Un Polonais exacerbé par l’histoire

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[Une version de cet article est parue sous le titre En finir avec la cuculture dans Le Monde diplomatique en novembre 2016]

 

De l’écrivain polonais Witold Gombrowicz (1904-1969), plus que les romans et le Journal, on connait aujourd’hui en France, le théâtre. Trois pièces, sous le signe de Shakespeare, qui sont comme des charnières de l’œuvre: Yvonne princesse de Bourgogne (1935), encore cet été dans le Off d’Avignon: la « mollichonne » y met à jour le théâtre social. En 1966, la même, devenue « mignonnette », fera triompher la nudité sur les idéologies qui habillent l’Histoire (Opérette). Entre les deux, Le mariage créé par Jorge Lavelli en 1964 qui selon Bernard Dort ouvrait la voie à la réception ultérieure de Bob Wilson. Il en existe une quatrième, très autofictive    , de 1951 (écrite en Argentine où, parti pour quelques semaines, il vécut vingt-quatre ans). Publié en France en 1977, mais composée avant le Journal (qui paraît lui à partir de 1953 dans Kultura la grande revue de l’émigration): Histoire: «le pied nu» de Witold adolescent y brave le conseil (de famille et de classe) de l’Histoire: à l’examen de maturité (le bac) succèdent Pilsudski héros de l’indépendance et dictateur qui l’envoie chez Hitler et Staline…

Parait ces jours-ci, trois ans après l’édition polonaise, Kronos. Contemporain du Journal, mais commencé un peu avant en 1951-1952, comme sa doublure intime. «On peut lire le Journal sans Kronos mais pas l’inverse »: Gombrowicz s’y retourne sur sa vie-œuvre (depuis 1922) et l’accompagne: Pologne, Argentine, reconquête de la Pologne (1956 bientôt) et de la diaspora, de l’Europe et du monde via la France. L’incipit de Kronos est le même que celui d’Histoire: l’examen de «maturité», l’entrée irréversible dans les Formes et la Culture. Kronos devient de plus en plus journal du pied nu, le journal d’un corps, d’une «pathologie» disait Bruno Schulz: vie de bureau de l’employé au Banco polaco, lectures, musique, tabac, échecs… Des rubriques et une comptabilité closent chaque année: santé (eczéma, asthme, hypocondrie), argent, littérature, érotisme – le plus souvent masculin: « L’excès de l’élément érotique paralyse ma littérature. Je décide de « suspendre » les affaires érotiques jusqu’à l’obtention de la permanencia definitiva » (1940). Je ne vois comme entreprise équivalente que les Journaux abrégés de Benjamin Constant. Dans cet aide-mémoire pour soi seul, on peut suivre la chronologie secrète de l’œuvre (Kronos fut d’ailleurs le «disque dur» de Rita composant ses deux livres sur Witold, parus en 1984 et 1988). Mois par mois… et moi par moi. Lors de la publication en volume du Journal aux éditions Kultura à Paris (Maisons-Laffitte) en 1957, en direction de la Pologne communiste et de la diaspora, Gombrowicz avait rajouté en préface, tel un manifeste: «Lundi moi, mardi moi, mercredi moi»: à la fois revendication face au communisme comme au catholicisme ( et derrière au romantisme national) et à l’envers affirmation d’un moi pluriel, incertain, morcelé qu’on retrouve dans toute l’œuvre. A vrai dire, le « journal » est pour lui la forme idéale. Ici le « journal d’écrivain », à la manière de Gide qu’il a relu juste avant. Là, le journal intime dont il est « cousu ». « Ma manie croissante du calendrier. Dates. Anniversaires. Périodes. Avec assiduité, je me livre maintenant à la comptabilité des dates. Oui, oui… pourquoi n’ai-je pas pris en note chaque journée depuis le moment où j’ai su écrire? » (Journal, 1958). Les deux se croisent à plusieurs reprises. Les «feuillets jaunis» de Kronos passent dans le Journal sur l’océan, lors du retour en Europe, quand le passager du Federico (1953) croise celui du Chrobry (1939). A l’obsession des chiffres (Gombrowicz se croyait voué au 22), on doit rattacher celle de généalogie chez ce fils de hobereau polonais où le fait de « se prendre » pour d’autres (de Moïse à Thomas Mann via Nietzsche). Il s’agit de s’assurer «qu’il existe». C’est que Witold Gombrowicz, qui a cessé de croire vers 20 ans, a, plus que tout autre, vécu la «mort de Dieu» dans un pays où Dieu est plus mort d’avoir été plus vivant… (l’historien Norman Davies a pu le nommer «le terrain de jeu de Dieu»). Ne demeure, nous apprend Le mariage, que l’Eglise inter-humaine, le jugement dernier permanent, à l’ombre des « fragments d’une église mutilée ».

Bien en amont de 1989 (qui paradoxalement vit en France cesser l’attention à l’Est), Milan Kundera proposa d’enjamber le «petit contexte» national pour situer les romans dans le «grand contexte» du Roman. En voulant lui rendre sa place, ce fut un peu la lui ôter: le génie de Gombrowicz est justement d’avoir poussé à l’extrême sa situation d’écrivain «entre»(sa « vraie patrie ») dans une Pologne «entre». Le pays a retrouvé son indépendance en 1918 après un siècle de partages (le célèbre «nulle part» d’Alfred Jarry), mais autrement partagé, puis après-guerre encore partagé, déplacé. Nul n’est plus anti-hegelien que Gombrowicz (ou à l’inverse très hégelien). «Si seulement je pouvais atteindre/Le lieu où se crée l’Histoire! / La politique des Puissances! Mais je suis désarmé!» (Histoire). Faute d’être actrice de l’Histoire, la Pologne est vouée à une géographie bousculée. Tous les autres écrivains retrouvent le nationalisme romantique, au mieux l’alignant sur les avant-gardes occidentales. Seul, avec les deux autres «mousquetaires de l’avant-garde» (Witkiewicz, Schulz) il oppose à cette Pologne, dès le départ, dans ses nouvelles écrites de 1926 à 1933, Mémoires du temps de l’immaturité (qui deviendront Bakakaï), les fictions des corps anatomique, national et littéraire, entremêlés et morcelés. Lire Les mémoires de Stefan Cziarniewski, polonais et juifs. Athéisme feuilleté et généralisé. Gombrowicz est un «polonais antipolonais» (goy, il fut surnommé « roi des juifs » avant-guerre dans les cafés de Varsovie) dans un pays entre qui se vit comme atavique. Dostoïevski bascule dans Rabelais…

En 1937, son grand roman Ferdydurke n’a pas d’autre sujet: on y assiste au retour forcé à l’école de l’immature Jojo Kowalski (Dupont), à sa traversée burlesque des trois tentations nationales dans un lycée de Varsovie. Ecrit de 1935 (la mort de Pilsudski) à 1937, il s’agit d’un grand roman «politique» (contre Pimko le vieux professeur de Cracovie qui ressasse la poésie romantique, contre la «modernité» USA-URSS-Allemagne qu’incarne Zuta Lejeune, la «lycéenne», vers quel devenir? – le valet de ferme au pied nu: on peut y voir aussi bien l’anticipation du communisme que son contraire). Préfacière à New York du livre en 2000, Susan Sontag parle du « charabia » du titre-là où il eut fallu voir condensé de l’art de Gombrowicz: «Freddy Duke» est un personnage de Babbitt de Sinclair Lewis, prix Nobel 1930: à l’Eglise interhumaine correspond une Eglise intertextuelle. Ferdydurke est à la Pologne comme La marche de Radetsky de Joseph Roth ou L’homme sans qualités de Robert Musil à l’empire des Habsbourg. (Gombrowicz au passage, de retour d’un voyage en Italie, a assisté à l’Anschluss). Il le dit clairement dans une préface supprimée aux Mémoires du temps de l’immaturité, il y revient en 1967 dans un auto-interview à la Quinzaine littéraire citée par Deleuze et Guattari dans L’anti-Œdipe: « Ma façon de voir était en rapport direct avec les évènements d’alors: hitlérisme, stalinisme, fascisme ». Je renvoie aussi à cette véritable « autobiographie du pays » que sont les Souvenirs de Pologne (1959), écrits pour Radio Free Europe, où il se définit comme «un polonais exacerbé par l’histoire».

C’est le succès de Ferdydurke qui fut à l’origine de l’invitation de l’auteur en Argentine, pour une brève croisière, à l’initiative d’un jeune fonctionnaire nommé Jerzy Gedroyc… Et d’une trajectoire unique dans la littérature du XXe siècle qu’il ne cesse de penser dans les préfaces, adresses au lecteurs, articles, repris ou non dans le Journal. Ils sont nombreux les écrivains passés d’une périphérie au centre (tels Joyce et Beckett, Michaux ou Cioran, plus tard Naipaul ou Rushdie). A commencer par le polonais Joseph Conrad. En revanche, celle de Gombrowicz aussi rare que celles de Nabokov (d’un empire l’autre) ou… Borges (des aller-retour). De la périphérie de l’Europe à la périphérie du monde et de cette dernière au centre: « l’auteur de Ferdydurke » arrive en Argentine deux jours avant la signature du pacte germano-soviétique, y demeurera vingt-quatre ans, jusqu’à ce qu’une proposition de la fondation Ford le dépose…à Berlin…un an après la construction du mur. «L’impérialisme de notre moi est indomptable et puissant à tel point que je me sentais porté à croire, parfois, que ce chambardement du monde n’avait d’autre fin que de me poser en Argentine et de me replonger dans la jeunesse de ma vie, qu’en son temps je n’avais pu éprouver ni mettre à profit. C’est à cette seule fin qu’il y avait eu la guerre». (Entretiens avec Dominique de Roux, 1968). Gombrowicz ne cesse de jouer avec ce qu’on pourrait après Pierre Bourdieu nommer « l’Illusion autobiographique », dupe et non dupe à la fois. L’Argentine? c’est Ferdydurke «pour de vrai» à l’échelle de la planète… Dans les cafés de Buenos Aires et dans le parc du Retiro, il peut vivre enfin sa vie. Mais elle va vite s’avérer (en partie) une Pologne bis, en proie aux mêmes tentations. A Buenos-Aires, autour de Victoria Ocampo et de la revue Sur, face à l’indigénisme, règne l’idolâtrie de l’Europe. La traduction de Ferdydurke (1945-1947: on suit dans Kronos la chronique de celle-ci) se solde par un échec public qui lui fait comprendre les rapport de pouvoir de la République Mondiale des Lettres. En témoigne l’unique numéro d’une revue, Aurora contre Victoria. Et il raconte Borges dans Trans-Atlantique (1952): en revanche le personnage de Gonzalo, métis absolu, contre les patries invente la  » filistrie » (ce qu’Edouard Glissant nommera la créolisation).Dans le roman suivant La pornographie (1960), derrière le désir, il fouille la patrie en guerre et divisée. Dès 1947, «l’auteur de Ferdydurke» se sait prophète de toutes les « cultures secondaires »… En 1953, dans Kultura, une polémique sur l’exil l’oppose à la vision convenue de Cioran. De Vence, où il vit avec Rita les cinq dernières années de sa vie, il s’adresse aux polonais bien sûr, autrement aux argentins (Diario Argentino, 1968, traduit par Sergio Pitol), évidement au centre français (Entretiens avec Dominique de Roux en1968, sur le modèle de la collection Ecrivains de toujours).

Dès Ferdydurke, Gombrowicz est Contre les poètes. « Presque personne n’aime les vers et le monde des vers est fictif et faux » Sociologie et esthétique se confondent. La poésie? une Pologne de la littérature pourrait-on dire. A rebours, Gombrowicz milite pour l’impureté du roman ou pour ce que je nommerais son « athéâtre ». C’est ce texte, manifeste politique autant que littéraire (il le reprend en…1956), qui va faire fond donc des combats politiques et-ou littéraires du journal (en public) que lui demande…Jerzy Gedroyc directeur de Kultura. Stratège de la stratégie, il se trouve des lieutenants (Joseph Wittlin pour la diaspora, Kot Jelenski en France-qui convainc François Bondy puis Maurice Nadeau qui va le publier) qui l’aident à conquérir Paris… Et cherche des alliés: à commencer, face au roitelet Borges, il compte sur le bon président de la République Mondiale des Lettres, Jean-Paul Sartre. Dans Kronos, on le surprend à lire El ser e il nada. Le Journal comporte des analyses des périodes de l’œuvre et du personnage public. Revenu d’une année malheureuse à Berlin, à Paris il ira en pèlerinage sous ses fenêtres, plus tard il dit à Nadeau vouloir rencontrer Foucault. Romancier-philosophe, «le Monsieur Jourdain de la pensée moderne» (Kot Jelenski) est au fond «existentiellement» structuraliste. Nul ne saura d’ailleurs le lire comme Gilles Deleuze qui le cite continument de 1968 à 1994. Après les coulisses, trois fois, de la Pologne et de la diaspora, Cosmos (1965) son dernier roman, « roman policier d’un genre un peu rugueux » (récemment adapté au cinéma par Andrzej Zulawski) explore celles du corps de la réalité.

Curieuse et bonne idée: c’est à Yann Moix (sic) que l’éditeur a demandé de préfacer Kronos, « journal du journal, journal au carré, méta-journal », mais tout sauf un dernier mot ou une clé. Jamais un, Gombrowicz n’est jamais nu.

Dans ses mémoires Grâce leur soit rendue, Maurice Nadeau son éditeur, abordant Gombrowicz, changeait de manière et écrivait de lui en le pastichant: embarras palpable face à la dramaturgie des « mois », plus que jamais le nôtre. Kronos est désormais parmi nous comme un retour du «pied nu» et Gombrowicz à relire.

Publié chez Stock, Kronos est présenté par Rita Gombrowicz et traduit par Maougocha Smorag-Goldberg. Simultanément, Stock réédite Les envoutés, un roman-feuilleton publié sous pseudonyme dans la presse en 1939. Les quatre romans se trouvent chez Gallimard: réunis dans un Quarto et en Folio. Idem pour les deux tomes du Journal et le Théâtre. On doit à Rita Gombrowicz deux ouvrages majeurs: Gombrowicz en Argentine (Noir sur Blanc), Gombrowicz en Europe (Denoël). Enfin, il existe sur Internet un site Witold Gombrowicz en quatre langues (polonais, espagnol, français, anglais ).

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