D’André Bazin, disparu prématurément en 1958, il ne semble aujourd’hui demeurer que deux images : Bazin à la cigarette, Bazin un chat dans les bras. Et une anthologie de plus en plus rétrécie de celui qui fut, en 1951, l’un des trois fondateurs des Cahiers du cinéma. L’image aussi du père adoptif de François Truffaut, rencontré en 1948, dont il fait son secrétaire en 1949, dont il corrigea et publia le pamphlet Une certaine tendance du cinéma français paru dans les Cahiers en janvier 1954 (hasard ? Gallimard publie ce mois-ci les Chroniques du critique que fut Truffaut, appelé à Arts par Jacques Laurent en 1954). Voire celle d’un oncle du « ciné-fils » Serge Daney…
André Bazin, Écrits complets. Édition établie par Hervé Joubert-Laurencin. Macula, 2 vol. sous coffret, 2 848 p., 149 €
Or voilà que survient, grâce aux éditions Macula, un monolithe noir en deux tomes (façon 2001 : l’odyssée de l’espace), 2 840 pages. Une sorte de double Pléiade, un pavé dans la mare de ce relatif purgatoire : 2 681 articles de 1942 à 1958, là ou nous n’en connaissions plus que 130 : 16 ans d’écriture, découpés par Hervé Joubert-Laurencin, qui fait précéder chaque moment d’un chapitre d’une biographie intellectuelle, 24 « scansions », plus des Varia, et un index des films. Très exactement la Quatrième République du cinéma. Entre cinéma soviétique (en 1950,« Le cinéma soviétique et le mythe de Staline » dans Esprit ouvre la polémique avec l’ami communiste et historien Georges Sadoul) et cinéma américain défendu par les jeunes turcs des Cahiers (le célèbre article « Comment peut-on être Hitchkocko-Hawksien ? » date de 1955). La variété des supports est extrême, du Parisien « libéré » issu de la Résistance à Esprit, Les Temps modernes ou Critique, aux Lettres françaises, à France Observateur… et à Radio-Cinéma-Télévision (le futur Télérama). L’activité du journaliste intense : Ciné-clubs Travail et culture… et toutes les sorties… et tous les festivals : Cannes (un « ordre » avec ses « pin-up » et sa plage), Venise, Knokke-le-Zoute, Locarno, San Paolo, Punta del Este… plus le festival du film maudit de Biarritz qu’André Bazin fonde avec Jean Cocteau. Auxquels il faut ajouter grands entretiens et polémiques.
Au lendemain de sa mort, les Cahiers du cinéma consacrent à Bazin leur numéro 100 (quand Positif attaque le « catho »). Lui qui, bègue, s’était vu refuser l’université, est revenu par elle dans les années 2000 : par la « filmologie » à laquelle il consacre un article féroce en 1951 dans le numéro 5 des Cahiers. Par Dudley Andrew, son biographe américain en 1978. Et via un colloque en 2008 : Cinquante ans après : Opening Bazin 2008, Postwar film theory and its afterlife, dirigé par Dudley Andrew et Hervé Joubert-Laurencin (33 auteurs), traduit aux éditions de l’Œil en 2014. Et par des livres : Joubert-Laurencin, Le sommeil paradoxal, Laurent Le Forestier, La transformation Bazin. Et la revue 1895 (numéros 62, 64, 67). Théorie ou Histoire ? La querelle est reconstituée par Marco Grosoli dans Critique d’octobre 2018 (« André Bazin. Le regard inépuisable »).
D’Henri Langlois à Jean-Luc Godard
Deux livres parurent de son vivant (un Welles, un De Sica), puis onze volumes posthumes jusqu’à la disparition, elle aussi prématurée, de François Truffaut en 1984 : Qu’est-ce que le cinéma ? (1958-1963), en quatre tomes : Ontologie et langage ; Le cinéma et les autres arts ; Cinéma et sociologie ; Une esthétique de la Réalité : Le néo-réalisme. Et dans les années 1970 : Orson Welles, Jean Renoir, Charlie Chaplin, Le cinéma de la cruauté de Buñuel à Hitchcock, Le cinéma de l’Occupation et de la Résistance, Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague.
L’œuvre d’André Bazin se déploie littéralement d’Henri Langlois – « démoniaque maître » du 7 rue de Messine, créateur de la Cinémathèque et du musée du Cinéma après le passage au parlant – et d’André Malraux (Esquisse d’une psychologie du cinéma) à la Nouvelle Vague. Désormais, le cinéma est un art parmi les autres, il a comme eux une histoire. André Bazin voit Le beau Serge mais meurt avant Hiroshima mon amour, À bout de souffle, Les 400 coups (qui lui sera dédié), et une fausse citation de lui ouvre en 1963 Le mépris. Les réalisateurs de tous ces films sont les héritiers du « cinéphile à la casquette de velours » (je renvoie au livre d’Antoine de Baecque de 2003). Pourtant, cette édition des Écrits complets survient alors que le paysage en France a en apparence changé du tout au tout (Godard et Daney, les deux volumes de Deleuze, les Histoires du cinéma, la revue Trafic): domine aujourd’hui la « mort du cinéma » (au choix, dilué dans le « visuel » ou fautif de ne pas avoir su voir à temps les camps). Et ses « métamorphoses », sous plusieurs formes : le musée (les expositions de Dominique Paini), le post-cinéma (qu’incarne un Quentin Tarantino), sa « sortie » dans l’art contemporain (Éric Bullot, Yves-Alain Michaud)… Bazin semble devenu un document historique que l’on ne pourrait plus que visiter (pays par pays, à l’heure de l’après-guerre et de la guerre froide). En s’émerveillant de ses articles pionniers (sur Bresson, Journal d’un curé de campagne, Chaplin, Monsieur Verdoux, Tati, Les vacances de Monsieur Hulot, Grémillon, Wyler, Buñuel, Marker, Varda, Fellini, Visconti, Rouch, Wajda…).
Entre image juste et juste des images (peinture)
« Nous, on a remis le cinéma à sa place dans l’histoire de l’art. Les Américains ne pensaient pas qu’Hitchcock ce n’était peut-être pas plus mal que Vélasquez à sa manière. On l’a juste remis à sa place », a pu dire Godard. On sait l’obsession de Godard, son bras de fer permanent avec Malraux, écrivain du Musée imaginaire : dès À bout de souffle (la reproduction au mur des grands artistes modernes), la traversée de la Grande Galerie du Louvre dans Bande à part, Belmondo lisant Élie Faure dans la baignoire de Pierrot le fou jusqu’aux Histoires du cinéma (1995) via Passion (la peinture reconstituée) et la rivalité avec cette dernière (l’Annonciation dans Je vous salue Marie) en passant par sa Lettre ouverte à André Malraux, ministre de la Kultur lors de l’affaire Langlois. Doublée depuis des années par la confrontation avec Claude Lanzmann : les images justes auraient pu empêcher le pire (et son épilogue provisoire autour d’Images malgré tout de Georges Didi-Huberman). Les images justes: quand le cinéma quitte « juste les images » et se hausse à hauteur de peinture.
« Une image juste ou juste des images » : je crois en effet que cette formule platonicienne (la caverne) de Vent d’est, 1970 (qui mime et déplace la formule de Malraux sur l’art et l’industrie), pourrait aussi convenir à André Bazin, tant économiquement que philosophiquement. Cette même interrogation court en filigrane dans les Écrits complets. « Ontologie de l’image photographique » parait significativement dans un volume intitulé Pouvoirs de la peinture et, en quelques feuillets, passe des momies au cinéma, au réalisme. Narrant une histoire des images plus ou moins justes : le cinéma accomplit, achève la peinture. Dès le départ et continûment, André Malraux. Les deux Malraux, le romancier-cinéaste et le théoricien de l’art « à l’ère de sa reproductibilité technique ». Espoir, sierra de Teruel (« L’originalité d’un film comme Espoir de Malraux c’est de nous révéler ce que serait le cinéma s’il s’inspirait des romans… ‟influencés” par le cinéma ») versus « Esquisse d’une psychologie du cinéma », paru dans Verve en 1940 et qui sera repris dans Les voix du silence et Le musée imaginaire (« Par-delà l’hérésie baroque, l’image mécanique en obligeant la peinture à conquérir les domaines où elle n’entrait pas en concurrence avec elle, la ramène à ses traditions universelles »). Le cinéma est une fenêtre sur le monde et non un miroir. « Réalisme » est son mot, polysémique pour Bazin. Quelles que soient ses idoles (Renoir, Welles, Wyler, Chaplin), c’est Roberto Rossellini (Païsa, documentaire et fiction) qui semble « réaliser » au mieux ce « réalisme ». Joubert-Laurencin le compare à juste titre à Roberto Longhi : historien de l’art, écrivain de cinéma plus que critique.
Entre caméra stylo et stylo caméra (littérature)
Dans son célébrissime article sur « La caméra-stylo », Alexandre Astruc (dont Bazin soutiendra en 1955 Les mauvaises rencontres) écrivait : « Maurice Nadeau disait dans un article de Combat : ‟si Descartes vivait aujourd’hui il écrirait des romans”. J’en demande bien pardon à Nadeau mais aujourd’hui déjà un Descartes s’enfermerait dans sa chambre avec une caméra de 16 mm et de la pellicule et écrirait le Discours de la méthode en film » (L’Écran français, 1948 ). La même année, Bazin note : « Citizen Kane est un Discours de la méthode, une révolution du bon sens ». Outre la peinture, un autre art : la littérature. Au premier chef dans la critique, comme le note Laurent Le Forestier : « au modèle musicaliste dominant dans les années 1920 et encore assez prégnant dans les années 1930, la jeune critique francophone […] substitue progressivement après-guerre des outils, cadres de pensée, etc., empruntés à la critique littéraire […] pour beaucoup la paternité n’en revient pas à Bazin. Mais il sut les organiser, les diffuser chez les cinéphiles ».
L’article de François Truffaut « sur une certaine tendance du cinéma français » contre l’adaptation-illustration « littéraire » a d’une certaine façon fait écran à ces chassés-croisés incessants cinéma/littérature. En revanche, le titre du livre d’Alexandre Astruc (Du stylo à la caméra et de la caméra au stylo : Écrits 1942-1984) dit tout. Éric Rohmer le confesse de son côté dans Le goût de la beauté. On sait que les écrivains académiques bataillaient contre le cinéma (Georges Duhamel). Désormais, plus le cinéma s’éloigne de la littérature, plus il en reprend non seulement la façon mais la pensée, la nouvelle façon de la penser par Paulhan, Blanchot… surtout par Sartre depuis 1938 (que Barthes portera à son sommet dans Le degré zéro de l’écriture). L’être et le néant hante la réflexion sur le réalisme plus même que L’imaginaire ou L’imagination. Et surtout Situations 1, les articles qui y sont réunis sur les écrivains, au premier rang ceux sur le roman américain (Dos Passos, Faulkner) et les contemporains français (Camus, Mauriac). Une morale des formes contre toutes les formes de morale (bien moins l’engagement selon Situations 2). De façon générale, la collection « Blanche » de Gallimard est le surmoi des collaborateurs des Cahiers du cinéma. Et, plus secrètement, Balzac (ultimement, Bazin décrit dans un dernier portrait Welles en Balzac de Rodin) la référence de presque tous (qu’on songe à Rivette). En 1948, en conclusion d’un papier sur Les dernières vacances de Roger Leenhardt, Bazin écrit : « Tout ce qui depuis dix ans compte réellement dans la production mondiale, de La règle du jeu à Citizen Kane et à Païsa, n’est-ce pas précisément des romans qui ont préféré être des films ? »
Technique et métaphysique (philosophie)
« D’autre part, le cinéma est un langage. » André Bazin pastiche la célèbre formule qui clôt le texte de Malraux, la fait pivoter : Qu’est ce que le cinéma ? Autant qu’avec Malraux (plan large), je le disais, Bazin est avec Sartre (gros plan). Lequel fit en 1931, jeune enseignant au lycée du Havre, une conférence sur l’art cinématographique et écrira dans Les mots en 1964 : « Nous étions du même âge mental : j’avais sept ans et je savais lire, il en avait douze et ne savait pas parler. On disait qu’il était à ses débuts, qu’il avait des progrès à faire ; je pensais que nous grandirions ensemble. Je n’ai pas oublié notre enfance commune » (je renvoie sur le sujet à l’étude de Pascale Fautrier sur « Le cinéma de Sartre » dans Fabula en 2006 ). Au cœur de la relation du philosophe et du critique : Orson Welles. Paradoxe de Sartre – qui peut faire songer à sa « méprise » sur Vladimir Nabokov en 1939 : dans L’Écran français, en août 1945, il signe contre Citizen Kane un article dénonçant « l’intellectualisme de Welles » : « Quand Hollywood veut faire penser ». Et commande à Bazin en février 1947 pour Les Temps modernes un contre-article. Dans « La technique de Citizen Kane », Bazin riposte à Sartre « en Sartre », reprenant les termes du célèbre article sur Faulkner (Situations 1) inférant la métaphysique de la technique, et non du scénario : « Une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier ». Comparant Welles à John Dos Passos et James Joyce.
Mais évidemment sa métaphysique est différente : catholique de gauche (à l’heure de sa mort, il travaille à un projet sur les églises romanes de Saintonge), Bazin n’est pas « sartrien », ou plutôt il l’est d’être libre. Pas plus qu’il n’est « malrucien » ou plutôt il l’est de penser avec lui contre lui la question du montage. Un de ses derniers grands articles, « Montage interdit » (1956) a été mal lu en devenant mot d’ordre en faveur du plan-séquence. Selon Bazin, qui s’appuie sur Welles (« L’apport d’Orson Welles », 1948) mais aussi sur Flaherty, Renoir, Stroheim, il s’agit de « retrouver au delà des facilités du montage, le secret d’un récit cinématographique capable de tout exprimer sans morceler le monde, de révéler le sens caché des êtres et des choses sans déchirer au préalable la robe sans couture de la réalité » (« Du découpage », 1952). Il existe un point où André Bazin se « déprend », grâce à tous les films, et de Sartre et de Malraux.