour inaugurait une nouvelle époque. Fuir la poursuit (on y retrouve Marie : « Serai-ce jamais fini avec Marie ? » dit la première phrase). Et plus encore fuit le compte-rendu : une intrigue dérisoire (transfert d’un mystérieux colis en Chine, ébauche d’un amour, retour à l’île d’Elbe pour retrouver Marie qui a perdu son père) génère un suspense absolu (à la Lynch) ; comme toujours chez Toussaint depuis La salle de bain, l’unique sujet (philosophique, phénoménologique, lire page 74) est la place du narrateur dans le monde, qui « fuit » selon les lignes de sa conscience. Jusqu’à la dissolution finale : « Marie pleurait dans mes bras, dans mes baisers, elle pleurait dans la mer ». Post-scriptum : je crois qu’il n’est pas interdit de lire également ce roman d’amour et de Chine, comme un discret manifeste contre le récent « imperatif pornographique » et contre la déjà vieille « littérature de voyage »

 

Vient de paraître n°23 (décembre 2005)

Gilles Deleuze. L’arc n° 49
242 p, 10,50 E, ISBN : 2-915453-19-5, EAN 9 782915 453195
Inculte L’arc
Georges Perec. L’arc n° 76

255 p, 10,50 E, ISBN : 2 915453-18-07, EAN 9 782915 433188
Inculte L’arc

Evénement incongru (qui en dit beaucoup sur l’état du champ littéraire en période de Restauration-Spectacle) : une revue réédite une revue. Inculte, jeune « revue de jeunes » (au sommaire du dernier et sixième numéro, un entretien avec Brett Easton Ellis) réédite L’arc, une revue aixoise trimestrielle qui accompagna l’âge d’or de la culture française (cent numéros entre 1958 et 1986, d’abord sous-titrée Cahiers Méditerranéens, des numéros spéciaux monographiques à partir de 1962 à 1986, deux périodes 1962-1982, 1982-1986). Autour du fondateur Stéphane Cordier (1905-1986) le premier comité se compose de Georges Duby (jusqu’en 1962), René Micha et Bernard Pingaud (responsable du Perec). Puis s’adjoint Jacques Bonnet, Gilbert Lascault et Catherine Clement (responsable du Deleuze). Au fac-similé, Inculte a préféré de très beaux petits livres très élégants à la maquette inverse (des livres de poche au lieu du format cahier, l’absence des photos de couverture). S’agissant des deux auteurs désormais classiques, L’Arc les saisit au moment du livre-charnière : avec L’anti-Œdipe (1972) s’ouvre pour Gilles Deleuze une sortie de l’université – même si elle s’effectue à l’université (Vincennes), avec La vie mode d’emploi (1978) prix Médicis, Georges Perec conquiert un nouveau public, commence aussi la lecture rétrospective de l’œuvre (à partir de W ou le souvenir d’enfance et de la Disparition) loin de l’écrivain simplement oulipien virtuose, que la mort prématurée accélerera… Des petits livres précieux donc, tant ils demeurent en avance sur le discours dominant ultérieur sur les deux auteurs : à coté de commentaires devenus classiques, beaucoup sont à redécouvrir ; sur Deleuze, Vuarnet ; sur Perec, Cortazar ou Misrahi. Annoncés par Inculte dans la même série : Klossowski, Lévi-Strauss, Joyce, Bataille, Foucault, Lyotard, Barthes, Musil. Une exposition sur L’arc se tient à Aix en Provence jusqu’au 23 décembre.

 

Romain Gary
(Paul Audi et Jean-François Hangouet dir)
Cahier de l’Herne
362 p, 49 E, ISBN 2-851197-148-4, EAN 9 782851 971487

« Je plonge toute mes racines littéraires dans mon métissage, je suis un batard et je tire ma substance nourricière dans mon « batardisme » dans l’espoir de parvenir ainsi à quelque chose de nouveau, d’original (…) un corps étranger dans la littérature française. (…) Ce sont les générations futures (…) qui décideront si ce « corps littéraire étranger » est assimilable » (La nuit sera calme, 1974). Nous y sommes : le monde a rejoint Romain Gary (1914-1980, locuteur de sept langues, auteur de trente-deux livres) : ce Cahier dans sa contradictions intime en témoigne (« je me souviens » du destin posthume de Perec il y a peu). Fin annoncée du Gary diplomate-macho-mytho aux deux Goncourt, arrivée du Gary picaro, de l’« écrivain de frontière », j’emprunte le concept à Claudio Magris parlant de Kafka (un Kafka chez De Gaulle dans une France Libre de rêve). Fin des « gueules », entrée du labyrinthe. Du coté du premier encore, Jean-Marie Rouart tel une butte-témoin, ou Michel Cournot éditeur d’Ajar, des correspondances de faible intéret avec Jouvet ou Aron, du côté du second des chercheurs comme Fyriel Abdeljaouad (qui dans l’œuvre a recensé soixante-seize personnages étrangers) et surtout l’essai époustouflant de David Bellos Le malentendu, l’histoire cachée d’Education européenne qui débrouille les énigmes polonaises puis californiennes des quatre versions de Forest of anger alias Education européenne entre 1944 et 1960. Gary n’est pas né à Vilnius comme le dit encore l’anachronique chronologie mais à Wilno russe, bientôt polonaise…

D’Education européenne donc aux Cerf-volants (1980), Romain Gary invente une posture inédite dans les lettres françaises : multiplication des identités, bien au-delà des pseudos et hétéronymes, et jeu « entre » les formes (Ajar n’est qu’un épisode). Dans la vie (dans l’amour, dans la guerre) comme dans les livres, je est tous les autres :  » Noir ou nègre. Se dit également juif  » (Tulipe 1946). Bien avant Milan Kundera en 1975, il est écrivain français d’une Europe Centrale qui s’étend de la Baltique (Wilno) au Pacifique (Los Angeles), capitale Paris (c’est-à-dire Nice, l’Espagne… l’Afrique et… Londres)… L’absolu opposé de Paul Morand (d’après 1914) autant que de la « littérature de voyage » (d’aujourd’hui). Desormais, tout le Cahier tourne autour, il apparaît que La danse de Gengis Cohn, histoire de Dibbouk mélangé à une légende allemande, écrit en 1967 dans l’après-coup d’une visite à Varsovie sur les lieux du ghetto, est le livre-charnière. Qui programme la relecture en amont, en aval. Parmi les trèsors de ce volume, de nombreux textes de Gary parus en revue années 60, des billets dans France-Soir, une présentation de la Nouvelle Vague aux américains, ou de Norman Mailer aux français, deux entretiens magnifiques avec Kot Jelenski (1967) et Ricard Liscia (1970)etc. De l’un des maitres d’œuvre de ce Cahier, éditeur ces dernières années de plusieurs textes de Gary, signalons : Paul Audi : La fin de l’impossible Christian Bourgois 154 p, 15 E, ISBN 2-267-01794-6, EAN 9 782267 017946

 

Michel Houellebecq : La possibilité d’une île
Fayard
486 p, 22 E, ISBN 35-2747-0, EAN 9 782213 625478
Denis Demonpion : Houellebecq, enquète sur un phénomène non autorisé
Maren Sell
378 p, 20 E, ISBN 2-35004-022-4, EAN 9 782350 040226

Flashback : en 1998, Les particules élémentaires marquent la jonction de la Restauration (l’eau du bain de la modernité jeté avec le bébé des avant-gardes) et du Spectacle (apparition du personnage de l’écrivain en petit blanc, chemise à carreaux Vichy, doigts nicotinés, flanqué de son chien Clement…). Révolution conservatrice dans le champ littéraire français. Faiblesse de Michel Houellebecq : la confusion de l’auteur, du narrateur et du personnage. Sa force : s’être fait l’historien du désir contemporain. Dès mai dernier, un numéro spécial des Inrockuptibles (avec DVD) « lançait » La possibilité d’une île, le livre restait sous embargo jusqu’au 31 aout ; en aout le match Angelo Rinaldi du Figaro – François Nourissier du Figaro magazine ouvrait le bal critique…

Alors le livre ? Alternent les récits de vie de Daniel 1 « balzacien medium light » et de ses clones néo-humains Daniel 24 et 25 (l’humanité, rires et larmes, a disparu, suicide et transfert de l’ADN remplacent la génération). Daniel 1 véritable personnage conceptuel de bouffon télévisé (entre Bigard, Gerra, Dubosc, Cauet et j’en passe… auteur de On préfère les partouzeuses palestiniennes, Deux mouches plus tard, Nique les Bédouins) partage ses jours entre l’hotel Lutetia et le Sud de l’Espagne ; il se convertit assez vite aux Elohimites (après l’assassinat de leur chef, son fils artiste contemporain lui succède), et aime successivement deux femmes Isabelle et Esther (il n’est vraiment aimé que d’un chien Fox…). « (…) j’étais au milieu de rien, la température était douce et j’aurais aimé parvenir à une conclusion quelconque ». Nihilisme exacerbé et mou à la fois. De lui ses clones n’ont retenu que les dissertations canines ou des poèmes d’une bêtise qu’on aimerait feinte (chien pour chien, on brûle de relire Raymond Queneau s’inspirant d’Alexandre Kojève -Fin de l’Histoire et « trans-animal » – ou Clifford Simak Demain les chiens). A dire vrai, Houellebecq se montre meilleur dans la « SF du quotidien » que dans l’anticipation… Hypothèse, le volume venu du Futur a peut-être composé par un clone de l’auteur, Michel 77, lecteur vague des précédents (Daniel 1 narrant le PAF ou les rencontres de Rael-Elohim vient de Plateforme, les dissertations « savantes » ou « philosophiques » des Particules)

Dans Plateforme (avec le méconnu Lanzarote, son chef d’œuvre à ce jour), le narrateur nommait Fredéric Forsyth, John Grisham, David G. Balducci ses vrais concurrents (ici, lié au magazine Lolita, il éprouve l’étrange besoin de cracher sur Nabokov…). A lui tout seul, le titre de la biographie, dit tout sur le nouveau statut de Houellebecq que je rappelais pour commencer (imagine-t-on une « biographie non autorisée » de Claude Simon, prix Nobel 1985, disparu en juillet ?). Ou son thème astral rédigé par Françoise Hardy… Né en 1956 et non 1958, le « Zarathoustra des classes moyennes » se nomme en fait Michel Thomas et sa mère est vivante, etc etc… Demonpion (pseudo houellebecquien d’un journaliste du Point ?) déroule les étapes de Houellebecq en héros houellebecquien, du lycée de Meaux au groupe Perpendiculaire. A destination paradoxale des fans et des disciples de Sainte-Beuve…

 

Jean-Patrick Manchette : Romans noirs
Quarto
Gallimard
1344 p, 26,90 E, ISBN 2-07-077439-2
Florence Delay, Jacques Roubaud : Graal-Théatre
Gallimard
614 p, 28 E, ISBN 2-07-077469-4

Deux sommes (dix romans ici, dix « branches ou pièces » là) que pourrait éclairer une réflexion « formaliste russe » attentive à l’évolution litteraire (Iouri Tynianov) et non platement monographique. Autour de 1983 viennent à maturité deux voies de recommencement de la littérature française dont la genèse remonte aux environs de 1968 (voir Le roman français contemporain, adpf 2002). Face aux noces manquées des avant-gardes et du monde (retour des « intellectuels spécifiques » à des postures d’« intellectuel total », engagement, pétitions), les nouveaux entrants en littérature, qui n’ont pas renoncé à la « tradition du nouveau » imaginent de continuer autrement, descente à la cave (paralitteraire) et mains sales (politique) ici, marche arrière (dans la bibliothèque) et pas de côté (théatral) là : « marche du cheval » de la littérature française…

Ici le dynamiteur des littératures noire et blanche : mort avant l’heure, Jean-Patrick Manchette (1942-1995) reste l’écrivain qui a extrait le roman policier français de Simenon (naturalisme métaphysique) et Simonin (langue verte), et tenté de faire pour la Série Noire, dans la France « bloquée » (Chaban-Delmas) des années Pompidou-Cause du peuple, ce que ses classiques avaient fait en Amérique… A l’arrivée, neuf romans, de Laissez bronzer les cadavres, un « exercice de style » avec Jean-Pierre Bastid, à La position du tireur couché (1971-1981) – plus un inédit inachevé. Après quoi Manchette, devenu le père d’un « néopolar » à la française qu’il finit par désavouer (« poujado-gauchiste »), plus surement, coté littérature blanche, d’un Jean Echenoz (et la suite) se replia peu à peu sur ses Chroniques (Rivages) qui en sont le meilleur commentaire et un grand livre très méconnu de théorie (par exemple l’article sur l’usage du stéréotype chez Donald Westlake).

Deux « plus » rendent indispensable ce Quarto Manchette : une « vie et œuvre » de l’auteur qui aimait « les jeux (à l’exclusion des jeux d’argent), le cinéma hollywoodien, le jazz, la pensée allemande, l’entrecôte », due à Melissa Manchette et Doug Headline, compagne et fils de l’écrivain – qui permet de comprendre la genèse (situationnisme, « travaux d’écriture très divers ») de son écriture. Et la liste complète des traductions « alimentaires » dont on peut penser qu’elles appartiennent à l’œuvre. En revanche, un pathétique et parodique dictionnaire baptisé « coin des affaires » tient lieu de documents sur Manchette et ses contemporains (aucune mention jamais de son texte sur Cherokee, ni de la préface récente d’Echenoz à Fatale). Dont on m’accordera qu’ils sont d’un accès moins évident que les romans de la Table Ronde…

Là, justement, les « archaistes novateurs » se saisissent de la matière de Bretagne, des aventures du Roi Arthur. Le mathématicien Jacques Roubaud est poète (E, 1967, Mono no aware 1970), oulipien et membre du collectif Change, l’hispaniste Florence Delay, qui avait incarné la Jeanne d’Arc de Bresson, romancière (Minuit sur les jeux, 1973). Graal-Théatre entend renouer, en deça des siècles classiques et progressistes, avec les enfances de la prose, remonter avant le roman, avant le français moderne. De Joseph d’Arimathie et Merlin l’enchanteur à Galaad ou la quete et La tragédie du roi Arthur, les « scribes » avait donné six pièces dans les années 70, le cycle est désormais achevé. « J’appelle ancien ce qui me donne le souffle, nouveau ce qui me le coupe » écrivit un jour (à propos de Robert Desnos) Florence Delay. C’est exactement cela : la litterature comme l’inconscient ignore le temps (lue de près ce Graal est d’ailleurs très lacanien et très vitezien)

 

Jean-Hubert Martin (dir) : Dubuffet et l’art brut
Collection de l’art brut
Les 5 continents
192 p, 39 E, ISBN 88-7439-226-5, EAN 9 788874 392261

Dans l’actuel période de flottement de l’histoire-géographie de l’art, qui voit s’épanouir un revisionnisme sans rivages (Dada ici déshistoricisé et déménagé à New York, la Russie slavophile celébrée là), il faut saluer l’exposition de Villeneuve d’Ascq, venue du Museum Kunstpalast de Düsseldorf dont voici le catalogue : souvent Jean Dubuffet (1901-1985) fut amputé de l’art brut, tout récemment par Daniel Abadie au Centre Pompidou… quand c’est justement cet art brut brandi contre tous les « ismes » de l’Asphyxiante Culture (1968) qui fait aussi sa puissance de subversion. Maitre d’œuvre de l’entreprise, Jean-Hubert Martin (Dubuffet fonde l’art sans savoir) relate toute cette histoire à partir de 1948 : comment le peintre fonde la Compagnie de l’art brut avec Breton Paulhan et Roché, la ressuscite en 1962 après onze ans d’exil à New York, l’exposition des Arts décos en 1967 etc etc. Une révolution comparable à l’urinoir de Duchamp ou à l’entrée des arts « primitifs » en Occident : les trois, Jean-Hubert Martin le rappelle, convergent sur le mur de l’atelier d’André Breton au Centre Pompidou – un changement de définition de l’art, encore aujourd’hui, je le rappelais, en travers de beaucoup de gorges… A Villeneuve d’Ascq (dans le livre), on peut voir des œuvres venues de la collection léguée par Dubuffet au Musée de Lausanne, de la collection de l’Aracine (une nouvelle aile du Musée sera construite en 2006 pour l’abriter) et de la collection Prinzhorn d’Heidelberg (démarrée avant 1921, part du sinistre corpus d’Entartete kunst, depuis 2001 montrée dans un musée). Les biographies et des doubles pages sur les plus (Aloise, Chaissac, Lepage…) ou les moins (Henry Darger, ACM, Willem Von Genk…) connus des artistes, sont dues à Sarah Lombardi. Une chronologie non dubuffetienne de « l’art brut avant l’art brut » (datant son invention de 1800) complète l’ouvrage. A signaler qu’une autre fracture (interne celle-là) parcourt le livre, qui oppose parmi les héritiers intellectuels du peintre au Musée de Lausanne, les tenants de l’influence de l’art brut sur Dubuffet (Lucienne Peiry) et ceux de la communauté de destin (Michel Thevoz) entre lui et ceux qu’ils a baptisé artistes.

 

Philippe Muray : Moderne contre moderne. Exorcismes spirituels IV
Les belles lettres
464 p, 25 E, ISBN 2-251-44296-0, EAN 9 782251 442969

A Philippe Muray, on doit des livres majeurs sur Céline (1981) ou Le XIXe siècle à travers les âges (1984). Tout récemment dans la veine des Exercices spirituels, Homo festivus avec Elisabeth Lévy (Fayard). Désaccord parfait, le titre d’un recueil de ceux-ci (Gallimard Tel 2000) le décrit assez bien. « Il n’y a plus de raison d’être à l’art romanesque que d’arriver à saisir l’époque » écrit-il. Paradoxe : alors que ses romans (Postérité, On ferme) ne convainquent pas – trop à thèse-, ses essais éblouissent, ce sont eux les romans. Balzaciens bien plus que ceux de Michel Houellebecq qui partout proclame ces mois-ci sa vénération pour l’auteur de La comédie humaine. Muray ou l’autre côté de Houellebecq, son versant euphorique. Comme lui, plus que lui, disciple d’Alexandre Kojève, observateur quotidien de son « trans-animal », chroniqueur de sa Fin de l’Histoire… « On racontait naguère que la modernité était un combat. Elle n’est plus qu’un combat avec elle-même », tel est le sujet de ce nouveau livre qui comme peu raconte le roman de la France contemporaine (je ne vois d’équivalent que des dessinateurs, Wolinski et certains de ses confrères de Charlie-Hebdo). Parmi les personnages de ce « roman » : Ségolène « le sourire à visage humain », la presse rendant hommage à Derrida, Christine Angot, Jack Lang, Paris-Plage et Nuit Blanche, le pape… Autrement dit, rien à voir avec un « nouveau réactionnaire », tel que Daniel Lindenberg en 2002 en faisait le portrait (Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet ou Luc Ferry sont eux des idéologues, à ce titre un matériau magnifique pour un romancier, Philippe Muray un écrivain, d’ailleurs réactionnaire à l’ancienne, catholique façon Bernanos – on pourrait dire de lui ce que Marx ou Lukacs disaient de Balzac justement…). Post-scriptum : un bon tiers des textes ici regroupés sont d’abord parus dans La montagne de Clermond-Ferrand (que les amoureux de littérature connaissent à cause d’Alexandre Vialatte)

 

François Weyergans : Trois jours chez ma mère
Grasset
264 p, 17, 50 E, ISBN 2 246 54591 9, EAN 9 782246 545910
Salomé
Léo Sheer
302 p, 19 E, ISBN 2-7561-000-80, EAN 9 782756 100081

« Je n’ai aucune notion du temps ni de mon âge ». « Le temps file. Il me faudrait mille vies ». Pourquoi ne pas remettre à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui ? François Weyergans ou la procrastination (il n’y a parmi les écrivains français que Bernard Frank qui joue à ce point, un autre jeu, avec le temps). « J’ai touché de l’argent pour écrire des livres dont je n’ai rédigé que les débuts » : Trois jours chez ma mère fut attendu sept ans chez l’éditeur. Second volet de Franz et François consacré au père, écrivain belge catholique, le roman déroule les méandres de l’histoire d’un voyage filial toujours remis à Manosque et d’un roman toujours différé. Entre Œdipe et Ulysse : ce n’est jamais le moment de conclure, de rentrer. Le lecteur croise la compagne Delphine et beaucoup d’autres amoureuses, les livres lus et à lire et ceux qu’il faut écrire (sur la danse, Husserl et Descartes, les volcans, Coucheries), des villes (Venise, Bruxelles). Pas d’autofiction à proprement parler mais des identités rapprochées multiplesTrois jours multiplie les doubles et les mises en abymes : Weyerstein, Weyergraf, Weyerbite… Plus qu’à Woody Allen comme le répète la presse, on pense à Fellini (Huit et demie) ou Eustache (La maman et la putain). « (…) un écrivain dédie ses livres à la jeune femme, à celle dont on l’a séparé le jour de sa naissance ».

« Par ou commencer puisque je ne sais pas ou je finirai ni comment ». Au même instant, procrastination bis, « trente-sept ans et douze livres plus tard », François Weyergans publie enfin Salomé (un roman écrit en 1968 année politique, et 1969 année érotique) : le titre est emprunté à l’opéra de Richard Strauss inspiré d’Herodias de Flaubert qui fascine le narrateur ; à l’enseigne de la femme castratrice, une phrase carressante, haletante, égrène voyages et variations autour de l’énigme de la jouissance féminine… Dans les deux livres, on rencontre le même écrivain baroque, au bavardage libertin, déroulant ses volutes de volupté à la manière du Bernin. Volupté : on se souvient de la découverte du « point G » au mitan des années 80. Parmi les doubles de l’écrivain, lui-même personnage d’un livre de François Weyergraf, un certain François Graffenberg qui séduit l’énigmatique et sublime Juliette Chavoz à Grenoble la ville de Stendhal. Weyergans ou la quête du point de Grafenberg de l’écriture… Entre Salomé et Trois jours, justement, Le pitre (1973, contemporain d’Encore de Lacan, qui en est le personnage masculin principal) – peut-être le livre, le grand livre (l’un des) ou ce point fut touché, son chef d’œuvre secret. Cette fois-ci, François Weyergans n’a touché – le 3 novembre – que le prix G (oncourt).

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