Fin 1986. Annoncé en octobre 1926 par les éditions Gallimard dans la Bibliographie de la France (prospectus publicitaire du Paysan de Paris), La Défense de l’infini paraît enfin sous la livrée blanche de la N.R.F., avec une présentation et des notes d’Edouard Ruiz, maître d’œuvre de cette édition. Deux cents feuillets environ, ce qui reste des mille cinq cents détruits par Aragon dans un hôtel de Madrid en 1927. Premier et principal fragment de l’ouvrage : Le Con d’Irène, un des plus célèbres « érotiques » de la littérature française, paru sous le manteau en 1928 (maquette de Pascal Pia, illustrations de Masson), qui recouvre ainsi son véritable auteur : toujours « attribué à Aragon », il n’a jamais été reconnu de son vivant par le poète, qui se bornait à en interdire les rééditions (il y en eut néanmoins huit de 1928 à 1986) !
La Défense de l’infini reprend donc sa place centrale dans l’itinéraire d’Aragon. Outre Le Con d’Irène, cette édition restitue au projet quelques textes déjà connus par leur publication dans les revues surréalistes — Lettre à Francis Vielé-Griffin sur la destinée de l’homme, Le Cahier noir, Entrée des succubes, Moi l’abeille j’étais chevelure — et propose trois inédits — Voyageurs, Je te déteste univers, L’Instant — auxquels Édouard Ruiz a joint un texte « alimentaire » et mineur, Les Aventures de Jean-Foutre La Bite. Après Pierre Daix (Aragon, une vie à changer, Seuil, 1975), Ruiz, qui prépare lui aussi une biographie d’Aragon, nous éclaire sur l’histoire de ce grand roman inachevé qui occupa l’écrivain de 1923 à 1927. Sur les crises qui l’accompagnent : abandon des études de médecine, travaux pour le mécène Jacques Doucet, passage éclair à la tête du Paris-Journal de Jacques Hébertot, liaison douloureuse avec cette femme mystérieuse qui se nomme Isabelle dans Le Mouvement perpétuel, la « dame des Buttes-Chaumont » dans Le Paysan de Paris, la « femme française » dans Le Libertinage, et qui sera le modèle de la Bérénice d’Aurélien (1944). Sur les crises enfin qui conduisent Aragon à l’autodafé madrilène : la condamnation du roman par les surréalistes (exclusion d’Artaud et de Soupault, coupables de « tentation littéraire », difficultés avec André Breton lors de la publication du Paysan de Paris et du Cahier noir), les rapports tourmentés avec Nancy Cunard, sa maitresse d’alors, dont certaines confidences laissent entendre qu’il lui aurait immolé le roman en cours.
« Ici se situe la grande parenthèse par quoi ma vie tourna sur elle-même », dira Aragon dans Henri Matisse, roman (1971). C’est en effet un texte charnière au sens strict que La Défense de l’infini, qui se situe entre le refus du roman et l’entreprise du « monde réel » (Les Cloches de Bâle datent de 1934), entre le libertinage et Elsa qu’il rencontre en 1928, entre surréalisme et communisme (Aragon adhère au parti en 1927). Ces nouvelles fidélités sont autant de raisons qui peuvent expliquer pourquoi Aragon fit de ce livre l’objet numéro un du « mentir-vrai » à quoi se résuma tardivement son esthétique, doublant la destruction réelle (de La Défense de l’infini) et la dénégation perverse (du Con d’Irène) d’un écheveau compliqué de révélations ambivalentes, en particulier dans les quinze dernières années de sa vie.
Pivot de l’œuvre, l’ensemble, on pourrait dire le dispositif, « Infini-Irène » n’est pas sans intérêt non plus, au-delà de celle-ci, sans elle, si on le place au regard de l’histoire du roman comme de la réflexion sur l’érotisme et l’amour. On peut se demander d’ailleurs si cet ensemble de textes ne gagne pas paradoxalement à refaire surface aujourd’hui, et si les années quatre-vingt ne lui sont pas plus contemporaines que celles qui suivirent la Première Guerre mondiale.
La Défense de l’infini et le roman : «… la multiplicité des personnages était née de l’intrication de récits différents, chacun ayant pour le commander son commencement, je veux dire une phrase tournant sur l’univers propre ce personnage, de quoi, par quoi se déterminait un autre roman. Une autre route. C’était un roman où on entrait par autant de portes qu’il y avait de personnages différenciés », déclarera Aragon dans Je n’ai jamais appris à écrire (1969). Pour les « influences », il avouera Ducasse, Joyce, D. H. Lawrence, Emily Brontë, Roussel et Sade. En 1923, il disait son admiration pour Delteil et Soupault. A lire les fragments rassemblés par Édouard Ruiz, on songe plutôt à un Sterne surréaliste. Sterne, c’est-à-dire la liberté absolue en littérature. On a souvent fait grief à Aragon de sa capacité mimétique hors du commun : elle est dans La Défense de l’infini l’instrument même d’une semblable liberté. La grande phrase marine, écrite-parlée, à quoi se reconnait la voix unique d’Aragon, accueille tous les genres, absorbe toutes les formes : ainsi, il y a dans Le Con d’Irène un jeu avec le roman d’apprentissage et avec le roman paysan. Un essai sur l’écriture, également (« Ecrire est ma méthode de pensée »). Bien plus qu’avec l’avant-garde à laquelle il appartient, Aragon est en phase avec l’actuelle postmodernité, qui a congédié le schéma hégélien (chaque écrivain reprenant des mains de son prédécesseur le flambeau du nouveau). Sans doute, il existe bien une histoire du roman, mais cette histoire n’a ni sens unique ni fin à inventer. Toutes les généalogies sont possibles, tous les jeux permis. En ce sens, La Défense de l’infini est aux antipodes du récit à la André Breton ou à la Georges Bataille, que hante toujours la perspective d’un dernier mot.
Le Con d’Irène et l’érotisme : le livre sort en 1928 des mêmes presses que l’Histoire de l’œil de Georges Bataille. Dans sa Préface de 1968 à l’édition du Con d’Irène publiée par L’Or du temps, Jean-Jacques Pauvert a raconté dans quel contexte « moral » on se trouvait alors : en 1922, La Garçonne avait coûté sa légion d’honneur à Victor Margueritte ! Chez les surréalistes même — exception faite de Desnos et Péret — une certaine pruderie était de rigueur (voir les « Recherches sur la sexualité » et l’« Enquête sur l’amour » dans La Révolution surréaliste en 1928 et 1929). Soixante ans après, Georges Bataille connait la gloire posthume des Œuvres complètes ; conçue dans le secret, sa pensée est sur toutes les lèvres : l’érotisme, approbation de la vie jusque dans la mort, le sacré, lieu commun de la religion et de la dépense sexuelle, laquelle devient l’objet d’une autre religion « athéologique ». Selon l’auteur de Madame Edwarda, l’expérience sexuelle est voie d’accès à un infini, négatif certes, mais infini tout de même. De ce point de vue, la renommée de Bataille accompagne les idéologies de la « libération sexuelle » comme leur double noir. Si on relit par contraste Le Con d’Irène, on verra s’y déployer une théorie et une éthique de l’amour physique antagonistes. « Le premier maniaque venu, que j’aimerais à être le premier maniaque venu ! » L’exaltation d’Irène et de sa jouissance prend son départ dans l’impossibilité (regrettée) du narrateur à se satisfaire du « limité de l’expérience érotique », dont il vient de contempler les figures (« pyramides », « cathédrales », je souligne) au bordel de C., la petite ville lorraine où il s’est réfugié. Sans doute, on a affaire ici à une critique sociale — les clients du bordel sont les notables —, mais pas seulement. D’un même souffle, et quel souffle, Aragon célèbre la jouissance dans une phrase qui la mime, et prévient contre la croyance qui voudrait y loger l’infini. Là encore, étonnante « modernité antimoderne »…
Liberté protéiforme du roman, libertinage passionné et incroyant, les deux enlacés dans une prose qui peut épouser toutes les formes de la littérature et le rythme du plaisir… On sait que le second Aragon reviendra là-dessus (en faisant de la femme « l’avenir de l’homme » et du socialisme l’avenir du réalisme) avant que le troisième n’en revienne ! Peu importe : le temps des livres ne coïncide pas avec celui de leurs auteurs. Cette édition nous redonne le meilleur Aragon son apogée. Un Aragon « XVIIIe siècle », contemporain de Philippe Sollers ou de Milan Kundera. Un Aragon-Diderot ? pourquoi ne pas pasticher ici le merveilleux titre de l’ouvrage sur Diderot d’Élisabeth de Fontenay : Aragon ou le matérialisme enchanté…