Sous le manteau d’Arlequin

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[Ce texte est paru originellement dans le journal en ligne En attendant Nadeau, le 9 septembre 2020]

« Je l’aime bien ce Bordelais d’une race d’esprits qui m’est chère entre toutes », a pu dire François Mauriac du critique et éditeur Jacques Lemarchand (1908-1974). Après des études à Bordeaux et à La Rochelle, et une participation à la Revue libre de Raymond Guérin, il est « monté à Paris » en 1932. Il y a quatre Lemarchand : l’écrivain, l’homme d’appareil, le chroniqueur théâtral, le diariste, enfin, qui de 1942 à 1972 relate la vie des trois premiers. Son journal est révélé depuis 2012 par les éditions Claire Paulhan, qui publient le troisième volume, en grande partie fait de listes de femmes.


Jacques Lemarchand, Journal 1954-1960. « Avec elle et la bande critique ». Édition établie et présentée par Véronique Hoffman-Martinot. Claire Paulhan, 472 p., 32 €


 

À l’écrivain, on doit quatre romans : RN 234 (1934), Conte de Noël (1937), puis, en 1945, Parenthèse et Geneviève, dédié à son ami Jean Tardieu. De ce provincial, la guerre et deux écrivains majeurs ont changé la vie et déterminé l’œuvre : Jean Paulhan en 1943, Albert Camus en 1944. Du collaborateur (Lemarchand écrit dans les journaux vichystes La Gerbe et Comœdia), le premier fait un lecteur chez Gallimard puis l’éphémère successeur de Drieu la Rochelle en mai 1943 à la tête de la NRF. Un échec programmé pour un « homme de paille ». « Comme lot de consolation, il fait partie du comité de lecture de la banque centrale de la littérature française », dit Maurice Nadeau, qui chronique le premier tome de ce « volumineux et singulier journal » dans son avant-dernier article, intitulé « Un intellectuel sous l’Occupation » (1).

Lemarchand entre au comité. Ce véritable conseil des ministres se nomme alors « la conférence ». Puis Gaston Gallimard le nomme secrétaire du « prix de La Pléiade ». Albert Camus, dont il partage le bureau à compter de 1943, l’engage dans la presse libérée et lui propose de devenir critique théâtral à Combat face à Roger Kempf (Le Monde) et Jean-Jacques Gautier (Le Figaro). Il ferraillera ensuite contre les brechtiens de Théâtre populaire (Roland Barthes et Bernard Dort). Celui auquel on doit l’expression « théâtre de l’absurde » est l’ami d’Adamov, de Ionesco, d’Audiberti, de Vian, de Marcel Aymé et de nombreux acteurs. On peut retrouver ses chroniques dans Le Nouveau Théâtre. 1947-1968 (choix et présentation de Véronique Hoffmann-Martinot, préface de Robert Abirached, Cahiers de la NRF), il faut le dire catastrophiquement éditées car « choisies » et ordonnées hors chronologie – dès lors, on ne peut rien comprendre au rôle de Lemarchand dans l’émergence d’un nouveau monde théâtral. Paradoxe, la même spécialiste, petite-nièce de l’auteur, comme submergée par l’immensité des archives, livre ici une édition scientifique parfaite jusqu’à l’excès, étouffant le texte de notes érudites.

Autre legs du critique, Grand prix national du théâtre en 1969, la superbe collection « Le manteau d’Arlequin », créée en 1955 et qui comprendra soixante-huit titres (Adamov, Audiberti, Dubillard, Duras, Frisch, Havel, Ionesco, Osborne, Vauthier, Schehadé, Strauss, Vinaver, Vitrac, Wesker). Il fut un intellectuel qu’on pourrait dire « organique » de la maison Gallimard (un numéro de la NRF lui rend hommage en mai 1974). Le contraire exact d’un Maurice Nadeau…

Le journal de Lemarchand, retrouvé dans son bureau et resté clandestin jusqu’en 1978 (un autre journal intellectuel a disparu), peut être divisé en quatre époques : l’Occupation (1942-1944), les années Combat (1944-1952), l’année 1953 manque, puis les années Figaro et Figaro littéraire (1954-1960 et 1961-1972) – toutes sont des années NRF. « Un intellectuel qui nous ressemble », écrit ironiquement Maurice Nadeau. Le second volume correspond uniquement dans les dates aux années Combat, Lemarchand étant collègue de Nadeau jusqu’en 1950. Ce troisième volume (Figaro et NRF) correspond aux années Lettres Nouvelles de Nadeau (Lemarchand y collabore en 1953). Il démarre avec la rupture avec Silvia Monfort, s’interrompt à la mort brutale d’Albert Camus. Du premier tome, les années d’occupation qui précèdent leur voisinage, Nadeau écrit justement : « un journal qui tient de la fiche de police mais tenu par celui-là même qui fait l’objet de la surveillance ». Lemarchand continue d’être indifférent au monde, il « n’avait pas d’idées politiques du moins n’avait-il que les idées communes ». Le 25 août 1944, jour de la libération de Paris, il notait que sa sympathie allait autant à la foule qu’aux tireurs sur les toits. En mai 1958, lors du retour du général de Gaulle, il ne comprend pas plus les passions intellectuelles opposées. Il suit les débuts de Malraux rue de Valois.

Jacques Lemarchand, un manuscrit à la main © D.R., collection particulière, Bordeaux

Dans l’histoire des diaristes, racontée par Pierre Pachet dans Les baromètres de l’âme, Lemarchand se situe dans la tradition de Benjamin Constant et de Stendhal plus que de Gide ou de Sartre. Son pacte autobiographique est celui de Michel Leiris dans L’âge d’homme, il l’expose deux fois. D’abord le 31 décembre 1941 dans des « Notes destinées à me situer exactement » : « Je ne pense pas que j’aurai le courage de tenir pendant plus d’une année un journal aussi détaillé que je voudrais celui-ci […]. J’ai l’intention de tenir ce journal avec la scrupuleuse naïveté d’un enfant ». Il a trente-trois ans. Il reformule son pacte le 9 octobre 1944.

Lemarchand diariste se conforme au rythme d’un agenda, aux rubriques d’un emploi du temps : « finances, situation sentimentale, genre de vie, travaux ». Au fil des pages, on le voit admirer Le métier de vivre de Cesare Pavese, aimer les Mémoires d’une jeune fille rangée, lire le journal des Goncourt, « complètement grotesques », se « plaire » à celui de Michelet. Il est surtout passionné par le journal de Léautaud à sa parution. « Étonnant comme ma vie – et mes emmerdements –, ressemblent à la sienne », écrit-il le 25 octobre 1958 de celui qui est aussi l’auteur du Théâtre de Maurice Boissard, un peu son double par anticipation.

Le moins qu’on puisse dire, pour être un instant anachronique, c’est que Lemarchand n’est pas un « écrivain voyageur ». À l’exception des retours à Bordeaux, des séjours dans la maison de famille en Charente et des voyages de presse, il ne sort guère de la capitale, en particulier des Ve, VIe et VIIe arrondissements. L’axe de son existence est la rue Sébastien-Bottin. La famille Gallimard devient la sienne, comme elle est celle des auteurs maison, dynastie monarchique à la Windsor. Avec des « histoires de famille », c’est toute la vie qui est commune, « bagarres » de la NRF et adultères. Sinon, Lemarchand prend des « bocks Blanzat », emmènent amis et conquêtes aux restaurants « Basques, Belles gourmandes » et au café (l’Espérance, au coin de la rue). Il cuisine cassoulet, daube, blanquette. Il s’habille chez Arnys. S’il rend compte chaque jour du spectacle de chaque soir et des soirées dans le monde du théâtre, de la « conférence » hebdomadaire, il ne relate rien ou très peu.

Maurice Nadeau écrit encore : « Jacques Lemarchand est “un homme à femmes” ». Jeune, beau, élégant, il plait à toutes celles qui sont sensibles à son charme et il n’a qu’à leur montrer de l’intérêt pour qu’elles tombent dans ses bras, ou plus vulgairement (c’est lui qui parle) se laissent « baiser » – « baisé » est le mot qui conclut pas mal de ses journées. Quand il entreprend son journal, elles ne sont encore que cinq, dont une, milicienne cachée et responsable du démantèlement du réseau Combat, sera fusillée le 8 juin 1948. Elles sont bien plus nombreuses dans ce troisième tome qui arbore sur la couverture une liste de noms de critiques de théâtre, et une autre de prénoms féminins. « C’est ma troisième femme en 24 h, ce qui ne m’était jamais arrivé », écrit-il le 19 avril 1946, et le 3 juillet 1958 : « je suis un peu agacé par le côté bordel de ce bureau où j’ai tout le temps une fille sur les genoux ». La moitié du journal se passe « sous le manteau d’Arlequin ». En 1946, il déclare dans un entretien avec Pierre Caminade : « Le XVIIIe siècle était la belle époque pour le romancier. Il n’était entouré de considérations d’aucune sorte, philosophique ou esthétique ; il était moraliste si son œuvre en dégageait l’occasion, mais il ne s’enfermait dans aucun formalisme moral ou amoral. Les romanciers bénéficiaient de leur situation en marge du ‟parti de l’intelligence”. Lus surtout par les femmes, ils avaient leurs faveurs discrètes, ce qui rendait leur vie bien agréable ». Comme les lieux et surtout dans ces lieux, le rapport sexuel est d’abord un rapport social. Gallimard et la NRF sont un lieu de pouvoir et, comme au cinéma, le désir est une des matières premières de la littérature. Lemarchand est très conformiste, son scénario sexuel toujours un peu le même. Il déteste « l’érotisme maniaque » de Violette Leduc et l’homosexualité. Pour séduire, il fait le « coup de la terrasse » du bureau qu’il partage avec Camus.

Jacques Lemarchand (il a maintenant quarante-cinq ans) est évidemment plus Don Juan (une femme est une femme) que Casanova (chaque femme est une femme, il n’est pas deux femmes pareilles). Les critiques, des hommes, ont des noms, les femmes sont seulement des prénoms… « je me mets à parler longuement de mes 182 femmes, je n’en ai eu que 60 », dit-il élégamment à l’une d’elles. De ces listes émergent cependant des histoires d’amour et d’érotisme : dans ce volume, Danielle Rivière, aspirante actrice de dix-neuf ans amenée par Yvon Belaval et qui rejoindra la compagnie Renaud-Barrault ; et, surtout, Claude Sarraute, critique au Monde, remarquée le 18 juin 1959, conquise lors d’un voyage de presse en Grèce, ils deviennent amants le 8 octobre à Strasbourg.

« Pourquoi publier ça ? », interrogeait la revue Commentaire en 2014. L’éditrice Claire Paulhan répondait : ce journal non censuré, entre littérature et histoire, est unique ; aussi par ces notations de l’activité sexuelle « en comptable qui aligne chiffres et données sans états d’âme ni sentiments ». Léautaud, dans son journal posthume, avait raconté ses amours avec Marie Dormoy. À Lemarchand s’applique exactement ce que lui-même dit de son devancier : « Léautaud m’attire. J’en sens le vide, la trivialité, mais je ne peux m’en arracher ».

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