Florence Delay : « J’ai, aux livres, le même rapport qu’aux hommes et aux femmes »

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 404 du 1er novembre 1983.]

 

Florence Delay : 42 ans. Romancière. Auteur dramatique (en collaboration avec Jacques Roubaud). Traductrice. Enseigne depuis 1967 la littérature comparée à la Sorbonne. Depuis 1979, membre du Comité de lecture des Editions Gallimard. Premier roman en 1973 : Minuit sur les jeux (Gallimard). Son dernier livre, Riche et légère, a paru en septembre (Gallimard).

Jean-Pierre Salgas : Quels sont vos premiers souvenirs de lecture ?

Florence Delay : Bécassine, Spirou… un roman publié par la Semaine de Suzette, où il y avait cette phrase à travers laquelle j’ai compris la littérature : « Le tam-tam de la lointaine et mystérieuse Afrique… » Je me souviens aussi des dessins qui accompagnaient les romans de Georges Ohnet dans de vieux exemplaires du Bon Journal ou de l’Illustration.

J.-P. S. : Et ensuite ?

F. D. : Ce qui compte dans ma vie, ce sont les rencontres. Mes lectures en dépendent absolument. Je n’ai en ce domaine aucune initiative, je vais dans la direction qu’on me désigne… simplement, je galope plus ou moins. Je peux donc dire que toutes mes émotions littéraires à l’époque du lycée ont leur origine dans les lectures imposées : ça a été successivement, et pieusement, le Moyen Age, la Renaissance, le XVIIe siècle, etc. Et, au milieu, la trouée espagnole : Cervantes, Calderon, Lorca, et puis Borges… Je me suis engouffrée dans cette langue qui n’était pas la mienne et qui me donnait infiniment plus de plaisir.

J.-P. S. : Aujourd’hui, les rencontres jouent toujours le même rôle ?

F. D. : Oui. Il arrive aussi qu’un pressentiment, une série de signes, me conduisent vers un écrivain. Je lis une page, c’est le coup de foudre, je sais que je vais aimer. Alors, qu’est-ce que je fais ? Je ne le lis pas ! Je le mets au programme de mes cours : je le découvre presque au moment où je dois en parler avec mes étudiants. Comme au temps du lycée, je dissimule ma passion sous le masque du devoir, d’une mission à accomplir. Cela donne évidemment une fraicheur, une tension, un désordre à mon métier qu’il n’aurait pas sinon.

J.-P. S. : Vous pouvez donner un exemple ?

F. D. : Ramon Gomez de la Serna. J’en avais entendu parler sans le lire. Quelqu’un me prête son autobiographie: Auto-moribundia. Le livre me met dans un état de jubilation. C’était le printemps ; j’ai décidé d’en parler à la rentrée suivante.

J.-P. S. : Vous ne vous êtes pas mise à tout dévorer ?

F. D. : Surtout pas! Il n’y a pas un auteur que j’aime, que je connaisse entièrement. J’aurais l’impression de le faire disparaître. Prenez Cervantes : je l’aime au point de me demander si je n’ai pas passé l’agrégation d’espagnol pour pénétrer Don Quichotte. Eh bien, je garde en réserve son dernier livre : les Travaux de Persilès et de Sigismonde. Comme ça, il n’est pas mort, la tension persiste entre lui et moi.

J.-P. S. : Vous préférez donc une relecture à une découverte ?

F. D. : Je ne sais pas. La première fois, je lis très vite. J’ai besoin d’avoir tout vu, de n’être pas pendant, d’avoir achevé une chose pour la découvrir. Je n’ai pas de plaisir en cours de route. J’ai du plaisir quand j’ai fait la route. Je ne suis pas un vrai lecteur, je ne me laisse pas porter. D’ailleurs, j’ai très peu lu. J’ai, aux livres, le même rapport qu’aux hommes et aux femmes : je suis certaine qu’ils peuvent me donner une révélation. C’est dangereux, je ne me sens pas en sécurité. J’ai beaucoup de mal à prendre un livre. C’est aussi un massif, il va falloir faire de l’alpinisme ! Il y a quelque chose qui résiste en moi. Je préfère être entourée de continents inexplorés, les savoir là pour le jour où… si le monde était tout d’un coup peuplé d’absents… Tout ça est très lié à la vie réelle.

J.-P. S. : En ce moment, avez-vous des envies de lectures ?

F. D. : Je crois que je me dirige doucement vers certaines choses qui jusqu’ici me faisaient peur. J’ai envie de lire des biographies, des saints, des pères de l’Eglise, des philosophes. Mais vous savez, je suis très contente aussi quand je n’ai pas envie de lire quelqu’un.

J.-P. S. : Par exemple ?

F. D. : Céline, Joyce, je n’en ai pas lu une ligne !

J.-P. S. : Comment expliquez-vous ce refus ?

F. D. : Par antipathie, et par insolence ! Et puis comme j’ai lu Gertrude Stein, je pense que ça suffit. Elle a été pour moi un maître. Maintenant, je n’ai plus besoin de maîtres, plutôt d’alliés et d’inspirateurs !

J.-P. S. : Ces jours-ci, que lisez-vous ?

F. D. : Echenoz, Reverdy, un livre sur la violation des tabous, un autre sur Hermès, Christophe Colomb, l’étrange Christophe Colomb de Claudel, celui de Carpentier, pas fameux… pour mes cours.

Le temps de lire

J.-P. S. : Quand lisez-vous ?

F. D. : Dans l’autobus, dans le métro. Allongée dans ma chambre : de préférence après le petit déjeuner ou le déjeuner, dans les commencements — je n’ai jamais lu à 11 heures du matin ou à 5 heures de l’après-midi — ou alors après le thé, une heure merveilleuse… Je ne lis jamais le soir, car je m’endors.

J.-P. S. : Vous avez tout de même des « livres de chevet » ?

F. D. : Oui, il y a des livres qui restent longtemps près de moi. C’est une nécessité physique de les avoir là comme une lumière qu’on peut allumer ou éteindre. Comme l’électricité. Actuellement, j’ai Bergamin : l’Importance du démon.

J.-P. S. : Les œuvres, disiez-vous, vous viennent des êtres. Vous est-il arrivé que des êtres vous viennent par des œuvres ?

F. D. : Pour les vivants, c’est sûr. Des livres importants pour moi m’ont conduit à aimer ceux qui les avaient écrits. Quant aux écrivains morts, je n’arrive pas à les traiter comme tels : j’ai besoin d’apprendre des détails sur leur vie, d’avoir des photos.

J.-P. S. : Aimeriez-vous que des êtres viennent à vous après vous avoir lue ?

F. D. : Evidemment. Autant des lectures ont pu me troubler, autant je souhaite que mes livres troublent. C’est la fonction d’un livre d’ébranler. Je songe à une phrase de René Char qui avait beaucoup impressionné mon adolescence : « Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience. »

J.-P. S. : L’écrivain Florence Delay est né des troubles de la lectrice ?

F. D. : Non, c’est indépendant. Le désir d’écrire m’est venu de la récitation à l’école, et du théâtre. Toute petite, j’inventais des spectacles pour mes grands-parents. Je reste très attachée à la lecture orale. J’adore « faire la lecture » à quelqu’un. De ce point de vue, j’ai été frappée de lire récemment dans saint Augustin que saint Ambroise étonnait ses disciples parce qu’il lisait avec les yeux seuls. Pour ma part, j’écris aussi à haute voix. Jamais je n’ai laissé dans un de mes livres un passage qui ne supportait pas l’épreuve de la voix, de la bouche… La bouche est un tamis.

J.-P. S. : La lecture est au cœur de votre écriture ; mais y a-t-il des lectures qui l’accompagnent ?

F. D. : Uniquement des écrivains que je connais. Quand on écrit, ce n’est pas le moment de découvrir ! Pour Riche et légère, j’ai tout inauguré en reprenant la Chartreuse, pour la vitesse, l’allegro que je souhaitais trouver. Et je ne me déplaçais jamais sans Larbaud dans mon sac, à cause du défi de Barnabooth, et pour, dirai-je, embuer l’allegro stendhalien. A part ça, je lisais les miens, ma famille du moment, ceux avec qui j’aimerais déjeuner tous les dimanches !

J.-P. S. : Qui reconnaît-on autour de cette table idéale ?

F. D. : Kleist sans sa fiancée, Gertrude sans Alice, Ramon, Larbaud, Desnos, Giraudoux, la comtesse de Die, Chrétien de Troyes, quelques inconnus de la « matière de Bretagne », quelques conteurs indiens d’Amérique du Nord et du Romancero, anonymes eux aussi.

J.-P. S. : Vous auriez aimé écrire leurs œuvres ?

F. D. : Pas forcément, c’est un autre problème. J’aurais aimé écrire… la Marquise d’O, la Philosophie dans le Boudoir, Choix des élues, Pedro Paramo, le Bel Eté… voilà. Et puis la Célestine, le grand roman-théâtre : tout ce que j’aime est là.

J.-P. S. : De la trouée espagnole, vous avez fait votre métier. Comment situez-vous vos activités de « lectrice professionnelle »? Dans le prolongement de vos lectures ?

F. D. : Là, il s’agit de découvrir et de juger. C’est une activité utile aux autres et je suis contente de l’exercer, mais je ne dirais pas que j’en éprouve un bienfait. D’un côté, il y a la lecture professionnelle, de l’autre la lecture à vif. Entre les deux, il n’y a rien. Peut-être, après tout, que la lecture n’existe pas !

J.-P. S. : A force d’exister trop ?

F. D. : C’est vrai, j’ai du mal à distinguer vivre et lire. Je n’aime pas cette sorte de parenthèse qu’est la lecture pour les vrais, les grands lecteurs. Je ne la connais pas. Au fond, pour moi, la seule solitude désirable est celle que donne écrire. Quand je lis la Chartreuse, je préfère sortir et rencontrer Fabrice.

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