Vingt ans après

V
[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 544 du 01 décembre 1989.]

 

« Aujourd’hui l’œuvre de Gombrowicz est très peu connue. Elle s’achemine inéluctablement vers l’oubli. Seule la critique qui l’a accompagnée survit encore d’une certaine manière ». De toute évidence, Lakis Proguidis se veut l’empêcheur gombrowiczien de commémorer en rond le vingtième anniversaire de la mort de l’écrivain[1]. Gombrowicz aurait totalement perdu le « duel » qui l’opposait à son temps.

Lakis Proguidis
Un écrivain malgré la critique
Essai sur l’œuvre de Witold Gombrowicz
coll. L’Infini
Gallimard, 248 p.

Witold Gombrowicz, vingt ans après
(sous la dir. de M. Carcassonne, Ch. Guias M. Smorag)
Christian Bourgois, 340 p.

Ce duel, Proguidis le suit tout au long d’une minutieuse enquête (deux cents articles, et trois monographies dépouillés, parus entre 1953 et 1985), en restituent les étapes, Jelenski et les découvreurs, le prophétisme à la De Roux, les « grilles » universitaires), …pour finir il en condense le sens dans un terrible face-à-face, colonne contre colonne, entre une belle étude de Mario Maurin dans les Lettres Nouvelles en 1959, et un article confus et confusionniste, de Libé en 1985.

Si on pense, comme c’est mon cas, que le Journal de Gombrowicz devrait être un des quatre ou cinq livres de chevet de l’Europe d’après le 9 novembre, si on croit, avec Tadeusz Konwicki, que « le spectre de Gombrowicz plane sur l’Europe », alors voilà, se dit-on, un livre qu’il était urgent de faire. Nous voilà tout prêts à aimer sa provocation. Pour d’autres raisons encore : le projet de Proguidis est au carrefour de nos préoccupations. D’un côté, se multiplient, et ce sont, en cette époque « réactive », les plus sûrs renouvellements de la théorie littéraire, les travaux sur les « stratégies » d’écrivains (Boschetti sur Sartre, Fouché sur Proust, Unseld sur Kafka, Genette sur le paratexte…). De l’autre, si dans ce domaine, chaque écrivain est un « cas » singulier, Gombrowicz peut passer à bon droit, pour « plus unique » que d’autres : exilé pluriel, Polonais hostile à « l’anachronisme polonais »[2], Polonais en Argentine, Argentino-PoIonais en France, il ne cesse de penser ses rapports avec la France en termes de « stratégie » — non pas sociologique, mais militaire. Il est Napoléon : Jelenski ou De Roux sont ses soldats, Nadeau ou Bourgois des citadelles à conquérir, puis des puissances alliées. Voir dans Gombrowicz vingt ans après qui parait simultanément, les correspondances avec Jelenski et De Roux : « Bataille de Ferdydurke » et campagne de l’Herne ! Gombrowicz : voilà, se dit-on, en ouvrant Proguidis un objet extraordinaire, où œuvre et stratégie sont mêlées, le « polémos » au cœur des deux.

Quelle déception ! La montagne, car c’en est une de précision, d’érudition et de calcul, n’accouche pas même, d’une microscopique souris. Aucune confrontation entre les deux « stratégies », subjective-militaire, et objective-sociologique, nulle pesée de l’une par l’autre. Au lieu de cela, une approche purement quantitative du corpus critique (comme si certaines signatures ne « valaient » pas plus que d’autres !), ou, ce qui revient au même, une vertigineuse méconnaissance du champ culturel français de ces années (platitudes d’usage sur « Sartre-et-Camus » ou le Nouveau Roman), voire du sens des mots : est-il sérieusement possible de croire que « le théâtre » était l’enjeu du débat autour du Sur Racine de Barthes ? Il faudrait ajouter l’inculture : qui fait rapporter à Thomas Mann, un passage de Transatlantique, qui reprend Dante ou Descartes.

Le tout versé au bénéfice de deux thèses, vaguement, très vaguement, sommairement, très sommairement inspirées d’une pensée « mittel-européenne » du roman, et d’un romantisme avant-gardiste : par sa puissance d’inclusion, le roman est un genre supérieur, celui qui s’y livre s’expose à l’exclusion « courtoise » ou pas. Laquelle aurait, pour Gombrowicz, pris chronologiquement et logiquement la forme suivante : aplatissement du roman sur le théâtre (initiée par Jelenski), réduction de l’écrivain au « philosophe » (mai 68, puis le Gombrowicz-Mao, fabriqué par De Roux), élimination des personnages, absorption de l’œuvre par la biographie (psychanalyse) et, pour conclure, par la Pologne : le romancier de Ferdydurke, la Pornographie, Transatlantique et Cosmos aurait été métamorphosé en un dramaturge à thèse, de Varsovie, très marqué par sa maman !

Démonstration (?) non seulement invraisemblable — il suffit, j’y reviendrai, de lire Gombrowicz vingt ans après pour s’en convaincre — mais qui évacue Gombrowicz lui-même, et tout ce qui est à penser, derrière des joutes de fantômes (LE roman contre LE théâtre, etc.). C’est lui-même qui considérait son théâtre comme une voie d’accès à ses romans (voir ce qu’il dit d’Opérette) ; c’est lui-même qui a eu avec la philosophie des liens de rivalité mimétique très complexes (souvenez-vous : « j’étais existentialiste (ou structuraliste) avant tout le monde ». Et les ultimes cours à Rita) ; c’est lui-même qui se pose en s’opposant à la polonité ; c’est lui-même qui a dit : « il est difficile d’appeler mes ouvrages des romans », ou « C’est moi — le premier et sans doute le seul de mes problèmes : le seul, l’unique de tous mes héros auquel véritablement je tienne »[3], et qui a construit son personnage (« morgue de fausse supériorité et nonchalance de joueur de tennis », dit justement M. Carcassonne) comme une œuvre d’art… je renvoie aux deux volumes magnifiques, témoignages et iconographie, de Rita Gombrowicz[4].

C’est, encore une fois, ce dispositif : romans-journal-théâtre-articles, sa stratégie secrète, ses stratégies ouvertes, qui aurait mérité examen à partir de ses propres instruments, et d’autres. Et son rapport avec la vie « réelle » (?) de l’écrivain. Faute de quoi, on reste dans l’erreur (Lakis Proguidis), ou dans la répétition.

De cette répétition, Gombrowicz vingt ans après nous offre un bon échantillon. En complément des correspondances militaires dont je parlais, et de la fin de I’enquête de Rita Gombrowicz sur Gombrowicz en Pologne, M. Carcassonne, Ch. Guias et M. Smorag, les initiateurs de l’entreprise, ont demandé d’en parler à des écrivains polonais, français, ou autres, qui ne l’avaient jamais rencontré. Comme il est habituel pour ce type d’ouvrage, on peut chicaner le choix des participants, et la qualité des contributions (Juan José Saer signe la plus remarquable sur Gombrowicz comme « meilleur écrivain argentin du XXe siècle »). On retiendra plutôt deux points communs à presque toutes les interventions. « Gombrowicz, c’est moi », disent tous les participants, « mon double », comme le disait Jelenski, quand tous les autres auteurs sont des « autres ». Et « Gombrowicz, c’est X », ajoutent-ils immédiatement : Voltaire pour Sollers, Nabokov pour Braudeau, Bataille pour Bonitzer, Socrate pour Bondy, Laclos et Sade pour etc. Double mouvement contradictoire (sûrement pas « dialectique ») du Moi, et des masques, d’une identité hypertrophiée et nomade, dans la plus stricte orthodoxie gombrowiczienne, qu’on reprenne le Journal ou les deux livres de Rita Gombrowicz. De quoi avancer à mon tour (outre mon moi) un nouveau masque : Gombrowicz, c’est Nietzsche, celui d’Ecce Homo et du Crépuscule des idoles (il comparait lui-même Vence à l’Engadine). Nouveau masque, me direz-vous, qui ne fait pas progresser la connaissance. Certes, mais il comme nul autre, cette « vitalité en plus » (Jelenski) que communique Gombrowicz, cette « puissance d’agir » qui est l’apanage de peu : « On ne lui fera jamais de statue, ou alors ce serait un jet d’eau » (Olivier Rolin).

On attend toujours le livre qui pourrait s’intituler Un écrivain malgré la critique, qui nous expliquera comment cette énergie s’est composée avec notre monde, et de quoi elle était elle-même composée. De quel « cosmos ».

 

Notes

[1] Rappelons qu’on peut voir Opérette au Théâtre de la Colline jusqu’au 24 décembre (mise en scène de Jorge Lavelli). Voir ci-après l’article de Monique Le Roux.

[2] En même temps que ces deux livres sort chez Bourgois un fort volume de Varia II. Nombreux articles sur la Pologne, l’érotisme, Sienkiewicz, Schulz. Etonnants souvenirs de I ‘Europe d’avant-guerre. (Textes réunis et présentés par Christophe Jesewski).

[3] Citations extraites du Journal t I.

[4] Gombrowicz en Argentine 1939-1963, Gombrowicz en Europe 1963-1969. Denoël, 1984 et 1988.

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