Pascal Quignard : « Ecrire n’est pas un choix, mais un symptôme »

P
[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 565 du 1er novembre 1990.]

 

« Dans le roman, il appréciait l’énergie » (la Raison). il convient d’entendre ce mot au sens spinoziste, me dit Pascal Quignard : Conatus, puissance d’agir. En cette rentrée, Quignard publie onze livres : chez Maeght, huit volumes de Petits Traités (qui incluent, modifiés, les trois premiers parus chez Clivages de 1981 à 1985) ; un roman, Albucius, chez POL, et une vie de Marcus Porcius Latron, la Raison, au Promeneur ; chez Michel Chandeigne, une traduction annotée de Kong-souen Long : Sur le doigt qui montre cela. Pascal Quignard retrouvé, après les tentatives « romanesques » discutées de ces dernières années : le Salon du Wurtenberg, les Escaliers de Chambord.

L’énergie de Pascal Quignard est une mélancolie retournée (« Moi ? l’angle que font sur le champ cette peur et cette langue »). Sa loi est le paradoxe, la tension est la règle, « silence qui parle » ou communauté des solitaires… Surtout la nudité et la violence passent dans la plus calculée des langues. Lire Quignard, c’est faire l’expérience d’une durée où les scènes primitives de Lascaux, et les réserves de la BN, « cessent d’être perçues contradictoirement ».

Voir Albucius, écrivain latin, et sa définition du roman : « Le seul gîte d’étape au monde où l’hospitalité soit offerte aux sordidissima ». Quignard commente : « Un endroit dans le monde où tout pouvait être nommé. il n’est pas d’autre miroir de l’intérieur d’une tête humaine qu’un roman ». il reconstitue rapidement cinquante-trois titres disparus d’AIbucius.

Repris du janséniste Pierre Nicole, les Petits Traités sont de deux sortes. Les uns rêvent l’anthropologie du lecteur et l’histoire du livre. « Où sont rangés les livres ? Dans les corps qui les lisent ». Les autres sont des Vies brèves, à la manière de John Aubrey, l’anglais du XVIIe (en français, dans les livraisons du Promeneur, et chez Obsidiane) : Sel Shonagon, Martial, Guy Le Fèvre de La Boderie, Monsieur Hamon, Littré, Spinoza, Mlle de Scudéry, Tchouang-seu, Augustin… « on dit que la lecture, comme l’inconscient, ne connaît pas le temps ». Le mot contemporain qui ouvre le huitième tome – il s’agit de refuser ce mot et l’idée d’une orientation du temps, d’un progrès en art – a valeur de manifeste pour une bonne moitié de la littérature d’aujourd’hui (je pense aux six de l’Hexaméron).

Comme Michel Chaillou par exemple, Pascal Quignard écrit, depuis l’origine (ses livres sur Scève, Sacher-Masoch, Lycophron), à partir de ce qu’il lit. Ecrivain de la lecture, comme d’autres le furent de l’écriture. Pourquoi ne pas commencer avec ce créateur critique notre série d’entretiens sur l’état de la pensée de la littérature en France ? Près d’un siècle après les pages de Proust « contre Sainte Beuve », près de trente ans après la querelle Barthes-Picard, alors que voient le jour de grandes entreprises de synthèse (New history of french litterature de Harvard, Atlas Universalis des littératures, Brèves littératures Hatier…), il n’est peut-être pas sans intérêt de mesurer l’état des conflits d’antan : paix, armistice, ou déplacement des lignes de front ?

Jean-Pierre Salgas. – De quand datent vraiment les Petits traités que nous lisons aujourd’hui ?

Pascal Quignard. – Du temps de Carus, 1979-1981, même s’ils ne sont pas publiés aujourd’hui exactement tels qu’ils ont été composés. Le projet de départ est celui de huit suites baroques, consacrées respectivement au silence, à la lettre, au livre, à la langue (IV et V), à la lecture coite, à l’oreille et à la fragmentation, au tribunal du temps. Il a simplement fallu tout ce temps pour trouver un éditeur, Alain Veinstein, qui accepte de faire paraître huit tomes d’un coup, non pas deux en deux fois, ni en un gros volume.

Alain Veinstein est un ami de vingt ans. Il a pris la direction littéraire de Maeght en mai et le premier contrat qu’il a signé était ces huit tomes. Le Kong-souen Long a mis, lui, treize ans à voir le jour depuis sa commande par Emmanuel Hocquard. Et il a fallu l’amitié de POL pour qu’Albucius puisse contenir tout le latin que je souhaitais, et qui lui donne sa tonalité orientale… Mais vous savez, quand on est fanatique, vente ou mévente, faveur ou défaveur, applaudissement ou haine ne touchent en rien ce que l’on fait. Je ne peux supporter que deux livres de moi se ressemblent. Alexandra de Lycophron dont je suis sûr qu’il est un de mes livres les plus nécessaires s’est, en dix ans, vendu à soixante-huit exemplaires. Cela ne m’empêchera pas de faire un Gorgias. L’inhospitalité de l’accueil reste constante et je vous avouerai que c’est pour moi une protection rassurante.

Jean-Pierre Salgas. – Sur un point, tous vos livres se ressemblent : le refus du « mot contemporain » développé dans le tome VIII. En grande partie de votre fait, c’est devenu un « lieu commun » (éventuellement sous sa forme inversée) de la littérature française d’après les avant-gardes (voir ces jours-ci la Folie-Rabelais de François Bon)…

Pascal Quignard. – Il y a peu d’écrivains qui ont l’audace de dire qu’il n’y a pas de tri du temps, qu’il n’y a pas de postérité, que la malle de Saint-Simon pouvait être détruite, que la vendetta se poursuit… Et tous les textes que je tente de mettre en avant sont des textes d’inconnus. Il n’y a pas de nouveauté s’il n’y a pas de nouveauté du passé. On ressort en ce moment Cicéron et Sénèque. En bon mauvais élève, je hais ces auteurs emphatiques que leurs rôles consulaires ou ministériels ont rendus scolaires. Je ne suis pas intéressé à « faire revivre les grands morts », je me moque de faire revenir les Romains, de ressusciter Hadrien et de lui faire tenir un discours idiot du dix-neuvième siècle ! La plupart des modernes se sentent des fils dénués de père. Ce sont des rivaux qui ne transmettent que leur envie fratricide. Je veux, moi, changer de père. Je veux persévérer dans l’art, le silence liquide de la langue écrite. Je sens en moi quelque chose qu’avaient les surréalistes, la fureur collectionneuse d’un André Breton si vous voulez. Lycophron ou Albucius, c’est Lautréamont !

Je lis le Traité du vide parfait, Kong-souen Long y est mentionné comme trop difficile à traduire, je me précipite, comme je me passionne pour Albucius parce que Pétrone le méprise. Les plus censurés sont souvent les plus proches du désir. Je vais écrire un essai sur Jacques Esprit qui fut le maître de La Rochefoucauld et de Saint-Cyran. J’ai le sentiment très mélancolique que la vie est très courte, et que j’ai à peine le temps de reprendre mon souffle pour souffler sur des flammes. Je ne « réfléchis » pas sur la littérature, je suis sans cesse expulsé dans sa lumière, je suis ébloui par la profusion de beauté déniée. Plus je vieillis et plus le puits de merveilles s’agrandit. Je suis assujetti à la beauté, un assujettissement mêlé d’une infidélité constante, parce que le désir s’y assouvit presque sur le champ. On est moins en rivalité avec ceux qui ont écrit qu’avec le sentiment bouleversant de les découvrir. Je suis sans cesse assujetti à un secret qu’on ne m’a pas dit. Et je m’échine à le dérober et à l’offrir au regard en vain.

Jean-Pierre Salgas. – Les surréalistes rebâtissaient la bibliothèque au service d’un avenir radieux de la littérature…

Pascal Quignard. – Je suis moi, du côté du nihilisme, pas de la prophétie. Du côté des nuits à la manière de la peinture baroque. Le temps n’a pas de direction, comme il n’a pas de mesure. Les choses anciennes se touchent en moi. La communauté des vivants et des morts. La communauté des temps qui libère de façon inouïe. Je pense à Freud : il ne croyait pas faire des choses neuves… Le mot neuf ne me va pas, je préfère dire naissant. Il s’agit encore une fois, de faire resurgir l’inconnu, et de s’approcher de ce qu’on ignore par le seul chemin possible : le chemin qu’on ignore, c’est fouetter le sang.

Jean-Pierre Salgas. – Il y a des figures connues dans les Petits Traités, Spinoza, Melle de Scudéry, Littré…

Pascal Quignard. – Spinoza c’est à cause de l’Ethique dans son secrétaire, Melle de Scudéry à cause de sa passion pour les caméléons, sa biographie si étonnante derrière son best-seller, Littré à cause de sa requête panique à sa mère afin qu’elle lui trouve une femme sur fond de dépression lancinante. Vous m’accorderez que je suis un collectionneur de tapés…

Jean-Pierre Salgas. – A la Queneau, à la Foucault ?

Pascal Quignard. – Il me semble qu’ils se passionnaient pour des monomanies plus calembouresques.

Jean-Pierre Salgas. – Dans le désordre calculé des vies que vous faites resurgir, on peut distinguer des périodes de prédilection : XVIIe français, empire d’Auguste, Japon médiéval… Pour parler « surréaliste », où cessent-elles d’être perçues contradictoirement ?

Pascal Quignard. – Dans le jansénisme, dans le refus du langage de cour, le sentiment du néant de tout, la haine du langage qui se ment à lui-même. Ce qui est paradoxal pour un rhéteur de mon espèce qui recherche la langue pathétique. Une noétique qui serait aussi vivante qu’un animal qui respire et qui s’apprête à bondir… Tous sont des solitaires, à la cour du roi de France, au palais de Tokyo, sous l’autorité d’Auguste… Tous également appartiennent à des civilisations qui ne s’imaginent pas à la source, qui se savent en dernier, des civilisations de tradition, qui se transmettent un savoir déjà très âgé, qui ne sont ni originaires ni eschatologiques. Je me sens moi aussi passeur dans ce court passage, de vies. Un frondeur passionnément irréligieux. Je suis plus proche de la Fronde que des surréalistes.

Jean-Pierre Salgas. – On retrouve dans les Petits Traités une phrase de vous souvent citée : « J’espère être lu en 1640 ». Dans ce refus du « contemporain » vous sentez-vous des contemporains ?

Pascal Quignard. – Je pense qu’il y a beaucoup de personnes avec qui je suis enchanté de me retrouver. Hors littérature, je citerai Jordi Savall, Michele Reverdy, Aki Kuroda… Nous sommes quelques-uns à fouiller dans la saleté, à remonter de grands fantômes des rives des morts. Je peux multiplier les noms, mais la foi qu’on a en sa propre quête rend farouche. Je peux citer Ransmayr, avec qui je me suis entendu comme avec peu d’autres. Deux proches quand ils se rencontrent, ne savent pas se trouver. Michel Chaillou et moi ne partageons pas le même dix-septième siècle. La différence d’âge rend plus facile la liste : Michel Leiris, Roger Caillois, Francis Ponge, André Pieyre de Mandiargues.

Jean-Pierre Salgas. – « Il écrit l’effet de ses lectures » dites vous de La Bruyère. Vous aussi. Vous publiez vos premiers travaux sur Scève en 1968, votre Sacher-Masoch en 1969. Quels souvenirs gardez-vous de ces années où les nouvelles critiques doublent la littérature nouvelle ?

Pascal Quignard. – Je ressentais une véritable émulation philosophique. Les maîtres que j’avais eus en faculté, c’était Lévinas et Ricoeur. J’étais très fasciné par la retraduction heideggerienne des Grecs, par Lacan et par Derrida pour des raisons analogues. A l’inverse, littérairement, avec Tel Quel, la période était d’une pauvreté formelle effroyable. La passion intellectuelle avait tout envahi comme dans l’après-guerre. La période actuelle est formellement bien plus enviable Comptaient surtout pour moi, comptent toujours, Ponge, Bataille, Benveniste la façon dont Benveniste, dans le Vocabulaire des institutions indo-européennes, pouvait ramasser un problème philologique en racontant une petite histoire digne de Tchouang-Seu. Dumézil tentera de l’imiter sans y parvenir. La coïncidence chez Benveniste de la pensée et de l’expression était à un point de perfection que la littérature était loin d’atteindre alors. La gravité dans le fait de toucher au langage. Avez-vous vu les mises en scène de Peter Sellars ?

Jean-Pierre Salgas. – Non.

Pascal Quignard. – C’est une bonne illustration de ce qu’ont essayé de faire beaucoup d’écrivains français récents. Prendre un orchestre médiocre, choisir des chanteurs médiocres, et élire une tradition pour la mettre à mal. Et tout le monde applaudit en se tordant de rire. Je préfère définitivement l’Arioste à Cervantès, Montaigne à Rabelais, Stendhal à Flaubert, Ponge à Isidore Isou ! Il y a dans toutes ces destructions un sarcasme qui non seulement veut la mort mais qui ne me paraît pas vivant parce qu’il ne saisit aucune expérience.

Jean-Pierre Salgas. – Je suis surpris de vous entendre pourfendre la « postmodernité ». Ce que vous venez de dire des civilisations qui héritent, la communication des temps d’Albucius ou de La Raison n’impliquent-ils pas un espace de fiction voisin ?

Pascal Quignard. – L’art pour moi est grave. C’est ma vie. Ou on reprend l’expérience à sa source, comme fait le rêve de la veille, sans souci de « post » ou de « pré », et on est sans cesse naissant, sans cesse un Renaissant. Ou on est pur ressentiment ou réaction, ou caricature. La destruction est profondément académique. L’histoire de la littérature ne m’intéresse pas une seconde.

Jean-Pierre Salgas. – En 1984, Une gêne technique à l’égard des fragments, une vie brève de La Bruyère, a des allures de manifeste contre un certain état de la littérature française, qui n’est pas exactement le même…

Pascal Quignard. – Je vous rappelle que je n’avais alors quasi rien écrit qui ne soit fragmentaire : j’ai besoin d’écrire pour me rabouter moi-même. Ce texte est né d’une exaspération à découvrir les manuscrits sans coupures, de Blanchot, qu’ensuite il fragmentait. Pourquoi fallait-il rendre plus digne la pensée en la coupant ? D’un discours quiétiste, voilà qu’on fabriquait un discours prophétique !

Jean-Pierre Salgas. – Quelle est la place pour le lecteur Quignard des deux auteurs français qui semblent en ce moment constituer « l’horizon indépassable » de la pensée de la littérature dans ce pays, Marcel Proust et Georges Perec ?

Pascal Quignard. – Perec, je le vénère pour son silence, sa façon d’enfouir le secret et de le laisser affleurer, de s’adresser au trou vide de son enfance et de ne pas ciller des yeux. J’avais à son égard une gêne rhétorique, mais j’admire qu’il ait écrit directement au-dessus du vide, qui dans son cas, était effrayant. Proust ? L’oeuvre ne flotte pas sur le même vide et le souvenir de l’affaire Dreyfus n’est pas le même que celui des camps de Perec. Quelque admiration que j’aie pour ses pages féroces (la mort de la grand-mère), ou pour son côté Chrétien de Troyes, roman breton dans la forêt aventureuse, je trouve que ce n’est pas Chrétien de Troyes. Je ne le trouve pas assez foudroyé, mystique, brusque, si vous préférez. C’est un écrivain qui ne cherche pas à changer de corps. Il croit à la vérité de sa quête et il croit à l’installation du passé. C’est un écrivain monostyle et ce monostyle est très modern’ style.

Jean-Pierre Salgas. – Je reviens aux Petits Traités. Le genre qui domine est donc la « vie brève » empruntée à John Aubrey : Martial, Guy Le Fèvre de la Boderie, etc. Comment la définiriez-vous par rapport au roman Albucius, la Raison ? Lui verriez-vous un rapport avec le retour massif, et ambivalent, du « sujet » et du « biographique » ?

Pascal Quignard. – La règle du Petit Traité est de ne rien inventer. Il y a plus d’imprévisibilité à se fier au réel au contraire de ce que faisait Borges, qu’à aller vers l’imaginaire. L’imaginaire consonne trop. J’ai besoin de la réalité pour en faire de l’inventé c’est-à-dire de l’imaginaire plus cru. Comme font les rêves avec les fragments de la vie… Ce qui me fascine est l’élection de détails peu nombreux, d’éléments qui condensent tout. Ce qui me touche est l’arbitraire, la facticité. Il est rare que dans une thèse de deux mille pages, je ne trouve pas de quoi en écrire quatre ou cinq. Je traque le brusque, l’intrus, l’incongru. Aubrey contre Balzac Je crois bien sûr que ce genre n’est pas sans lien avec ces « retours » dont vous parlez. A l’époque où on fusillait, pour de proustiennes raisons, tout travail qui reliait l’oeuvre à la vie, on publiait massivement des études de cas psychanalytiques qui faisaient revenir le biographique. Il y a un lien qui n’est pas de sujet à objet entre vie et oeuvre. Un lien que la charognerie classique ne peut découvrir, mais que sa négation manque elle aussi. Pernette du Guillet n’explique pas la Délie, mais ne lui est pas indifférente. Vie et oeuvre, oui, si on place l’oeuvre moins haut, et le sujet moins au centre.

Jean-Pierre Salgas. – Vous lisez des études de cas ? D’autres livres pour nourrir vos vies brèves ?

Pascal Quignard. – Des études de cas et des romans policiers, des naturalistes également, et même des plus choquants… J’ai lu tout Konrad Lorenz ! Ou Hubert Montanier dont je ne supporte pas la « pensée », mais qui décrit les gestes des enfants dans les crèches. Je puise…

Jean-Pierre Salgas. – Toute la littérature peut entrer dans une vie brève ?

Pascal Quignard. – Certainement. Regardez Tchouang-tzeu… ou, très près de nous, des livres comme Barthes par Barthes, ou Charles Reznikoff ou le Verger de Harry Mathews. On approche enfin du Malherbe de Racan, toujours inédit dans sa version intégrale.

Jean-Pierre Salgas. – Cette enquête est placée sous l’invocation du conflit Sainte-Beuve – Contre Sainte Beuve. Pascal Quignard amateur de Pierre Nicole est-Il un lecteur de Sainte-Beuve, plus que de Proust ?

Pascal Quignard. – J’avoue que j’ai lu avec une ferveur et une admiration presque constantes, les cinq tomes du Port-Royal. J’aurai passé ma vie à démentir ce que le livre dit et à faire revenir des jansénistes qu’il néglige – et pourtant ces cinq volumes continuent de me paraître un chef-d’oeuvre. Je ne vois pas quel livre de critique littéraire moderne pourrait rivaliser avec lui, sauf Bakhtine s’il avait disposé d’une bibliothèque suffisante.

Jean-Pierre Salgas. – Dans Le Débat au printemps 1989, vous publiez une réflexion sur la déprogrammation de la littérature ; Essai sur l’après-modernité. Il s’agit aussi pour vous de légitimer le roman qui vient, les Escaliers de Chambord, qui semble prendre acte de cette déprogrammation, en risquant une sorte de quadrature du cercle lier la veine des Petits Traités au roman de consommation…

Pascal Quignard. – Je suis en désaccord complet avec ce que vous dites. Hélas, je n’ai qu’une main droite. Et chaque livre, autant que je l’écris, teste pour l’entièreté de ma vie, reconfigurant un nouveau passé. Mon premier livre portait sur la Délie de Scève, sur la tentative de nommer la personne qu’on aime. Il me semble que les Escaliers de Chambord ont refait le même chemin. D’où ces scènes de « silences », que j’ai effectivement vécues enfant.

Jean-Pierre Salgas. – Dans le même texte, l’écrivain flaubertien que vous êtes se saisit de Stendhal comme étendard, renouant avec une manière de combattre la modernité, votre héritage pourtant, lourdement hypothéquée par les « hussards »… Je peux me tromper.

Pascal Quignard. – Il n’y a pas un gramme d’anti-intellectualisme dans ma position. J’ai le plus grand plaisir à lire Canetti, Bataille, Ricoeur, Redfield, Bourdieu, toutes les oeuvres animées par une grande passion intellectuelle… Je ne serai antithéoricien que face à des pensées dessoudées de leur objet, pour qui penser n’est pas vivre. Alors, Stendhal : le Stendhal que j’aime est le Stendhal qui est en guerre ouverte avec la mélancolie. Celui qui est en porte à faux avec son temps, irreligieux, indépendant, amoureux, polytrope. Le Flaubert que je n’aime pas est le courtisan monostyle, celui qui a sur sa cheminée un buste de Bouddha qui conduit en droite ligne à Leconte de Lisle et à Marguerite Yourcenar.

Jean-Pierre Salgas. – Vous vous sentez concerné par les débats qui courent, sur la pensée dans le roman, de Sartre à Deleuze, et de Musil à Kundera ?

Pascal Quignard. – Pas du tout. Car même dans les Petits Traités, je ne crois pas que j’affectionne un genre. Sinon pour le pervertir. La seule chose que je cherche, c’est le non-genre qui permette l’intégration du noétique, de l’affectif, etc. Il n’y a pas de genre privilégié. Ecrire n’est pas un choix mais un symptôme. Ce n’est pas mon métier, c’est ma vie. Le langage est auto-traduction de tout. S’il permet de supprimer le poids d’un prénom, d’une culture, d’une société, alors il joue sa fonction vivante. Je ne vois pas de différence de ce point de vue entre un conte pour enfants, le Parmenide ou les Liaisons dangereuses. C’est la même quête pour tâtonner toujours plus profond dans le noir.

Liens