Les « attelages » de Michel Deguy

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 444 du 16 juillet 1985.]

 

Michel Deguy : né en 1930. Poète, essayiste, traducteur. Vit à Paris. Agrégé de philosophie. Enseigne au lycée jusqu’en 1968. Depuis, la littérature française à l’Université de Paris 8-Vincennes. Membre du Comité de lecture des éditions Gallimard et du Conseil de rédaction de Critique. De 1964 à 1971, codirige la Revue de poésie. Depuis 1977, rédacteur en chef de Po&sie (éd. Belin). Premier livre en 1959 : les Meurtrières, chez Pierre-Jean Oswald. Son dernier livre, Gisants, vient de paraitre chez Gallimard et d’obtenir le prix Mallarmé. Sur ses lectures, on consultera plus particulièrement : Jumelages suivi de Made in USA (Seuil 1978), Tombeau de Du Bellay et Donnant Donnant (Gallimard 1973 et 1981).

Jean-Pierre Salgas — Vous parlez dans Gisants de « traverser en la lisant une bibliothèque à sauve qui peut ramenant des livres dans mon livre ». Une traversée, qui dans tous vos livres prend la forme d’innombrables citations, « quasi-citations », références, allusions… J’imagine que pour vous lire et écrire ne font qu’un…

Michel Deguy — Je pourrais répondre en faisant une espèce d’histoire de mes lectures… Du plus loin que je me souvienne, c’est à partir de livres lus, d’un désir mimétique de bonne émulation, de rivalité au fond, que j’ai commencé à écrire. Au lycée, nous étions deux ou trois amis — j’insiste là-dessus, car cela était déjà une chose collective — il s’agissait pour nous d’écrire sur le modèle de, à la manière de Baudelaire, ou des tragiques français. J’ai fait des dizaines de sonnets dans le genre spleen baudelairien…

J.-P. S. — Il n’y avait rien eu avant le lycée ?

M. D. — Si, je me rappelle que des poètes qui venaient de la bibliothèque paternelle, comme Albert Samain ou Paul Valéry, pouvaient jeter l’enfant dans un certain tremblement d’affection, mais très vite, ce qui m’a le plus attiré, ce fut le ton du poème à partir de Baudelaire… Ensuite, il y a eu une deuxième phase, à partir de la classe de philo et jusqu’à l’agrégation : des années se sont passées à lire les philosophes, et à faire des dissertations qui sont elles aussi des copies conformes. Les grands moments de lecture sont à relier aux maîtres, Alexandre, Hypolite, Beaufret. C’est l’époque aussi où s’ouvrait pour nous la bibliothèque Budé, poèmes d’un côté, philosophie de l’autre. Dernière étape enfin de « formation » : un peu plus tard, vers 25-28 ans, je commence sous l’influence de quelques amis, en particulier Godofredo lommi, de grandes lectures-traductions. Je plonge dans la Divine Comédie, Cervantes, la poésie américaine et anglaise, les poètes gracieux et baroques (italiens et espagnols…) L’ouverture se fait sur les littératures des langues cousines, des langues germaines, des langues dont on peut consulter l’original.

J.-P. S. — Quelles langues lisiez-vous ?

M. D. — Je suis un lecteur-traducteur du grec, du latin, de l’allemand, de l’anglais et, assisté de quelqu’un, de l’espagnol et du portugais. Mais pas un parleur. Sauf un peu de l’anglais : à cause des voyages, je possède mon basic english… Je le dis dans Gisants : « Je ne parlerai jamais ta langue. » Voyez, je suis toujours bouleversé par l’abîme qui sépare l’entente d’une langue apprise et le fait de la parler vraiment. En ce sens-là, je suis abyssalement francophone. Pris, pour utiliser un mot de Ponge dans son Malherbe, dans la « préférence » exclusive du français. D’où, à la fois, un désespoir de la traduction, et le fait que son motif soit si impérieux. S’il n’est pas de surplomb baladeur d’une langue à l’autre, comment accueillir l’autre ?

J.-P. S. — Simultanéité, enchevêtrement de la lecture et de l’écriture… Des différentes lectures aussi, je suppose. Quel est votre emploi du temps de lecteur ?

M. D. — Je lis effectivement plusieurs livres à la fois. Et puis il faut mentionner les lectures professionnelles : les manuscrits ou tapuscrits, les copies… Mais je réserve le matin à la chose imprimée. Le monde est fait de matinées de lecture : je me lève vers cinq heures et demie-six heures, et je lis avec tout un appareil de thé. Je bois le thé, et les livres sont ouverts sur une grande table… Dix pages de l’un, dix pages de l’autre et je passe au troisième. Il faut dire aussi que ce moment est celui des livres de plus grande difficulté pour moi ; ce matin, par exemple, Etre et Temps dans la traduction Martineau, et un travail sur l’analogie chez saint-Thomas, qui m’intéresse en liaison avec la question de la comparaison en poésie. J’ai comme cela quatre ou cinq livres qui vont courir ensemble pendant un mois, et qui vont se tresser dans ma mémoire tout en restant cloisonnés de manière assez étanche. Comme j’ai un emploi du temps très épluché, il m’arrive de pouvoir y replonger dans la journée : je suis ainsi fait que je peux avoir des lectures de trente minutes.

Un attelage complexe

J.-P. S. — Vous prélevez tout de suite les phrases que vous utiliserez ?

M. D. — Non, le travail sur mon carnet est plutôt d’accompagnement, de questionnement, de bribes d’aphorismes et de réflexions, de questions posées à propos du livre. C’est seulement quand je reprends ces notes que je retourne à la citation même. Pour en revenir au matin, il m’arrive aussi de faire une lecture rapide, complètement sélectionnante du journal de la veille. C’est étrange, un journal. Tant de choses diverses, de l’économie, du cinéma, de la politique… ramassés côte à côte. Nous sommes dans une mosaïque, nous tenons un attelage extrêmement complexe. Je crois que la composition même du journal correspond à nos possibilités de lecture d’aujourd’hui, diverses et simultanées. Cela force constamment à l’homologie, à la pensée par comparaison. Tenez, il me vient un mot de Prigogine que j’aime beaucoup : « La circonstance fait la relation. » Lisant un livre de Watzlawick sur les difficultés de la communication dans la cellule familiale, lisant en même temps un livre d’un philosophe du droit, Tricot, sur l’accusation, ma pensée est prise dans la question de ce qu’ils disent en commun. C’est un peu ce que j’ai voulu signaler dans les pages de Gisants intitulées Rapprochements, où je mets en séquence Plotin et Lévi-Strauss, Montaigne et Max Ernst. Je suis toujours pris dans l’urgence du rapprochement.

J.-P. S. — En dehors des titres cités, quels sont les autres « chevaux » de votre attelage d’aujourd’hui ?

M. D. — Rationalité et cynisme de Bouveresse, Abdelatif Laabi, un manuscrit de Xavier Bordes, la Peinture, masque et miroir de Pontevia, Qu’est-ce que Dieu, un article de Jean-Luc Nancy, les derniers livres d’Edmond Jabès et de Jacqueline Risset…

J.-P. S. — Cette façon que vous avez d’étendre aux discours théoriques une pensée de l’image, disons à la Reverdy-Breton, et de l’inclure dans le poème même, me rappelle cette phrase de Jumelages : « Est-ce un malheur définissant des « poètes » que d’errer maintenant de livres en livres, d’étrangers en étrangers, chez les Analystes les Anthropologues les Epistémologues les Sémioticiens, comme l’autre des Lotophages à Circé (…) »

M. D. — C’est que, pour le dire de façon plus positive, j’ai souvent lu le poème de l’amour, le poème de la mort chez des théoriciens et des philosophes beaucoup plus fortement inscrits dans la langue que dans maints livres de poèmes. Mon attention à Derrida, Strauss, Barthes ou Lacan a toujours été une attention de type poétique.

J.-P. S. — Cette entente particulière vous pousse-t-elle à lire des textes scientifiques, que vous n’êtes pas sûr de comprendre ?

M. D. — Oui, je lis beaucoup de textes que je ne comprends qu’à demi, la Théorie du fractal de Mandelbrot par exemple. Et je feuillette volontiers des revues comme Pour la science. Je suis assez vite largué, je patauge. Mais je ne fais pas tant cela pour le langage. Plutôt pour le concept, pour la difficulté même de penser.

J.-P. S. — Jusqu’à maintenant, qu’il s’agisse de votre formation ou de votre présent, vous avez peu parlé de romans…

M. D. — Il faut distinguer les journées et les saisons. Le temps du roman correspond chez moi à la saison des vacances. Je reviens par exemple souvent au Don Quichotte. Et à l’époque de mes études, j’ai fait de grandes lectures suivies : Balzac, Flaubert, Tolstoï, Proust, Thomas Mann plus tard, sur qui j’ai même risqué un petit essai. Mais je dois reconnaître qu’il y a longtemps que je n’ai plus tenté l’exhaustif parcours d’une oeuvre romanesque. J’attends souvent qu’un ami proche me recommande un livre. Comme Michel Chaillou qui, il y a deux ans, m’a fait découvrir le Taïpi de Melville. Je fais dans mes lectures beaucoup confiance aux affinités électives. La lecture est érotique au sens platonicien : le désir de lire passe par quelqu’un qu’on en train d’aimer et qui vous fait lire.

J.-P. S. — J’imagine que n’avez pas de lectures dites « de divertissement », type romans policiers…

M. D. — Jamais ! Je n’en ai lu que deux. Et dans la même nuit. Deux Chester Himes. J’avais commencé à dix heures, j’ai éteint la lumière à quatre. Je me suis dit : si je recommence, je suis foutu, je vais être complétement dévoré. Au fond, je m’interdis pas mal de lectures. Bizarrement. C’est mon côté bord fixé, puritain. Je ne suis pas du genre à acheter un livre au kiosque avant de monter dans le train. J’ai mon petit bagage de livres en lecture.

Lire en voyageant

J.-P. S. — Justement, page 53 de Gisants, vous écrivez : « Pendant ce voyage, je lisais Baudrillard (…) ». Et tout le livre comme les précédents est aussi un livre de voyage. Qu’en est-il de la lecture et du voyage ?

M. D. — Le temps de voyage comme temps abstrait est un temps très favorable à la lecture. Quelque part sublimé dans les nuages, je lis non seulement volontiers, mais avec une grâce particulière. Le ne-faire-que-ca est favorisé. J’en arrive même perversement à être heureux si on m’annonce quatre heures d’attente dans un aéroport ! J’emporte donc plutôt des choses difficiles. Sinon, je ne prépare pas particulièrement mes voyages, au-delà du petit bagage géohistorique nécessaire. Je me confie pour les découvertes à ce qui va se passer sur place. Et à un après-coup qui peut très bien ne pas se produire. Exemple : rentrant d’Australie, j’ai plutôt lu Didier Coste et Butor que les romanciers australiens.

J.-P. S. — Nombre de ces déplacements sont liés à l’enseignement. Vous enseignez ce que vous lisez, ou vous devez lire ce que vous êtes contraint d’enseigner ?

M. D. — J’ai la chance de décider moi-même selon mes goûts et mes besoins de l’année. Exemple : au lycée, j’apprends et j’aime beaucoup quelques poèmes de Du Bellay. Des années après, ma fille me demande de l’aider à expliquer un poème de Du Bellay. Je replonge dans Du Bellay. Dix ans après encore, j’ai le sentiment d’avoir besoin de Du Bellay, j’en fais une lecture complète. Cela donne un cours, puis un livre. Pareil pour Marivaux… On est dans la longue durée, si je peux reprendre cette expression braudelienne pour ma propre vie.

J.-P. S. — Quels sont les autres auteurs de longue durée ? Ceux, pour le dire autrement, que vous emmèneriez sur une ile déserte ?

M. D. — Des philosophes et des poètes. Heidegger, c’est-à-dire à la fois une formidable pédagogie de l’histoire de la pensée, et l’herméneute qui a su nous conduire à la gravité centrale d’une œuvre poétique qui est même temps un risque de pensée complet : Hölderlin. Pour la poésie, je sais que je n’arrêterai pas de visiter et de reprendre le coin de bibliothèque qui va dans la poésie française de Baudelaire au Surréalisme. Et Reverdy, Michaux, Ponge… Moins peut-être les surréalistes.

J.-P. S. — Pourquoi ?

M. D. — Ils ont beaucoup compté pour moi au moment de la Revue de Poésie. Quand, avec quelques amis, nous faisions ce que nous appelions, d’un mot un peu quichottesque, des sorties poétiques. Brèves — des journées— ou plus longues. Il s’agissait de remettre en cause la bibliothèque dans des circonstances improvisées, dans un réel ou les corps se trouvent, dans un lieu donné inventé au hasard d’une errance. Je crois que tout cela venait des surréalistes mais je constate que je ne les ouvre plus.

J.-P. S. — Comme certains d’entre eux, vous semblez un grand lecteur des messages de la rue, publicitaires ou non, que vous transmuez en matériau poétique. Votre œuvre, Jumelages, mais pas seulement, en est tissée comme elle l’est d’autres livres.

M. D. — Oui, je suis toujours en état de lecture. Et circulant dans la ville, je n’arrête pas de ne pas comprendre, et donc d’être agressé et interloqué. Lisant par exemple à un arrêt de bus : « 24 h c’est du béton » ! Et puis je partage la sensibilité d’un Roland Barthes face à la vitesse de figement du stéréotype. Pensez que « Touche pas à mon pote », qui est un slogan magnifique dans ce qu’il provoque, est devenu en quinze jours dans la bouche d’un évêque : « Touche pas à mon concile ! » Nous sommes dans la simplification alors que tout notre rapport à l’écrit doit aller dans le sens de la complexification.

J.-P. S. — D’où votre goût du néologisme, commun avec Barthes. Mais là où il aurait écrit une « Mythologie », vous choisissez d’utiliser ces mots mêmes que vous condamnez…

M. D. — Je tente de rétribuer, de rémunérer cette détérioration de la langue d’un texte de caractère ironique, polémique, violent, d’alerte. De faire avec eux une espèce de mastic sur le modèle du plastique. C’est sûr que cette proximité blessée court le risque de ce qu’elle intègre. Cela pour les néologismes dérisionnants. Mais, parmi les autres, beaucoup sont souvent de simples remises en circulation de mots disparus. Ainsi le verbe « commer » qui se trouve chez Montaigne !

J.-P S. — Le premier poème de Gisants se trouvait déjà dans Donnant Donnant, votre précédent recueil. Michel Deguy relit-il souvent Michel Deguy ?

M. D. — Souvent par commande, qu’il s’agisse de lectures publiques ou d’anthologies à préparer. Mais dans ce cas, notez que ce texte est intitulé Relais. Je me passe à moi-même le relais. Il est une sorte de pièce commune, de sas de communication d’un livre à l’autre. D’autant que, poème d’amour, il désigne ce qui va être un des fils les plus lisibles de Gisants. Et puis j’en ai profité pour y introduire de légères variations. De la même façon, le Journal du poème à la fin du volume ouvre vers un livre futur qui portera probablement ce titre.

J.-P. S. — Vous parlez des lectures publiques. A vous lire, à vous entendre, je suis frappé par l’extraordinaire coïncidence de vos deux voix, celle de l’oral, celle de l’écrit. Leur relief est le même. Or, je sais, pour vous avoir déjà écouté dire en public vos poèmes, que ce relief disparait. Vous aimez ce type de lecture ?

M. D. — Non, et pour des raisons assez fortes. On est en position d’acteur, et je ne me mets pas volontiers dans cette position où le public est plus attentif à ma cravate qu’à mes mots. C’est aussi qu’il ne me semble pas possible à un public d’entendre vraiment en une seule fois un texte difficile. En terme d’entropie de la communication, il y a une perte considérable qui rend la lecture insignifiante. La troisième raison, plus difficile à articuler, est que je ne pense pas que l’audience de la poésie puisse être facilitée par la technologie de l’audibilité. Un peu comme la hifi prend la place de la musique, la prothèse technique prend celle du dire poétique.

La vitesse de la passe

J.-P. S. — Pourtant, je lis page 83 de Gisants : « Je suis un prostitué de la lecture »…

M. D. — Je veux dire quelqu’un qui lit pour de l’argent : chez Gallimard, à l’université… La clientèle est d’une hétérogénéité invraisemblable… C’est une allusion aussi la vitesse de la passe, qui est assez comparable à celle du journal. Songez au temps qu’on met à lire un journal, alors qu’en volume, il équivaudrait un livre de 150 pages. J’aime autant l’extrême lenteur, la lenteur de la traduction : si j’évoque le temps où à quatre ou cinq amis nous traduisions les Olympiques de Pindare, nous lisions une page en un mois !

J.-P. S. — Mais vous aimez aussi ces passes…

M.D. — Enormément.

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