« Et aussi loin que s’étend l’Europe lardée de kiosques où les revues illustrées dégoulinent, dans le café et les liqueurs de sang, de larmes et de sueur, l’émotion grandit. On sanglote de compassion pour ces foules pérégrines, sans toit, qui de long en large, parcourent la Kartoflanie, tête haute, hardiment dressée vers un Ciel rempli de saints martyrs qui applaudissent avec tant de ferveur ce pèlerinage terrestre, que leurs auréoles, d’or pur et moins pur, tintent et tintinnabulent. »
La Kartoflanie, ou l’Utérie, entendez la Pologne, personnage principal des Pèlerins d’Utérie (Actes-Sud, 1986, magnifiquement traduit par Elisabeth Destrée-Van Wilder), comme de toute l’œuvre de Marian Pankowski.
Marian Pankowski : né en 1919 dans les Carpathes polonaises où vivent ensemble Juifs, Ukrainiens, Polonais. Famille de métallos. Proche du Parti socialiste. Premier poème publié en 1938 dans une revue de Lwow. Arrêté en 1942 pour faits de résistance. Trois ans à Auschwitz, Gross-Rosen, Nordhausen, Bergen-Belsen. A la Libération, reprend à Bruxelles ses études interrompues. Premier recueil en 1945. Prix Kultura en 1954 pour Liberté basanée. Aujourd’hui, professeur à l’université libre de Bruxelles. De Pankowski, on peut lire en français : à l’Age d’homme, Tout près de l’œil, Rudolf et Matuga, et deux volumes de Théâtre complet. Chez Actes-Sud, les Pèlerins d’Utérie et Un Gars de Lvov (à paraitre).
La Pologne, personnage principal des Pèlerins ? Oui, comme elle est celui de Gombrowicz, à qui Pankowski fait souvent penser, par l’invention dans chaque phrase, le combat contre la Culture morte et la Polonité éternelle. Mais pas seulement : ce curieux livre d’un écrivain polono-flamand d’Europe transversale, comme on est d’Europe centrale, pourrait nous parler de l’Europe et de la France. D’une France et d’une Europe en voie de « polonisation » (repli sur soi, et culte des valeurs au mépris de ces valeurs même).
La Quinzaine littéraire. — « Cette terre, mon frère d’Europe » : ainsi s’ouvre les Pèlerins d’Utérie. Par la Pologne : comme tous vos livres, et de façon très « polonaise », les Pèlerins n’ont qu’un sujet, la Pologne. Et par l’Europe. De quand date votre sentiment européen ?
Marian Pankowski. — De l’âge de seize ans environ… Jusqu’alors j’avais vécu une longue enfance qui s’était attardée dans le sillage d’un enseignement maternel qui m’ouvrait les yeux sur le monde, objet d’un émerveillement sans fin… Un seul grand voyage effectué à Lvov, à l’âge de huit ans, qui m’avait permis d’en revenir avec un poisson rouge… Pour le reste, ma notion de l’étranger, d’un ailleurs non polonais, se limitait à un cahier de timbres, et aux venues annuelles des Tziganes dans ma bourgade des Carpathes.
Au lycée, je suis entré en contact avec la littérature française (Molière, Voltaire, Stendhal, Proust…) grâce à Thadée Zelenski, connu sous le nom de plume de « Boy ». Traducteur amoureux des auteurs classiques français, critique de théâtre avisé, c’était aussi un moraliste, débusqueur de Tartuffes. Dans la Pologne des colonels, les pieds nus mais rêvant de puissance et de conquêtes, Zelenski proclamait, des 1930, la nécessité d’une école laïque, de mariages civils et exigeait la création de dispensaires « de maternité consciente »… allant jusqu’à traiter du terme d’« occupants » les curés polonais omniprésents dans l’enseignement.
Ce fut ma première prise de conscience d’une Europe laïque et libertaire, d’une Europe que ce pourfendeur de certitudes nationales voulait accueillir sur une terre gorgée d’eau bénite…
Et puis, un autre événement a marqué mes années de lycée : la guerre d’Espagne. Là-dessus, aucune hésitation. C’étaient mes villes qui tombaient sous les bombes fascistes, malgré les Brigades Internationales où les nôtres n’étaient pas absents…
Lorsque, après la campagne désastreuse de 1939, j’ai regagné ma ville natale, toutes les cases du damier européen étaient noires. J’allais entrer dans un sas de l’Histoire où je croupirais pendant trois ans.
Q. L. : Après la guerre, vous venez vivre en Belgique…
M. P. : Je dois dire que c’est à la Gare du Nord, à Bruxelles, perdu au milieu des permissionnaires alliés que j’ai eu le sentiment de me trouver pour la première fois dans une ville européenne. Les rues étaient en fête jour et nuit. Le damier ne contenait plus que des cases blanches !
J’ai dû très vite interrompre mes études ; une tuberculose contractée dans les camps me tiendra éloigné de la capitale pendant deux années et selon la bonne tradition du XIXe siècle, allongé, materné, entouré de livres, d’abord polonais et allemands, mais très bientôt français. Je fais la connaissance de mes camarades du sanatorium d’Eupen. Ils sont Flamands et Wallons et convaincus que je ne peux aimer que Chopin, la Vierge Noire de Czestochowa et bien entendu la vodka. Pourtant certains d’entre eux me posent des questions sur le sort des minorités dans la Pologne d’avant 1939.
Les Flamands me semblent plus proches. Peut-être parce qu’ils sont quelquefois gauches comme moi quand ils s’expriment en français. Peut-être aussi parce qu’ils savent rire, crier, manger et jurer de tout leur corps. Ils me paraissent presque impudiques tant ils exhibent leur nature. Alors que les Wallons, truffent leurs discours de références à la culture française. Ils ont quelque chose du neveu qui parle d’un riche oncle français.
Je dois dire aussi tout ce que je dois à l’université de Bruxelles.
En Pologne, cette institution constituait avant tout la vitrine d’un passé national glorieux et jadis européen. Elle s’attachait à mettre en valeur cet héritage culturel en termes d’encyclopédie. Ici, j’ai découvert une Université qui prône le doute, la contestation des jugements quelle qu’en fût l’autorité, intellectuelle, philosophique ou morale…
Venu d’un pays où l’« autre », le non Polonais encourait le dédain parce qu’il appartenait à une religion ou à une ethnie différente, j’ai découvert ici que l’opposant, le dissemblable est considéré comme une partie logique de la dynamique des oppositions.
Loin de chanter une Europe idéalisée, et de transmettre une culture conservée dans le formol, la communauté tout entière prend le parti de défendre la pensée contre toute menace, d’où qu’elle vienne, en lui garantissant l’accès au dialogue, en refusant radicalement toute compromission morale avec les adversaires hégémoniques qui imposent leurs dogmes religieux ou politiques. La géographie compte peu. La seule frontière est celle qui sépare les oppresseurs des opprimés…
Q. L. : A ce propos, d’Europe centrale vient souvent l’idée que la Russie n’appartiendrait pas à l’Europe, à la culture européenne. Comment percevez-vous leur rapport ?
M. P. : Il ne faut pas faire de l’Europe un couteau entre les hommes. Avant la dernière guerre, je les voyais, moi aussi, ces frontières, là où s’arrêtaient nos églises polonaises dans leur croisade vers l’est… Mais un jour, à Auschwitz, dans un atelier de serrurerie, j’ai parlé avec un jeune Russe qui venait d’arriver au camp. Il se disait lycéen. Voyant ma moue, il s’est fâché et m’a dit : « — Tu sais, je lisais Shakespeare ! »
C’est en pensant à ce garçon que je voterai pour une Europe à laquelle ne manquerait pas Stalingrad.
Q. L. : Auschwitz… ou le lieu de l’effondrement absolu de l’Europe de la fin de l’Histoire. Dans Matuga, vous en donnez une description grotesque que je crois unique dans la littérature…
M. P. : Ce passage auquel vous faites allusion, est une transcription presque littérale de mes pensées de prisonnier politique, abasourdi par la démesure et par l’extraordinaire de ce que je ne cessais de découvrir. Cet univers perverti exerçait sur moi une fascination dont j’étais conscient. Ainsi, j’observais avec avidité certains prisonniers privilégiés qui vivaient dans un luxe inouï ou encore les érotismes qu’aurait aimés un Georges Bataille. Au-delà des cruautés et des souffrances auxquelles j’assistais, je voulais fixer dans ma mémoire la nuit bleu sombre que léchait le feu juif.
Je me surprenais à regarder cet aboutissement de la logique totalitaire comme un poète témoin qui doit incruster un spectacle dans son esprit. Cette obsession ne m’a pas quitté pendant les trois années que j’ai vécues dans les camps.
Ce temps-là a été vide de toute polonité, vide aussi de toute foi en un Dieu quelconque. Le souvenir de ma Mère et sa foi en mon étoile me protégeaient et me préservaient, telle une bogue, de la peur mortelle.
Q. L. : N’y a-t-il pas dans cette façon très singulière, pour un lecteur habitué à un discours au fond très hégélien sur les camps, une influence de Ghelderode, dont vous avez traduit Hop signor ! N’est-ce pas, de lui, et de la Flandre, que vous tenez votre « grossièreté stylisée » comme dit Milosz ? N’est-ce pas aussi pour vous, cela, l’Europe… ce face à face du haut et du bas, de l’âme et du corps que mettent en scène des livres comme Rudolf ou Un Gars de Lvov ? De la Pologne et de la Flandre.
M. P. : Lorsque j’ai rencontré Michel de Ghelderode au début de 1956, mes références, en ce qui concerne l’érotisme avaient subi une régression due mon séjour dans les camps. J’en suis sorti, de manière étonnante, dans la peau d’un adolescent attardé qui appréciait l’aquarelle et rêvait au profil d’un visage aimé… à une époque où le bas du corps de la femme subissait encore la censure polonaise.
Or, voilà un homme à la sensibilité flamande qui, tel un marionnettiste, faisait gigoter devant mes yeux, rois et bouffons, moines et femelles, dans une auberge à l’enseigne de Bruegel.
Bien sûr, c’était une Flandre de théâtre, artificielle, dépourvue de sa bonhomie, de son hospitalité, et pliée à une écriture dramatique. N’empêche que ce fut pour moi un choc révélateur.
C’était comme si Ghelderode avait tué en moi le gardien qui maintenait l’écluse de ma mémoire. Une heureuse pollution en est résultée. Des eaux impures souillées de toutes les injures et de tous les blasphèmes ont submergé le verbe noble de mes ancêtres que je gardais intact. Matuga est né de cette fécondation par la souillure. Vous n’avez pas tort la Flandre m’a révélé à moi-même.
Q. L. : Une Flandre que vous intégrez au polonais. « Ma lignée est de nuit et de langue (…) A nous au sein de la langue polonaise, l’éternelle bagarre ! » écrivez-nous à l’orée de Matuga. La langue n’est-elle pas pour un écrivain polonais, pour des raisons historiques (partages, déplacement du territoire) la seule patrie, possible ? Et « se bagarrer » avec elle, une manière de redéfinir les contours de la Pologne ? Sa place dans l’Europe. Nous parlions de la Russie. Quel rôle a joué pour vous Lesmian : vous lui avez consacré votre thèse en 1963. Je crois savoir qu’il se trouvait au carrefour de plusieurs langues…
M. P. : Depuis le XVIe siècle, les Polonais entretiennent avec leur langue, une relation de respect et d’amour. C’est qu’elle a subi en Pologne de fréquentes atteintes, tant germaniques que russes. Etre le gardien et le protecteur d’une valeur menacée — est un honneur. S’inscrire dans la lignée de ceux qui l’ont illustrée, est le rêve de tout écrivain polonais ambitieux. Ce culte a engendré une littérature, à la longue conventionnelle, qui évoque la grande filiation historique et culturelle, remonte jusqu’à Cicéron et Horace, et rappelle sans cesse le martyre de la Nation.
Lesmian est un non conformiste qui n’a pas recouru au discours patriotique et qui a forgé une langue nouvelle.
En 1920, et alors que les poètes varsoviens, suivant en cela l’exemple futuriste, « chantent la ville, la machine » et les faits divers bourgeois, il compose, à contre-courant, des ballades imprégnées d’un érotisme macabre, insolite et hideux dont il se sert pour interpeller un Dieu qu’il présente vieilli, impuissant et non responsable de la souffrance absurde des hommes.
Déjà, ce procès intenté au Créateur et cet érotisme démesuré auraient suffi à interdire au Poète de figurer parmi les chantres nationaux d’un monde harmonieux, transplanté de Bologne et de Padoue sur les bords de la Vistule… Mais Lesmian a exprimé ces conflits, ces affrontements métaphysiques, en une langue dont les néologismes entrainent le lecteur dans une surréalité subversive en dehors du domaine de Dieu…
Opposer la contradiction de l’art à la culture traditionnelle et mener la révolte contre Dieu même, voilà une démarche qui me parait bien européenne.