Pierre Pachet : « Je suis persuadé que même « Maldoror » cache un témoignage. »

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 570 du 16 janvier 1991.]

 

« Peut-être pourrait-on dire alors qu’un journal intime est un écrit dans lequel quelqu’un manifeste un souci quotidien de son âme, considère que le salut ou l’amélioration de son âme se fait au jour le jour, est soumis la succession, à la répétition des jours, source de permanence et de variation ». De cette forme, Les Baromètres de l’âme relatent la naissance, après quelques « avant-courriers », chez Maine de Biran, Maurice de Guérin, Benjamin Constant, Stendhal, Michelet et Hugo, Vigny, Amiel, Delacroix — et selon un axe plus inapparent, qui pourrait aller du peu lu Fénelon au méconnu Charles Du Bos.

Pierre Pachet
Les Baromètres de l’âme
Naissance du journal intime
Hatier éd., 146 p.

Ils constituent le cinquième titre des Brèves Littératures que dirige Michel Chaillou chez Hatier. Comme l’Atlas Universalis des littératures ou la New History of French Litterature, une des grandes entreprises en cours où s’élaborent de nouvelles approches, où se refond la carte des affrontements anciens (Sainte-Beuve Contre Sainte-Beuve) : par le « roman », la vie brave, une sorte de sociologie poétique… je renvoie au Petit guide pédestre de Michèle et Michel Chaillou qui inaugurait la série.

On imagine bien pourquoi Pierre Pachet, chez qui l’écriture en revue tient tant de place (du Chemin au Nouveau Commerce, de Passé Présent à Esprit : il faut y lire ses analyses de Rushdie — via La Quinzaine…), a saisi cette nouvelle occasion de « penser de façon singulière à côté des autres ». Cette situation est au cœur de son projet. Et on comprend tout aussitôt que son livre échappe à la collection, là où il la retrouve. Les Baromètres de l’âme sont vraiment « la suite » du Premier venu, l’essai sur la politique baudelairienne de 1976, de Nuits étroitement surveillées (1980), de La Force de dormir (1989) ; « la suite » évidemment des livres plus « intimes » : De quoi j’ai peur (1979), Le Voyageur d’Occident (1983) ou Autobiographie de mon père (1987). Leur mise en abyme, s’agissant de ce rapport de soi à soi.

La même voix, « agile et rugueuse, insomniaque, autoritaire et réticente », anime tous ces textes, celle d’un lecteur, je dirais même d’un citoyen-lecteur, (d’un lecteur d’après 1789), tant Le Premier venu est plus qu’un premier livre, la matrice littéraire et politique des autres, de ce dernier par exemple. Pachet ne s’intéresse ni aux « œuvres » ni aux « auteurs » (loin, très loin Sainte-Beuve et ses ennemis…) mais pose à Baudelaire, Coleridge, Kafka, Platonov ou Maine de Biran ses questions « intimes » — les plus communes : la démocratie, la nuit, la ville, la rue, l’avion, l’enfance, la peur, le rêve… A distance de la « critique », une manière de lire comme pouvait voyager, ou prendre de la mescaline, un poète qui est une des références constantes de Pierre Pachet : Henri Michaux.

Jean-Pierre Salgas. — Les Baromètres de l’âme paraît dans la collection « Braves littérature » de Michel Chaillou. Quelle est la part de la commande ? Comment le projet a-t-il évolué ?

Pierre Pachet. — Chaillou m’a proposé « La Douleur de l’intime ». Preuve de flair, car je n’avais rien écrit sur cette question auparavant. Au départ, il devait s’agir des journaux intimes et des correspondances ; je lis avec beaucoup d’intérêt les écrits intimes, y compris Jouhandeau, Perros, Galey, Renaud Camus… non sans réticence : car je suis plutôt pudique, voire prude et donc irrité par tout ce mouvement de « glasnost » exacerbée — et j’avais envie aussi de parler de textes plus contemporains, Kafka, Kierkegaard, Gide, du Bos, Valéry.

J.-P. S. — Le lecteur a le sentiment de lire une histoire intime du journal intime…

P. P. — Pour une part, je raconte un épisode de la littérature ; pour une autre, je donne l’état de ma lecture à un moment donné. C’est en ce sens un livre privé. Ce qui m’a retenu, c’est la naissance de cette forme, hors de l’histoire publique, simultanément chez des individus qui s’ignorent mutuellement, alors qu’on invente, à côté, l’agenda portatif. J’ai voulu, par un exercice d’imagination, reconstituer quelque chose qui n’aura plus jamais lieu dans notre civilisation, surprendre des gens qui ne se savent pas observés, montrer la présence de l’autre dans ces solitudes qui ne se connaissent pas. Mais pas en voyeur… le mouvement du voyeur m’attire et me répugne, je me suis expliqué là-dessus dans un entretien ancien avec Jean-Luc Hennig, à la fin de son livre sur les voyeurs. Si on me demande mon opinion, je serais un défenseur furieux du droit à l’intimité non surveillée, mais tout ce que je fais vise à établir un rapport paradoxal entre des intimités qui s’ignorent.

J.-P. S. — Le plus intime n’est-il pas le plus partagé, le plus commun ?

P. P. — En tout cas, ce qui est constitutif de la question de l’intimité, ce qui lui donne son « goût », est la nécessité où nous sommes d’être des individus, c’est-â-dire de nous arracher au fond commun, de nous rendre dissemblable de notre semblable. Au passage, c’est cela qui m’a toujours beaucoup ému dans la pensée de René Girard ; elle décrit de manière sarcastique le mouvement qui apparente les hommes alors même qu’ils se séparent et se croient seuls au monde… Il y a là-dessus une très belle phrase de Baudelaire : « Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, — et au milieu des camarades, surtout — sentiment de destinée éternellement solitaire ». Il faut lui rendre son équivoque : le sentiment d’être singulier est la chose du monde la mieux partagée. En ce sens, Les Baromètres de l’âme participent d’un travail qui me poursuit depuis longtemps sur l’origine et le sens de l’individualité moderne.

J.-P. S. — En vous écoutant, je songe à une phrase au début de De quoi j’ai peur. « Ni intérêt pour soi (autobiographie, journal), ni intérêt pour les autres (roman), mais intérêt pour l’autre que soi. Je me demande si cet « autre que soi » n’est pas « votre » territoire, ce qui donne son unité à tous vos livres, qu’ils soient de lecture ou de voyage (vous avez même écrit Autobiographie de mon père). Et qui donne sa perspective si particulière aux Baromètres de l’âme

P. P. — Vous devez avoir raison. Je déteste repasser sur mes traces et j’adore me disperser, mais c’est avec plaisir que je constate que mes livres se parlent derrière mon dos. Par exemple, dans celui-ci, j’étais content d’adresser un salut à Camille Desmoulins, que j’ai édité. Et c’est vrai que je mets à contribution de la même façon, les livres, les amis ou les voyages, pour poser les quelques questions que j’espère poser avant de mourir. J’ai une sorte de méfiance à l’égard de la littérature, elle n’est pas pour moi une activité légitime comme peuvent l’être la science, la religion, ou la médecine. Elle doit me servir de relais, être l’occasion d’une relance pour un problème. Quelque admiration que je porte à une œuvre, elle doit avoir d’avance accepté que je l’utilise de façon profane, en rapport avec l’orientation que j’entends donner mon activité.

J.-P. S. — Est-ce à cette position de lecteur qu’on doit votre indifférence à la théorie ? Je suis frappé que, dans un livre qui par son sujet, est au centre des débats critiques contemporains (sur l’autobiographie, l’autofiction, l’intime), alors que vous multipliez dans le texte les fiches de lecture, faisant participer le lecteur à la recherche, vous ne discutiez pas les thèses d’un Philippe Lejeune par exemple…

P. P. — Je n’évite pas Lejeune ! Mais ce qu’il étudie ne rencontre absolument pas ce qui m’intéresse. Il cherche des formes générales du discours autobiographique là où je regarde le particulier. Il travaille sur ce qu’il a appelé le pacte avec le lecteur, quand je scrute le lien entre l’auteur et lui-même. Fénelon a beaucoup plus à dire sur ce sujet. Il y a une vingtaine d’années déjà, Rousset s’était demandé s’il existait des marques formelles du texte intime qui le distinguerait du texte qui a le lecteur pour horizon, je crois pour ma part qu’il n’y en a pas. Quant à la théorie, je n’y suis pas indifférent : je discute avec Octave Mannoni au sujet de Stendhal, et de façon générale, j’ai l’impression d’être en perpétuel dialogue avec la psychanalyse. J’ai un côté Freud, comme j’ai un côté Fondane, ou des côtés Girard, Goldschmidt, Levinas ou Lefort… si on veut.

J.-P. S. — Je suppose que vous vous reconnaissez toujours dans cette phrase au dos de votre Baudelaire (Le Premier venu, Les Lettres Nouvelles, Denoël, 1976) : « Le présent essai ne vise pas à dominer ces textes par une interprétation, mais à se placer en quelque sorte à leur niveau ». A l’époque, vous vouliez vous situer à contre-courant ?

P. P. — Pas du tout. Je cherchais même des alliés ans le courant structuraliste que j’avais découvert en rentrant des Etats-Unis où j’avais passé deux ans, même si j’ai toujours eu l’impression de voir clair dans ses projets au fond technicistes. J’ai d’abord proposé le livre à Tzvetan Todorov pour la collection Poétique ! Mais j’avais trouvé dans Baudelaire, la force de dire tout autre chose sur l’individualité… Concernant cette phrase, je pense, en effet, qu’il y a une faculté humaine, l’imagination, qui permet d’être ailleurs que là où on est. La lecture-domination, elle, assujettit le texte au moment où on est très loin de l’égaler en puissance et en profondeur. Je pourrais citer Georges Poulet ou Leo Strauss comme modèles de ce qu’on peut faire au contraire.

J.-P. S. — Le Premier venu est dédié à René Girard, auteur d’un système infalsifiable, et à Victor Goldschmidt, historien des systèmes de pensée…

P. P. — Ce sont des maîtres. Ils m’ont donné du courage. Goldschmidt ne fut pas mon professeur mais un ami. C’était l’un des hommes les plus coléreux que j’aie connus. Manifestement très proche du caractère qu’il imaginait avoir été celui de Rousseau. Qui plus est très juif, derrière son protestantisme.

J.-P. S. — Vous pouvez me dire un mot de chacun de vos autres côtés ? Benjamin Fondane ?

P. P. — C’est mon côté incurablement sérieux ! Il m’apprend que lire un livre revient à ranimer, en soufflant dessus, une préoccupation brûlante. Il ne lit pas Baudelaire, il le ressuscite comme une œuvre singulière qui se mesure à mains nues des pensées très importantes. L’œuvre de Benjamin Fondane est elle-même cette confrontation urgente, angoissée.

J.-P. S. — Freud ? Emmanuel Levinas ? Claude Lefort ?

P. P. — Je suis agnostique en ce qui concerne la psychanalyse, mais j’ai une vraie passion pour Freud, pour son intelligence, son héroïsme, …et je supporte en silence d’être considéré (p. ex. par Lefort) comme antifreudien. Un livre comme La Psychopathologie de la vie quotidienne éblouit comme un conte d’Edgar Poe. J’aime chez Lefort l’individualité ombrageuse qui a rompu avec Sartre, l’effort presque athlétique pour penser par ses propres forces, pour reconnaître au domaine politique son existence propre. Quant à Levinas, je dois dire que j’en ai surtout longtemps entendu parler sans l’avoir lu, et que je n’en peux parler que de façon latérale. Je peux juste dire de lui ce que je dirais aussi parfois de Derrida : j’ai souvent le sentiment, en le lisant, que des paradoxes qui me hantent depuis longtemps ont trouvé chez lui leur parfaite expression. Par exemple, que l’individu consiste plus dans le pouvoir de dormir que dans la vigilance.

J.-P. S. — Vous écrivez sur la littérature au sens traditionnel (Le Premier venu, La Force de dormir, Les Baromètres de l’âme, etc.), et vos « côtés », les questions que vous y éprouvez, sont de l’ordre de la pensée au sens tout aussi traditionnel…

P. P. — Dans l’intimité d’un entretien, je vous dirai que c’est la pensée qui m’intéresse, tant l’excitation fourmillante du moment que les ambitions totales de la pensée. Pas la « philosophie », indépendamment du fait que par accident je n’ai pas fait d’études de philosophie. Le travail de la pensée ne m’intéresse que s’il intègre l’impossibilité de penser, l’inhibition, l’oubli, la torpeur, le temps. Simone Weil disait : « la pensée, c’est quelque chose qui ne peut avoir lieu que dans un individu ».

J.-P. S. — Dans un corps ? Il y a un corps dans la moindre de vos pages…

P. P. — Je crois, oui. Mais en désignant par là le contraire d’un fantasme de toute-puissance ou de tout-désir, ce qu’est souvent « le corps ». Si j’ai une idée du corps, elle vient plus de Blanchot que de Freud. J’appelle corps le fait que je peux dissimuler mes pensées à autrui, voire ne pas coïncider avec elles.

J.-P. S. — Là aussi, comme pour votre attention à l’intime, vous partagez et ne partagez pas une préoccupation qui traverse nombre de textes qui s’écrivent depuis quelques années sur la pensée dans la littérature ou la littérature comme pensée…

P. P. — Je me sens très proche de la lecture par Lefort d’Orwell, Soljenitsyne, ou Michaux… Dans Sur une colonne absente, Lefort prend au sérieux ce que dit Michaux, il ne cherche pas à le situer dans la littérature. Si vous songiez Kundera, en revanche, je suis désolé de ne pas être en accord avec ce qu’il dit des écrivains. Sur Kafka, pour prendre un exemple très récent, j’ai beau aimer son humeur batailleuse, je ne le trouve pas très respectueux de l’individualité qu’il prétend vanter. Il se comporte en idéologue de la littérature qui élabore une contre-doctrine, au lieu de se soumettre à ce qu’il lit. Comme Deleuze et d’autres, il reprend la célèbre anecdote sur Kafka riant aux larmes en se lisant devant des amis. Seulement, il oublie les larmes, à côté du rire.

J.-P. S. — Dans Autobiographie de mon père, vous avez parlé de vos origines juives et russes. Avez-vous le sentiment qu’on peut référer à cette culture première (l’Est ?) votre usage profane de la littérature, votre demande de pensée à la littérature ?

P. P. — Il est sûr que j’ai le sentiment de venir d’un monde où se posaient des questions tellement sérieuses qu’elles ne laissaient pas de place à l’adoration de l’art. Quand je lis des textes dans lesquels Tolstoï subordonne l’art à la question sociale, je ne suis certes pas d’accord, mais il y a une part de moi qui agrée. Ce n’est pas tant d’être juif russe qui a été formateur que d’être juif sous l’Occupation. L’expérience du silence et de la dissimulation, voilà qui aide à lire Maine de Biran ! Je continue toujours, dans la vie, à me méfier, j’hésite encore à dire qui je suis. Mon premier mouvement n’est jamais de condamner le mensonge, mais d’essayer de le comprendre. Adolescent, j’ai été marqué par Les Jours de notre mort de David Rousset. Je cherchais percer la fiction. J’ai toujours eu du mal à concevoir ce que serait la pure fiction, je suis persuadé que même Les Chants de Maldoror cachent un témoignage, témoignent d’une épreuve.

J.-P. S. — Il est temps que je vous pose la question du conflit Sainte-Beuve « contre Sainte-Beuve » Où en êtes-vous ?

P. P. — Je n’ai jamais accepté l’interdit jeté sur la vie des écrivains. Je ne peux nier mon attrait pour les biographies de James ou de Joyce, pour le Journal de Virginia Woolf. Il y a dans certains épisodes vécus autant de relance pour la pensée que dans une phrase. A l’inverse, l’effort pour accéder au cœur d’une œuvre, à la Du Bos, à la Poulet, n’est pas moins nécessaire aujourd’hui qu’autrefois. Une fois de plus, c’est cela que rate un Kundera : il prétend savoir où est ce cœur, et comment on s’y rend.

J.-P. S. — Qui sont vos contemporains ? Vos « autres que vous » très proches ?

P. P. — Claude Lefort, Claude Mouchard, Laurent Jenny, Michel Deguy, Pierre Michon… Mais aussi Salman Rushdie, Kasuo Ishiguro ou Mamardachvili…

J.-P. S. — Depuis 1976, depuis votre entrée en littérature avec Le Premier venu, quelles sont les œuvres qui ont changé votre rapport à celle-ci ?

P. P. — Assez récemment, Naipaul. Il me sert ajuster ce que je peux attendre de la littérature. Non seulement, j’admire la force romanesque de ses reportages, mais il m’indique une dimension de fiction, de projection dans le possible laquelle j’aimerais pouvoir accéder. De quoi j’ai peur, Le Voyageur d’Occident, Autobiographie de mon père, m’amènent à imaginer que ce n’est peut-être pas inaccessible.

J.-P. S: — Votre texte sur Naipaul (Esprit, octobre 1989) s’appelle « Les Colères de VS Naipaul ». L’auteur des Baromètres de l’âme semble toujours en colère… l’auteur de La Force de dormir en train d’être réveillé brutalement.

P. P. — Dans le travail pour connaitre, et y voir clair, l’intellect est capital, les affects aussi : la peur, le désarroi, l’angoisse, la colère. A condition de la distinguer de l’indignation, qui n’est qu’un effort de l’individu pour se rehausser à ses propres yeux. La colère est une passion qui aspire à la vérité.

J.-P. S. — Des exemples de colère, dans le champ de la pensée ?

P. P. — J’en éprouve tout le temps. Contre le sociologisme qui veut inscrire les œuvres dans un mouvement plus général. Vous dites : « l’intime m’intéresse », et aussitôt, vous voilà classé dans « le retour de l’intime », sans qu’il soit tenu compte de ce qu’une œuvre se développe selon son propre mouvement.

J.-P. S. — Vous tenez un journal intime ?

P. P. — Non, je ne suis pas assez concentré sur moi-même, sinon de façon successive et temporaire. Ce qui fait le lien entre les différentes questions que je me pose reste une énigme qui ne me regarde pas.

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