« Nous, nous connaissions la valeur de l’originalité, non pas à l’échelle locale mais à celle de l’univers. L’objet de notre recherche, c’était l’homme en tant que tel et non pas l’homme local, l’homme polonais. »
Witold Gombrowicz, Souvenirs de Pologne.
Nous-mêmes
« Il serait vraiment navrant qu’à l’instar de bien des Polonais, je me délecte du souvenir de nos années d’indépendance 1918-1939. Et je n’ose regarder froidement cette période droit dans les yeux. Je le dis sans l’ombre d’un effet gratuit. L’air de la liberté nous fut donné afin que nous puissions nous attaquer à un ennemi plus oppressant que l’oppresseur classique : nous-mêmes. Oui, après tous ces combats contre les Russes et les Allemands, un autre combat – contre la Pologne – nous attendait […] l’Indépendance est venue réveiller l’énigme qui dormait en nous […]. Cette Pologne que chacun de nous devait nourrir de l’essence même de son sang se révélait comme un État débile sur le plan économique et militaire, encastré sur le plan géopolitique entre deux terribles puissances, souffrant enfin sur le plan culturel d’anachronie permanente[1]. » En 1955, en Argentine depuis une quinzaine d’années, Gombrowicz se retourne sur les années de l’entre-deux guerres et le champ littéraire d’alors. La Pologne, dit-il encore, a salué l’Indépendance à genoux, et il détaille : irréalité, gâchis grotesque. Il y revient encore en 1960, dans les Souvenirs de Pologne, une étonnante auto-socioanalyse, une véritable « autobiographie de la Pologne », rédigée pour les ondes de Radio Free Europe et qui ne sera éditée que de façon posthume[2]. Il faut lire ces pages écrites par l’auteur de Ferdydurke qui vient de voir, grâce à 1956, s’inverser le cours de son destin polonais, qui, via Paris (Kultura, Les Lettres Nouvelles), est en passe de conquérir le monde[3], pour imaginer ce que furent les années 1918-1926 (consolidation du pouvoir de Pilsudski) après un siècle de partages. Quoique : les années 1989-2004, qui furent celles de la « fin du partage de l’Europe », comme il y eut « fin du partage de la Pologne » (des premières élections libres et de la chute du mur de Berlin et de la guerre du Golfe… au 11 septembre 2001 et à la guerre impériale en Irak), ont changé la donne comme la Première Guerre mondiale et la Révolution russe : basculement de tous les repères, affolement de toutes les boussoles. Reviennent les mêmes questions qu’en 1918 ou 1945 (ou 1956), lors des recommencements précédents : place de l’existentiel par rapport au national, de la nation dans l’Europe, identité plurielle, rôle de l’art, retour aux Lumières – mais lesquelles ? –, etc.
Pris dans ces interrogations, un trio, une « trinité » dit-il aussi : « Nous étions trois, Witkiewicz, Bruno Schulz et moi, trois mousquetaires de l’avant-garde polonaise de l’entre-deux-guerres. » La formule, qui arrive pour la première fois en 1961 dans le Journal, est reprise en préface à L’Inassouvissement, le principal roman (politique) de Witkacy, écrite à Vence en 1967 peu de temps avant sa mort[4]. Dans les Souvenirs de Pologne, il relate la première rencontre : « Un jour, il [Schulz] m’emmena chez Stanislaw Ignacy Witkiewicz. Oui, nous allions enfin nous trouver réunis pour la première fois : Witkiewicz, Schulz et moi, trois hommes qui essayaient d’engager les lettres polonaises sur des voies nouvelles. […] Formions-nous vraiment un groupe ? C’est l’opinion publique qui nous associait, beaucoup plus que nous ne le faisions nous-mêmes. […] Tâchons tout de même de définir ce que, malgré toutes les oppositions et les animosités personnelles, nous avions en commun et qui décidait de notre valeur. À mon avis, c’était la volonté de dépasser le cadre étroit de la Pologne, de nous lancer sur de plus vastes eaux. Nous respirions l’air de l’Europe et du monde contrairement aux champions locaux tels que Kaden, Goetel, Boy, Tuwim, qui étaient cent fois plus polonais, mieux adaptés aux lecteurs du cru et donc plus célèbres. Nous, nous connaissions la valeur de l’originalité, non pas à l’échelle locale mais à celle de l’univers. L’objet de notre recherche, c’était l’homme en tant que tel et non pas l’homme local, l’homme polonais[5]. »
Les Trois Mousquetaires ? une exposition « gombrowiczienne » donc sur ces trois créateurs, deux artistes-et-écrivains et un écrivain, durant ces années 1918-1939 qui ne sont pas sans résonner aujourd’hui et qu’on peut considérer comme une réplique à l’exposition Der Neue Staat à Vienne au printemps 2003, au Musée Léopold, qui faisait le point (autour de la figure de Léon Chwistek, 1884-1944, inventeur du « formisme », ami puis adversaire de Witkacy) sur les rattrapages par les artistes polonais des «-ismes » européens, les adaptations locales des avant-gardes françaises, allemandes et russes produisant de grands mouvements, ce dont témoignent aussi bien la première partie de l’ œuvre de Witkacy (tout de suite averti de l’art moderne : Gauguin, Picasso) que la création en 1930 par des artistes du musée de Lodz, premier musée d’art moderne d’Europe. Lequel avait commencé à Cracovie avec la Jeune Pologne[6]. Les Trois Mousquetaires comme trois vagues (1885, 1982, 1904 – le quatrième naît en 1915) qui se succèdent et vont, dans leurs explorations, aller plus loin que l’art et plus loin que la Pologne… Pour le comprendre, un bref flash-back s’impose sur un pays partagé, déplacé, détruit, émigré, reconstruit : le nulle part d’Alfred Jarry qu’à cause de la Grande Émigration (Adam Mickiewicz est le collègue de Michelet au Collège de France, Bourdelle le statufiera près de l’Alma), la France du XIXe siècle connaissait – de Balzac, amant de Mme Hanska, à Lautréamont, qui nomme Mickiewicz et plagie Slowacki et Krasinski dans Les Chants de Maldoror, ou au Claudel de la trilogie des Coûfontaines (L’Otage, Le Pain dur, Le Père humilié)… –, beaucoup moins familier aujourd’hui après la Seconde Guerre mondiale, le génocide et quarante-cinq ans de socialisme très réel.
Le cheval de Pilsudski
Le retour en arrière pourrait partir du XVIIIe siècle, à l’heure exacte du premier partage (au terme de la République Nobiliaire, le XVIIIe, âge d’or choisi, après 1945, comme modèle pour la reconstruction de Varsovie[7]) et d’un auteur français : Jean-Jacques Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne : « Un grand corps formé d’un grand nombre de membres morts, et d’un petit nombre de membres désunis, dont tous les mouvements presque indépendants les uns des autres, loin d’avoir une fin commune, s’entredétruisent mutuellement, qui s’agite beaucoup pour ne rien faire, qui ne peut faire aucune résistance à quiconque veut l’entamer, qui tombe en dissolution cinq ou six fois chaque siècle, qui tombe en paralysie à chaque effort qu’il veut faire, à chaque besoin auquel il veut pourvoir, et qui malgré tout cela vit et se conserve en vigueur ; voilà, ce me semble, un des plus singuliers spectacles qui puissent frapper un être pensant[8]. » De cela, qui va être accru par les trois partages (1772, 1773, 1795) et les déplacements d’Est en Ouest du pays, résulte un art national qui non seulement accompagne les insurrections – surtout qui de la nation assume l’importance, en tient lieu, religion patriotique. Dans la littérature, rappelons les bardes romantiques Adam Mickiewicz (1798-1855 : Pan Tadeusz, Les Aïeux, Le Livre des pèlerins polonais), Juliusz Slowacki (1809-1849 : Kordian), Sigmund Krasinski (1812-1859 : La Non divine comédie). Dans l’art, Jan Matejko (1838-1893) et sa peinture d’histoire qu’on peut admirer aujourd’hui à Cracovie, Varsovie ou Poznan (et dont on peut sûrement trouver un écho aujourd’hui dans l’ œuvre de Wajda – un prolongement même). Derniers instantanés : le mouvement Mloda Polska, la Jeune Pologne, à Cracovie en Galicie, renaissance de la culture polonaise, en rapport déjà avec l’Europe (de ce point de vue la carrière de Stanislas Witkiewicz le père est symptomatique). Du côté de la peinture, Jacek Majchewski (1854-1929) montré au Musée d’Orsay en 2000, ou Witold Wojkiewicz (1879-1909) exposé à Grenoble en 2004. Souvent des deux côtés (insécablement peintres et écrivains : Witkacy ou Schulz ne sont pas en Pologne des exceptions): Stanislas Wyspianski, en est la grande figure. Sa pièce majeure Wesele, La Noce, met en scène la complexe fraternisation sociale et « ethnique » sur fond des fantômes historiques. Personnage pivot, Rachel, la « jeune fille juive » qui fait communiquer tous les mondes (juifs et polonais, vivants et morts, fantômes et êtres réels). « Cette contradiction intime, renaissance du patriotisme et contestation de l’acquis national, associée à d’autres contrastes, symbolisme et expressionnisme, art pour l’art et art engagé, est en quelque sorte un résumé de la Jeune Pologne » notait récemment Alain Van Crugten[9].
Gombrowicz l’écrira : « Quelle magnifique année que cette année 1918 » – qui voit la fin de l’Empire Austro-hongrois et la renaissance de la Pologne (François-Joseph de Cacanie et ses favoris versus les moustaches de Pilsudski[10]?), laquelle mettra néanmoins trois ans encore à inventer ses frontières. « La Pologne bien que rayée de la carte existait donc bel et bien ; ce n’était pas un simple pays du rêve où on ne voyage qu’en imagination » note Joseph Conrad peu avant[11]. Pour les Polonais, cette année est l’œuvre d’un homme, d’un « héros » hégélien ou nietzschéen au choix. Lituanien, romantique, révolutionnaire professionnel, ancien déporté par les Russes en Sibérie (1887), leader socialiste de la légion polonaise, Joseph Pilsudski (1867-1935) « fut en mesure de canaliser sur sa propre personne toutes les énergies de la nation, qui, jusqu’alors n’avaient trouvé un exutoire que dans la littérature » (Milosz[12]). Les écrivains se font photographier auprès de lui, voire représenter à son effigie. Pilsudski inspire poètes et peintres et ne laisse pas les « Mousquetaires » indifférents. Pour Witkacy, il est de la famille, personnage des romans, en particulier de L’Inassouvissement (le général Kocmoluchowicz ?), brocardé dans Les Âmes mal lavées. Lors de ses obsèques, Bruno Schulz est, pour des raisons évidentes (le philosémitisme du maréchal, partisan du droit du sol – à l’encontre de son rival, Dmowski, partisan du droit du sang –, et son éloignement de Varsovie), le plus lyrique : « Pilsudski est sorti des souterrains de l’histoire, du fond des tombeaux, de tout un passé. Il était lourd des rêves des bardes-prophètes, tout embrumé des songes des poètes, accablé du martyre des générations. Il était tout entier continuation. Il traînait derrière lui le passé comme un manteau immense étalé sur toute la Pologne[13]. » Gombrowicz se montre le plus sceptique : lui qui, « en tant qu’artiste, admirait le style du Maréchal », relate dans les Souvenirs de Pologne l’agonie et la foule au palais présidentiel du Belvédère le jour des obsèques : « Sans doute était-il grand – je ne le nie pas. Ce qui me choquait moi, ce n’était pas sa grandeur, mais la petitesse de ceux qui s’y soumettaient avec tant d’empressement. » Le corps du maréchal Pilsudski, métaphore du corps national, est alors divisé : alors que sa dépouille est conduite au Wavel, son cœur est placé à Vilno en Lituanie (alors en Pologne et cœur imaginaire de la patrie – je renvoie à Pan Tadeusz) près du corps de sa mère. Sa jument Kasztanka (Petite châtaigne ? le diminutif fait allusion à sa robe marron) est quant à elle empaillée[14]. On ne comprend à vrai dire rien aux «Trois Mousquetaires » sans ce fond national, et ce « héros » qui les en a libéré. Pas plus sans le fond de ce qu’il est convenu de baptiser « la mort de Dieu ».
Sur « le terrain de jeu de Dieu »
1885-1892-1904 : les « Trois Mousquetaires » donc, un trio, un triangle, une « trinité », à la manière des trois bardes romantiques, mais aux antipodes de ceux-ci, un contre-Wavel à trois têtes[15]: tous trois sont des enfants polonais de Dostoïevski et de Nietzsche. Qui, comme tous les intellectuels européens, se situent « entre surhomme et homme du sous-sol » (Claudio Magris). Au point d’arrivée d’une immense constellation de pensée qui chemine depuis la Renaissance via les Lumières, mais que cristallise ce qui advient dans les années 1789-1793. Tous les trois se débattent avec les questions qui courent d’un Balzac (La Comédie Humaine) et d’un Baudelaire à Mallarmé ou Rimbaud, autant que d’un Auguste Comte, ailleurs d’un Feuerbach et d’un Marx, à Durkheim[16] ou Weber (le Désenchantement du monde) … puis à Sartre (La Nausée, Huis clos) ou Bataille (Somme athéologique), puis aujourd’hui même à Bourdieu (Méditations pascaliennes) ou Sollers (Eloge de l’infini) etc., etc. … Mais existentiellement bien avant l’existentialisme (le « mystère de l’existence » martèle Witkacy). En effet, une sensible différence de temporalité historique fait qu’on pourrait dire qu’en Pologne, la Révolution Française débouche directement par-dessus les partages sur le chaos de la Première Guerre mondiale, du communisme, des fascismes. « Ces derniers temps, la vue de la Révolution Russe de février 1917 à juin 1918 m’a beaucoup donné à penser […] je tiens pour un malheureux infirme celui qui ne l’a pas vécu de près[17]», écrit Witkacy dans ses dernières années (Alexandre Wat va jusqu’à soutenir qu’il s’est modelé sur Stavroguine). Schulz et Gombrowicz furent, eux, pris dans la Première Guerre mondiale.
Autrement dit, les « Mousquetaires » sont plus proches de Dostoïevski et Nietzsche que des Français – de la Restauration à la Troisième République. Parce que le Russe et l’Allemand rattachent directement la question de la mort de Dieu à la forme des corps singuliers et sociaux, à la vie quotidienne, à l’art (Dieu forme du monde). C’est le sacré qui est disloqué et non seulement la foi ou les croyances. La re-ligion. Dans la Pologne déplacée-partagée « terrain de jeu de Dieu » (je reprend là le titre de la grande biographie de la Pologne par Norman Davies parue en Angleterre en 1981) qui alterne « le prêtre et le bouffon » (Adam Michnik, après Kolakowski), « Christ des nations » (je renvoie au Mickiewicz du Livre des pèlerins polonais ou au Sienkiewicz de Quo vadis ?), Dieu est plus qu’ailleurs, une affaire nationale[18]: s’il est mort, Dieu est en quelque sorte plus mort en Pologne qu’ailleurs. Parce que de sa vie dépendait l’existence même d’une nation sans état… La catastrophe théologique y est branchée sur ses équivalents psychotiques et nationaux, ce qui n’est pas le cas dans les autres pays où la question de la fraternité reste abstraite…
Tous les trois sont donc athées différemment (malheureux, mélancolique ou radical ; contradictoire, contrarié ou généralisé) et philosophes intensément : « areligieux », Witkacy, nostalgique des religions primitives (Assyrie, Égypte), refuse de donner à la société les privilèges de Dieu (« Aujourd’hui la seule religion obligatoire est le culte de la société en tant que telle »), passe d’une réflexion esthétique sur Les Formes nouvelles en peinture en 1919 à la philosophie pure, vers la fin se débat entre (et avec) phénoménologie, néopositivisme et psychologie. Deux livres de philosophie (en 1935 Concepts et théorèmes impliqués par la notion d’existence, Problèmes psychophysiques ou du matérialisme, du vitalisme et du monadisme en 1939[19]) et son ultime roman (L’Unique issue) mettent en scène la philosophie débattant avec la peinture. Moins philosophe (« L’interprétation philosophique ne nous fournit qu’une espèce de préparation anatomique détachée de l’ensemble de la problématique »), Bruno Schulz, s’il peint le monde juif pieux de Drohobycz autour de la synagogue, est clairement juif laïc après 1936 (dans une lettre de 1938, Gombrowicz va jusqu’à lui suggérer de se convertir au christianisme), a des préoccupations ontologiques qu’on trouve condensées dans son interview avec Witkacy : ici, « la réalité n’assume certaines formes que pour en faire étalage ; c’est pour elle une plaisanterie, un simple divertissement. On est homme ou on est cafard, mais cette forme n’atteint pas l’être en profondeur, ce n’est qu’un rôle momentané, une espèce de croûte superficielle dont on se débarrasse l’instant d’après » ; là il va réinsérer la mythologie biblique dans le quotidien, réenchanter le monde à la manière du romantisme allemand (une sorte de matérialisme enchanté) ou de Heidegger, se réfèrer à Joseph et ses frères de Thomas Mann (« La place du marché était vide, jaune de feu, balayée par les vents chauds comme le désert biblique[20]»). Sans cesse il restaure une religion (de l’art, du père, de la femme), jamais la religion (de Dieu). Écrivainphilosophe et kantien radical du début à la fin (de l’article sur Don Quichotte de 1935 au Cours de philosophie en six heures et quart de 1968), Gombrowicz effectue dans ses livres comme une remontée de l’histoire de la philosophie à rebrousse-poil. Croisée avec cela, la question de l’intersubjectivité, je renvoie au théâtre[21].
On les dira disciples les uns des autres, ils ne cesseront à juste titre de démentir : Witkiewicz écrira sur son cadet Schulz, qui écrira sur son cadet Gombrowicz, lequel provoquera Schulz en duel verbal, mais échouera à le faire avec Witkiewicz et, en 1961, reviendra longuement dans son Journal (et les Souvenirs de Pologne) sur leur différend[22]. C’est lui, le plus jeune, qui, parlant de Schulz et lui, a le mieux décrit leur « air de famille » – autour de ce mot de Forme qui soude incontestablement ce trio qui n’en est pas un. « Nous étions effectivement des conspirateurs. Nous nous consacrions à des expériences sur un certain explosif qui s’appelle la Forme. » Une Forme qui n’est jamais seulement formelle ou formaliste ; elle concerne aussi bien le monde que le travail artistique – qui est leur manière à eux de nommer la crise du Grand Style, conséquence esthétique de la catastrophe théologique. Le mot chez Witkacy signifie un art pur (monnaie de l’absolu, très vite dévaluée), chez Schulz le fond platonicien des choses ou leur écume, chez Gombrowicz tous les sens mêlés. «Witkiewicz : affirmation délibérée des folies de la “forme pure” […] un fou désespéré. Schulz : absorption par la forme, un fou noyé[23]. Moi : tentation passionnée pour me frayer à travers la forme, un chemin vers mon “moi” et la réalité ; un fou révolté[24]» : un triangle si l’on veut, que permet de décrire la distinction gombrowiczienne entre Forme et Immaturité. Le fou désespéré, obsédé par le « mystère de l’existence » et voulant donner forme immature à toutes les immaturités, s’abandonne contradictoirement à l’état du monde, en mime le chaos – « l’inassouvissement » est souffrance ; le fou englouti, « un prince voyageant incognito », obsédé par la « mythologie de la réalité », veut réinjecter des formes dans le trivial ; le fou révolté se place exactement « entre » les deux autres – « l’immaturité » est puissance. À l’heure de la mort polonaise de Dieu, tout est affaire de « faire-corps[25]» : esthétique (corps de l’art), politique (corps national polonais), anthropologique et « pathologique » (corps de l’homme) – trois fois l’athéisme est incarné et peut être condensé sur deux dates : 1926, 1935 (début et fin du règne – de la dictature – de Pilsudski, revenu au pouvoir : la « Sanacja » du Maréchal, triomphant provisoirement de l’» Endecja » de Roman Dmowski, son rival catholique et populiste).
1926 : Le corps de l’art
« Dans la Pologne de l’entre-deux-guerres, le plus dur était d’avoir une conversation normale, puis d’écrire une prose normale, puis de rédiger une prose stylisée, et la tâche relativement plus facile était de tirer à la rime. » Les Trois Mousquetaires, qui incarnent la « modernité antimoderne » version polonaise, partagent les mêmes adversaires, et se battent sur deux fronts « formels ». Ici, les poètes de la revue Skamander, qui héritent de la Jeune Pologne : en 1955 dans son Journal Gombrowicz en dresse le portrait mais… « ce qui leur manquait c’est un visage. Aucune attitude face à la réalité[26] ». « Aucune différence entre leurs convictions personnelles et le vulgaire catéchisme politique et social de leur époque (…) Ils connaissaient leur place dans l’art, mais non la place de l’art dans la vie. » Là, les avant-gardes, qui empruntent à l’Allemagne et à la Russie. « En théorie il y avait entre nous une certaine convergence », dit Gombrowicz, qui conclut rétrospectivement au « véritable cauchemar ». Dans Ferdydurke, en 1937, il brocarde les deux : la littérature nationale (Pimko et la leçon de poésie sur Slowacki) comme l’avantgarde (un poème d’Ignacy Fik est le modèle de celui trouvé par Jojo dans le tiroir de la lycéenne et traduit par lui instantanément en « mollets, mollets, mollets »). Les avant-gardes, Witkiewicz a mis une dizaine d’années à s’en défaire. De cette distance, témoigne la revue Papier tournesol-Journal de purs blagueurs et son Fest-mani, signé Marcel-Duchanski Blaga : « Dans les derniers jours d’août 1921, sont nés en France deux mouvements dits “conjoints”: le n’importe-quoiisme et le tout-ce-qu’on-voudraisme. Leurs principaux représentants sont Paul Desbauches et Tristan de Tourmentelles, ainsi que Mademoiselle Claire Lafondru […][27]. » Schulz, qui n’est qu’apparemment à l’écart à Drohobycz, suit de près ce qui se passe à Lwow, puis à Varsovie : « La Comète » s’en fait l’écho avec une ironie toute pataphysique (les clercs de notaire à vélo). C’est que l’avant-garde est aux antipodes de l’athéisme esthétique qui est le cœur de l’athéisme tout court[28]. Un athéisme restreint auquel se contraint Witkacy, que Schulz contredit, que Gombrowicz assume radicalement. Artistes et écrivains, ils errent dans les décombres de l’Église littéraire ou de l’Église artistique, l’équivalent de l’Église interhumaine, ont affaire à la Forme impure, au corps morcelé du grand art, à la camelote[29].
Le fou désespéré (« si tout est idiot, alors je ferai aussi de moi un idiot, telle sera ma vengeance humaine, ma protestation d’homme » commente Gombrowicz en 1967): le lieu commun nous offre Witkacy « génie multiple de Pologne » en « créateur de la Renaissance ». Or c’est justement son drame de ne pouvoir l’être : on pourrait dire qu’il condense, qu’il comprime, façon César – pour des raisons historico-nationales – en une seule figure Baudelaire, Benjamin et Malraux plus Gauguin, Duchamp, Picabia et Warhol… (et Hugo pour le torrent): un siècle en trente ans ; photographe expérimentateur dès l’enfance (exposé au Musée de Nantes au printemps 2004, son père, connaisseur de Cameron, en est le théoricien à Zakopane), auteur dramatique précoce, avant-gardiste co-fondateur du « formisme » (« L’ œuvre d’art doit naître, passez-moi l’expression grotesque, des tripes les plus vives de l’individu, tout en étant libéré de cette “viscéralité” dans son résultat »), il rompt en 1925-26 avec son œuvre antérieure – à la manière de Rimbaud partant au Harrar, de Duchamp abandonnant l’art ; il introduit la reproductibilité technique de la photo dans la peinture par la « Fabrique de portraits » – les milliers de pastels (une technique apprise en Russie) contradictoirement expressionnistes et répétitifs (modernes et contemporains) codifiés par un ironique « règlement » (« le client doit être satisfait, malentendus exclus ») – dans un geste warholien avant la lettre[30] et symétriquement laisse tomber le théâtre (ce qui reste de la messe) pour le roman – « un sac où l’on peut tout fourrer[31]» dans la ligne de la polyphonie dostoïevskienne, ou dans un geste comparable à ce qu’au même moment tente Robert Musil dans L’Homme sans qualités (par l’écriture évidemment, non par le style): ses gros romans d’idées énervées et d’Éros exaspéré sont l’autre versant de sa pensée fondamentalement baudelairienne de la politique et de l’art[32]. Ici, l’artiste, averti de la photographie comme démocratie des objets, se jette à corps perdu dans la « décrépitude de l’art » ; là, l’écrivain redoutant la démocratie comme photographie des hommes, anticipe la catastrophe totalitaire, la société devenue Dieu. Ses doubles se nomment Athanase Bazakhal, Genezyp Kapen, et Izydor Smogorzewicz-Wedziejewski.
Le fou révolté : Gombrowicz qui, lui, ne cessera de dire sa défiance envers les arts plastiques[33], revisite tous les genres littéraires populaires dans le laboratoire des Mémoires du temps de l’immaturité (commencé en 1926, publié en 1933). Idem dans Yvonne, qui glisse du boulevard à Shakespeare. Il inclut à son tour dans le roman un manifeste du corps romanesque morcelé (l’» Introduction » à « Philifor cousu d’enfant ») analogue au corps tout court (dessiné par Schulz sur la couverture), qui n’est pas bien éloigné du « fourre-tout » de Witkacy. Les Envoûtés, le feuilleton d’avant-guerre, obsession enfin réalisée de la « littérature pour cuisinière », sont quant à eux un peu l’équivalent de la « Fabrique de portraits » de Witkacy : « cette idée de “mauvais roman” fut l’apogée de toute ma carrière littéraire – jamais, ni avant ni après, je n’ai conçu d’idée plus créatrice » […] « Mon projet […] consistait à se donner à la masse, à se rabaisser, à devenir inférieur – non seulement à décrire l’immaturité, mais à écrire avec elle », déclare-t-il à propos d’un projet antérieur. Après 1939, il ne cessera plus de détourner les genres mineurs jusqu’à Opérette, ni surtout de traiter toute la littérature comme un matériau, faisant « se mordre » les livres entre eux – pour finir par la désarticulation du langage lui-même dans la bouche de Léon Wojtis, une désarticulation qui répond à celle du monde : « Berguement avec mon berg dans toute la bemberguité de mon bemberg. » Bâtissant son œuvre « entre » les autres œuvres.
« Entre » les deux et à l’opposé, Schulz, le fou englouti : le dessinateur « démonologiste » autodidacte (admirateur de Goya, Kubin, Wojciewicz) et masochiste du Livre idolâtre (1921), passe lentement dans ces mêmes années, et sans pour autant l’abandonner[34], du dessin à la littérature ; après la mort de son ami Wladyslaw Riff à Zakopane en 1927, c’est à la poétesse yiddish Deborah Vogel qu’il relate les histoires qui déboucheront sur Les Boutiques de cannelle (« Le dessin impose des limites plus étroites que la prose, c’est pourquoi je pense que je me suis mieux exprimé dans ma prose »). Résultat : « Un roman autobiographique » par nouvelles, qui tourne à la généalogie, qui vire à la mythologie…: « J’ai toujours senti que les racines de l’esprit individuel – pour peu que l’on creuse assez profondément – se perdaient dans une mythique forêt vierge. C’est là le fond de l’abîme, l’étape ultime du voyage. » Un texte-rhizome, un labyrinthe onirique et métaphorique, avec galeries secrètes et « voies de garage du temps », qui brouille toutes les frontières génériques de la littérature – des « fragments assemblés sur un même fil fait de lieux, de temps et de personnages (l’auteur lui-même et son entourage), mais non reliés clairement par une idée commune ou une succession d’événements », écrit Witkacy qui, à juste titre, y reconnaît la Forme Pure qu’il vient d’abandonner ; il y a effectivement chez Schulz une sorte de Restauration (La mythification de la réalité[35]), mais qui est – sous un autre angle – une instauration, celle de Drohobycz, de son shtetl onirique sur « une voie de garage du temps » (à l’égal de la Lituanie de Mickiewicz dans Pan Tadeusz) et du père « maître de la Grande Hérésie », bouleversé par la « camelote », dans l’imaginaire national. Et qui, autant que sa fiancée Josefina, l’autorise à se mettre en « congé » de la « communauté[36]».
Réflexions sur la question Pologne
« Je n’écris ni de la nation ni sur la nation. J’écris avec moi-même, du fond de moi-même. Mais mon labyrinthe ne rejoint-il pas en secret le labyrinthe de la nation ? », dira Gombrowicz en 1960 de La Pornographie[37]. Ces deux Russes et cet Austro-hongrois de naissance (comme tous les Polonais nés avant 1918) pourraient bien être les seuls artistes et écrivains mineurs de cette littérature et de cet art… Trois choses la caractérisent selon Deleuze et Guattari [38] : elle est celle qu’une minorité fait dans une langue majeure ; tout y est politique : «(…) La littérature mineure est tout à fait différente : son espace exigu fait que chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur la politique. L’affaire individuelle devient donc d’autant plus nécessaire, indispensable, grossie au microscope, qu’une tout autre histoire s’agite en elle. » Tout y prend une valeur collective : «(…) Parce que la conscience collective ou nationale est souvent inactive dans la vie extérieure et toujours en voie de désagrégation, c’est la littérature qui se trouve chargée positivement de ce rôle et de cette fonction d’énonciation collective, et même révolutionnaire (…). » Autrement dit, le contraire d’une littérature, d’un art « nationaux », tel le Romantisme polonais tenant littéralement lieu de Nation. Les Trois Mousquetaires sont tout simplement les rares écrivains indépendants de la Pologne « indépendante »… pour qui la littérature ne doit être asservie ni au nationalisme ni au journalisme.
« Des précurseurs anachroniques » entre ancien et nouveau monde (côté histoire et côté géographie). Ce grand écart est évidemment favorisé par le creuset intellectuel de Zakopane – la Cracovie galicienne au carré, l’écart multiculturel de Drohobycz aux portes de Lwow, le carrefour cosmopolite de Varsovie (lisez Sosha d’Isaac Bashevis Singer, voyez le tableau qui représente le café Zemianska au Musée de la Ville de Varsovie !)… autant de points d’appui, de milieux, propices à se défaire de « Cracovie », à se « désembourber » de la « polonité », de retrouver le multiculturalisme de la République nobiliaire d’avant les partages[39] (Delenda est Cracovia, insistera, si on veut, Gombrowicz dès les premières pages du Journal en 1953): le membre de l’intelligentsia immergé dans la guerre et la révolution, le témoin de la destruction d’une société traditionnelle par l’industrie (le pétrole) autant que de la guerre, qui le pousse vers le centre de l’Empire, le hobereau déclassé… tous trois sont « entre » comme le rappelle inlassablement Gombrowicz de luimême[40]. Tout ce qu’ils dessinent, peignent ou écrivent répond à la question initiale de Czepiec à l’orée de La Noce de Wyspianki qui inaugure le siècle : « Y a-t-il du neuf, Monsieur, en politique ? » En attendant le corps tout court, sous le corps de l’art, le corps national – je rappelle ce que dit Rousseau à l’heure du premier partage : quelle « fraternisation »? Les Mousquetaires sont athées par rapport à la « patrie » (le règne du père), comme ils le sont vis-à-vis de l’art. Le résument justement assez bien les trajectoires, de l’héritier absolu face à un père paradoxal, du demi-autodidacte par rapport à un père déifié, du self-made-man avec un père évité. « Malaise de la civilisation » dans le malaise dans la civilisation.
Désespéré, Witkacy quitte son père (qui lui a donné le même prénom que lui …) en 1914 après le suicide de sa fiancée et une psychanalyse (en 1912, avec Charles de Beaurin), pour faire ni plus ni moins que le tour du monde, et il revient pour rompre vraiment en 1924 avec les fantasmes ataviques de Stanislaw Witkiewicz (qui ont donné naissance à la codification d’un « style des Tatras », aux chalets de bois qu’on peut voir encore aujourd’hui à Zakopane). Le tour du monde : un tour de l’homme, préparé par des voyages à Vienne, Paris et en Bretagne (initié par Wladislaw Slewinski, il copie Gauguin en qui il reconnaîtra la Forme pure[41]), l’expérience du voyage ethnographique avec Bronislaw Malinovski (les peuples sans écriture), puis Russe-Soviétique (la guerre et la révolution). Dès Les 622 chutes de Bungo, Witkacy entend faire une psychanalyse de la Pologne. Psychanalyse et/ou anthropologie nationale : les trois romans suivants relatent dès leurs premières pages cette tentative d’évasion hors de la sphère paternelle ; ce sont des bildungsroman devenant anti-utopies, romans politiques : une position baudelairienne à nouveau[42]. « Vous avez vu les Chinois, ils se laissent pas faire ! », continuait le Czepiec de La Noce. « Le “péril jaune” était passé du domaine des mythes méprisés à celui de réalité sanglante, quotidienne, “incroyable-mais-vraie” […]. La Pologne était comme toujours la “rédemptrice”, le “rempart”, l’“abri” – puisque depuis des siècles, c’est en cela que consistait sa mission historique », peut-on lire dans L’Inassouvissement[43]. En bout de course, les impubliables Âmes mal lavées, rétrospectivement très « gombrowicziennes » et contemporaines de Ferdydurke, sont dédiées à Charles de Beaurin : on y trouve une mise en accusation de la République nobiliaire comme source de l’irréalité polonaise.
Schulz, le fou englouti, « né Autrichien, a vécu Polonais, est mort Juif, manquant l’occasion de devenir Russe[44]». Vie non pas parallèle, mais perpendiculaire à celle de Witkacy : Schulz ne bouge pas ou peu de Drohobycz et de ses deux villes-sœurs (Truskawiecz les eaux et Boryslaw le pétrole ; la première fondée en 1836, la seconde au début du XXe siècle), mais sans pour autant apprendre le yiddish que l’on parle autour de lui ; il dessine, peint, relate l’irruption de Boryslaw et de la « camelote » dans Drohobycz (« sa description de la rue la plus moderne de Drohobycz […] pourrait tout aussi bien constituer une étude sur l’aliénation de l’homme dans les grandes villes américaines » écrit Czeslaw Milosz[45]). C’est par la mythologie qu’il sort de diverses façons de la communauté – grâce et avec le père … des deux patries successives[46]: par l’écriture qui prend le relais de l’art, il fait entrer le père juif devenu démiurge, les mannequins et la rue des Crocodiles dans l’identité de frontière polonaise retrouvée, la « république des songes » dans les songes polonais de la République (nobiliaire). Sous cet angle, la somptueuse fantasmagorie géopolitique du « Printemps » (dans Le Sanatorium au croquemort) est sûrement le sommet de l’art de Schulz : « Le principal est de ne pas oublier – comme Alexandre le Grand l’avait oublié – qu’aucun Mexique n’est le dernier, qu’il n’est qu’un point de passage, que le monde continue au-delà, et qu’après chaque Mexique s’ouvre un autre Mexique, encore plus éblouissant. »
Le troisième (le fou révolté) contourne, puis fuit définitivement le père polonais en 1939. Le retour objectivant de Jojo dans la « classe vive » de Ferdydurke (fiction) a anticipé la seconde jeunesse du Retiro argentin (réalité). Parallèlement à la lecture formelle que je disais, une lecture « balzacienne » s’impose des deux premiers livres : Mémoires du temps de l’immaturité parcourt toutes les couches de la société l’une après l’autre, ville et campagne vues par un regard de « sociologue » expérimentateur. « Des classes sociales entières semblaient sortir d’un songe de sarcasme : propriétaires fonciers, paysans, prolétariat urbain, officiers de carrière, juifs des ghettos…» Ferdydurke (dont l’écriture est contemporaine des Âmes mal lavées) propose une fable nationale : dans la traversée des trois milieux qu’effectue le héros, qui tous trois conduisent à des « malaxages », des « mêlées », dans les trois types romanesques ou personnages conceptuels (Pimko, Zuta, Tintin), il faut reconnaître les trois tentations, les trois Formes qui correspondent à des forces (culturelles et sociales d’après la mort de Dieu) auxquelles, de même que la Pologne « immature » des années 30 (entre Hitler et Staline), Witold-Jojo, auteur-narrateur, est confronté, et avec lesquelles il entretient des rapports très contrastés : absolue hostilité à Pimko (la forme morte de la culture, Cracovie, le Romantisme devenu vieillard), fascination-répulsion pour Zuta la lycéenne moderne, l’avenir radieux d’une culture (américano-germanosoviétique, Varsovie) se prenant pour la nature, adhésion tactique au valet de ferme, la nature immature, le « peuple », dérobé à la littérature nationale et détourné fantasmé comme informe. Dans Trans-Atlantique, en 1947, au débouché de la guerre, il invente la « filistrie » (le règne des fils), on dit aujourd’hui la « créolisation » (Édouard Glissant) pour se défaire définitivement de la « patrie[47]»
Prenant tout cela en écharpe, la « question juive polonaise » et ce qu’elle implique quant à la pensée de la nation. Arrivés en 1310, les Juifs sont durablement installés en Pologne depuis Casimir le Grand (à la Halle aux draps de Cracovie, une grande peinture d’histoire montre le roi accueillant Esther ; le quartier juif de Cracovie se nomme Kasimierz). Il y a, dans les années de l’Indépendance, deux cents journaux juifs en Pologne. Je rappelle le rôle de Rachel dans La Noce, autant que Verona Babitt, un des modèles de Zuta, la lycéenne moderne de Ferdydurke. De Voltaire à… Norman Davies, tous les historiens relatent l’extraordinaire multiculturalisme polonais. Ce qui n’exclut pas un antisémitisme, plus proche d’un racisme (comme celui qui en France vise les « immigrés » – haine de l’Autre) que de l’antisémitisme français ou allemand (haine du Même). Qui peut prendre le masque d’une rivalité des messianismes (Mickiewicz : Livre des pèlerins polonais, Les Slaves). Chez Witkacy, dans les romans, le jeu est constant avec les stéréotypes antisémites à l’intérieur de la polyphonie polonaise : je songe au personnage d’Hela Bertz dans L’Adieu à l’automne[48]. Dès 1933 (les Mémoires du temps de l’immaturité paraissent l’année de l’arrivée au pouvoir d’Hitler), dans « Mémoires de Stefan Czarniecki », Gombrowicz met en scène les deux principales composantes de la Pologne. Et lui « le roi des Juifs » ne cessera d’avoir des rapports complexes avec ses sujets. En témoigne l’histoire de son « amitié » (anthume et posthume) avec Bruno Schulz : « Bruno m’adorait, mais moi pas. » Histoire d’un « fiasco » : du vrai-faux duel de Studio en 1936 et de la géniale conférence sur Ferdydurke [49] en 1938, au récit de 1961 dans le Journal sur les « trois fous » : « Nous étions tous les deux complètement invraisemblables. » Un jeu de rôles compliqué qui met en abyme et perturbe le jeu de rôle national polonais des « gueules » juives et polonaises elles-mêmes[50].
1935 : Les jambes des femmes
Michel Foucault à propos de Georges Bataille : « Ce qu’à partir de la sexualité peut dire un langage s’il est rigoureux, ce n’est pas le secret naturel de l’homme, ce n’est pas sa calme vérité anthropologique, c’est qu’il est sans Dieu ; la parole que nous avons donnée à la sexualité est contemporaine par le temps et la structure de celle par laquelle nous nous sommes annoncés à nous-même que Dieu était mort. » (Dits et écrits I, Paris, Gallimard). Le troisième volet de l’athéisme des Mousquetaires est assurément le plus étonnant : chez chacun, comme le dira Gombrowicz de lui-même, la métaphysique (l’esthétique, la politique) commence par la physique ; le corps occupe le centre de leur œuvre et dans ce corps, selon des modalités différentes, le sexe – ce qui est en Pologne proprement inédit[51] –, mais jamais de ce sexe ils ne font le substitut de Dieu, une expérience mystique (Madame Edwarda). Il ne se joignent pas plus au progressisme de la « femme avenir de l’homme », du « féminisme » (les trois œuvres abondent en satires de celui-ci, porté alors en Pologne par Boy-Zelenski ou Sofia Nalkowska – à commencer par la Zuta Lejeune de Ferdydurke). Athéisme sexuel complexe donc. Faut-il le préciser, tous les trois connaissent admirablement Sigmund Freud (je renvoie aux Âmes mal lavées commentant Freud et Kreschner, à la recension par Gombrowicz de l’Introduction à la psychanalyse, enfin à la conférence de Bruno Schulz sur Ferdydurke qui situe face à la psychanalyse l’entreprise du romancier et en regard de l’inconscient, « l’escalier de service du moi » et sa pathologie), qu’ils sont à strictement parler des « freudiens » hérétiques[52].
Si chacun semble obsédé par une zone du « continent noir » féminin qui est un peu sa marque de fabrique « érotique » – la « personnalité sexographique » (Zofia Stryjenska) de l’auteur des 622 chutes de Bongo ou la femme démoniaque par l’» hystérie », Schulz par le sado-masochisme (en 1928 à Truskawiecz, un notable porte plainte pour pornographie[53]), Gombrowicz par le « corps morcelé » (de « Virginité » à Cosmos, la bouche de Catherette), dans le grand Kama-Sutra des positions littéraires, tous trois occupent la même place. À sa manière, Czeslaw Milosz l’a noté pour deux des Mousquetaires : « Personne n’alla aussi loin que Witkiewicz dans ses descriptions humoristico-pathétiques d’actes sexuels » ; « L’ œuvre de Gombrowicz est unique au XXe siècle : il n’y a pas une seule description du coït. » Concernant Schulz, qu’on observe l’unique carton sauvé de la destruction et qui daterait de 1920 intitulé Rencontre (un dessin ici reprend le même motif): une bande de Moebius unit et sépare à jamais le jeune juif traditionnel des deux élégantes, plus encore que le masochisme de toutes les scènes de bordel : la religion de la femme n’entame pas l’athéisme sexuel, elle s’y ajoute. Autrement dit, les Mousquetaires combattent du côté de Proust (« une femme qui n’était pas mon genre »), ou de Lacan (« il n’y a pas de rapport sexuel »): le sexe est ce qui fait qu’il n’y a pas de rapport (Gombrowicz théorisera cela dans le Journal en 1954 : « la moitié de l’humanité m’échappe »), voire une guerre (chez Witkacy).
À propos du dessinateur de Drohobycz, Jerzy Ficowski relève « la conformité de l’ œuvre avec la topographie réelle et cette incroyable fidélité aux faits authentiques avec laquelle Schulz révélait dans ses écrits des éléments précis de sa biographie[54]». La remarque pourrait valoir pour les trois œuvres : à des degrés divers ils pratiquent des variantes d’autofiction : Witkacy emprunte les personnages de Zakopane, ses amis de l’intelligentsia, ses femmes (d’Irena Solska à Jadwiga Unrut), pour ne rien dire de la « Fabrique de portraits »… Gombrowicz idem, et on peut utiliser ses romans La Pornographie, Cosmos pour s’y retrouver en Pologne (région de Sandomir, Tatras). Il y a, sous cet angle, continuité entre leurs œuvres et leurs (très complexes) rapports. Dans Souvenirs de Pologne, Gombrowicz revient sur ses premières rencontres avec les deux autres mousquetaires : un géant, un nain. Très complexes, car jamais le triangle ne s’est refermé – dans les souvenirs de Gombrowicz uniquement, et encore. Il n’y a jamais eu que deux plus deux mousquetaires… qui font trois… Entre le premier et le troisième, si tous deux sont amis du second, les affinités sont faibles hors les ennemis communs : on trouve tout au plus un quatrain ici, et là la réponse à une enquête[55].
Le milieu des années 30 (l’heure de la mort de Pilsudski, de l’accroissement des menaces de toutes sortes) coïncide avec une sorte d’acmé de leur rapport. Deux grands échanges, qu’on devrait lire têtebêche, sont publiés dans la presse et les revues, qui ont pour particularité de se nouer autour des jambes des femmes, comme si cette éminente partie du corps adverse le condensait non seulement tout entier, mais avec lui les trois corps dont nous parlons (art, nation, anatomie): « Introduire ne serait-ce que l’ombre d’une jambe de femme dans l’art et la littérature », pour parodier Michel Leiris… La jambe, un axe métaphysique qui depuis longtemps obsède l’auteur du Livre idolâtre (1920). Dans Tigodnik Illustrowany en 1935, Witkacy qui admire en Schulz un « démonologiste » et la dernière exception de la Forme pure qu’il a abandonné à regret, interviewe l’artiste Schulz : « Sa spécialité dans ce domaine est le sadisme féminin, lié au masochisme masculin […] Un des moyens dont la femme dispose pour écraser l’homme est le pied – une des zones les plus terribles du corps féminin à part le visage et d’autres parties encore […] Les gravures de Schulz sont de véritables poèmes sur la cruauté des pieds féminins. » Il complètera cette étude par un travail sur l’écrivain. À rebours exactement, comme le cœur du duel de grimaces intellectuel dont je parlais, Gombrowicz, qui s’est lié en 1934 au « petit bonhomme » qui l’admire, provoque Schulz dans la revue Studio en 1936, lui jetant comme un défi le jugement dernier de la femme d’un médecin rencontrée par hasard dans le tramway n°18 : « Devant un tribunal composé de lecteurs fortuits du mensuel Studio, je te défie à un combat formel avec une femme aussi fortuite qu’eux. » Qui aurait déclaré : « Bruno Schulz est soit un vicieux pathologique, soit un poseur ; personnellement, je crois plutôt que c’est un poseur. Il fait semblant. » La réponse de Schulz, puis la réponse à la réponse suivent dans le même numéro. Schulz se livre à des contorsions plus polonaises que nature : « Je hais la femme du docteur de la rue Wilcza […] le modèle même d’une femme de médecin et d’une épouse tout court… Cela dit, sur un plan tout différent, je reconnais qu’il m’est difficile de résister au charme de ses jambes. » Se définissant comme un Janus bifrons, il se drape dans la culture, se réfugie dans l’Art, essaye de s’échapper par le haut … « Tu as inversé les rôles » commente Gombrowicz, expliquant pourquoi il a désiré avec Schulz « jouer à la vie » et pourquoi ce dernier a perdu : «[…] chez nous, personne n’est un simple individu qui écrit, chacun doit être tout de suite un “écrivain”, un “artiste”, un “créateur”, un futur Gide, un aspirant à la “grandeur”. » Bien au-delà de l’art au sens restreint, du rapport « juif » à la Forme et aux formes, et des jeux d’Eros, la question qui hante cet échange ludique de 1936 (Pilsudski vient de mourir) est ni plus ni moins que celle de l’usage « entre Hitler et Staline » de « l’air de la liberté », comme il écrira en 1955 – je commençais par là. L’arène de cette « corrida » (Schulz) dissimule tous les labyrinthes …[56]. Dans Ferdydurke, un an plus tard, en écho, c’est aux « mollets mollets mollets » qu’il reviendra de dire la vérité sexuelle de la poésie de la lycéenne, de la religion nationale et/ou avant-gardiste nommée « poésie » deux ans avant 1939.
Le cheval de Kantor
Flash-avant : le quatrième mousquetaire (c’est nous qui lui décernons ce titre) est venu pour la première fois à Nancy avec La Poule d’eau de Witkacy en 1971, de ce moment date son succès dans le monde entier. Né en 1915, trois ans avant l’Indépendance (il avait donc juste trois années de plus que la Pologne du XXe siècle), élève puis enseignant aux Beaux-Arts de Cracovie, Kantor mit longtemps à devenir Kantor : d’abord scénographe après 1945, puis plutôt plasticien après 1956, la chose advint après 1968, à plus de cinquante ans. Kantor ou Vingt ans après voire Vicomte de Bragelonne… Héritier des Trois Mousquetaires, il le fut tout de suite[57]. Mais pas également : monté sept fois, Witkacy fut vraiment le « pilier de Cricot 2 » (Denis Bablet), son lexique, la syntaxe de sa pensée ; à côté l’illustration d’Yvonne pèse apparemment peu. Ce n’est peut-être qu’avec La Classe morte en 1975 que l’héritage est devenu équilibré, l’osmose parfaite : la classe de Ferdydurke, l’intrigue du Retraité, le texte de Tumeur cervicale ? C’est évidemment beaucoup plus compliqué : surtout il faut dire que la façon qu’avait Tadeusz Kantor de se mouvoir sur la scène ressemblait à celles « autofictives » des Trois Mousquetaires. Et aussi qu’en plus des Mousquetaires, tous les « ismes » du siècle (et en deçà : Veit Stoss, Vélasquez, Goya, Wyspianski, Meyerhold, etc.) avaient nourri le plasticien. La Classe morte, ou les Trois Mousquetaires « après Auschwitz » : à rebours du lieu commun cultivé (Adorno-Blanchot), l’art de la mémoire requiert toute la mémoire de l’art. Jusqu’en 1990, toutes les autres pièces, le Théâtre de la mort, déploient le spectacle devenu inaugural : à compter de 1975, Kantor retourne en 1914-1915-1918-1926, replie la Seconde Guerre mondiale sur la première dans son bourg polonais et juif de Wielopole, compacte un siècle sur quelques photos de famille … Nous sommes sept ans après la campagne antisémite déclenchée par Gomulka et le général Moczar (qui a provoqué la démission de Josefina, la fiancée de Schulz, à Gdansk), quelques mois après son remplacement par Edward Gierek[58].
Après Witold Gombrowicz revenu en Europe via l’Argentine (l’universel non ratifié par Paris ratifié à Paris) après le cinéma polonais des années 60, après l’irruption de Witkiewicz grâce à Alain van Crugten et aux éditions L’Age d’Homme après 1970, ce fut donc Tadeusz Kantor qui fit entrer l’histoire de Pologne d’après et d’avant le génocide dans la conscience européenne comme Mickiewicz la Lituanie de 1812, ou Bruno Schulz la Galicie juive dans l’imaginaire national. Maximum de forme, maximum d’Histoire « avec sa grande H» : « J’entretiens disait-il avec la mort des rapports purement formels[59]» (en témoigne le ralliement d’Andrej Wajda le romantique, réalisant une captation vidéo de La classe morte). « Je me souviens » de La Classe morte et des spectacles qui suivirent : le cheval à roulettes fut un très efficace cheval de Troie « polonais » dans l’Europe de Yalta. La culture anticipe sur la politique, on peut le dire en cette fin du partage de l’Europe en 2004, comme lors de la fin, en 1918, des partages de la Pologne. Cette exposition, qui prend au sérieux l’hypothèse gombrowiczienne des Trois Mousquetaires, a pour ambition de prolonger le travail initié par Kantor à Nancy. Aucune rétrospective (la réduction de Witkacy à un être pour le suicide, de Schulz à un être pour l’assassinat, de Gombrowicz à un être pour le départ). Mais une généalogie (de « nous-mêmes »). Gombrowicz de nouveau : «[…] il est temps aujourd’hui […] que les non-initiés apprennent que notre groupe eut une influence assez grande sur l’art polonais, c’est nous qui avons à présent les plus grandes chances d’être connus et appréciés en Europe et dans le monde. »
Notes
[1] Journal I, p. 328 sqq.
[2] Id., p. 131 sqq. Sur cette époque, on peut aussi se reporter à la préface du grand roman politique-prophétique de Witkacy, L’Inassouvissement : « Antoni Ambrozewicz prétend à juste titre que la littérature n’a existé chez nous qu’en fonction de la lutte pour l’indépendance – depuis que nous avons obtenu celleci, la littérature semble agoniser sans espoir. »
[3] Ou l’» autre Europe» de Czeslaw Milosz, l’autre grande « autobiographie de la Pologne », exactement contemporaine (1959) (Pour la traduction française : Une autre Europe, Paris, Gallimard, 1964). Ou Mon siècle d’Alexandre Wat (1977) (traduction française, Paris-Lausanne, De Fallois-L’Age d’homme, 1989)
[4] Varia I, p. 159. Le titre d’Alexandre Dumas ne vient pas fortuitement sous sa plume. Dès ses premiers écrits, c’est sur la France – la ligne Rabelais-Voltaire-Jarr y (Pantagruel, Candide, Ubu) – qu’il prend appui contre la tradition romantique polonaise… Une France qui fut traduite en polonais par Tadeusz Boy-Zelenski (près de deux cents volumes). Chez Witkiewicz, on pourrait dire que le même rôle est tenu par la Russie (c’est sûrement Wat qui en a le mieux parlé), chez Schulz par l’Allemagne (le Goethe du Roi des Aulnes de l’enfance, Rainer Maria Rilke, lu à sa fiancée, Thomas Mann, le maître admiré).
[5] Souvenirs de Pologne, p. 201 et sq.
[6] Lire Daniel Beauvois, La Pologne, Paris, La Martinière, 2004, p. 293.
[7] Effectuée d’après les vues de la ville laissées par Bellotto (1721-1789), montrées au Louvre en octobre 2004.
[8] 1772. Sur le même pays, une cinquantaine d’années auparavant, on peut également lire Voltaire qui consacre l’essentiel du livre II de l’Histoire de Charles XII à décrire les paradoxes, les contradictions de la République nobiliaire (une histoire écrite à la cour de Stanislas à Lunéville).
[9] Commissaire à Bruxelles en 2002 de l’exposition L’avant-printemps (qui reprenait le titre d’un célèbre roman de 1924 de Stefan Zeromski), surtout le principal traducteur et introducteur de Witkacy en langue française
[10] Je profite de cette incursion viennoise pour remarquer que 1918 est la date d’un jeu de bascule politique Autriche-Hongrie-Pologne qui mériterait d’être examiné de très près : mêmes questions, réponses inversées dans la pensée, l’art et la littérature des deux pays. Je rappelle que Witkacy obtint son bac à Lvov et fit ses études à Cracovie, que son père partit en cure près de Trieste, à Lovrana ; que Schulz ne la quitte presque pas ; elle est omniprésente dans les œuvres, notamment dans la grande rêverie politique « Le Printemps » (« À cette époque-là, le monde était cerné par François-Joseph Ier et il n’y avait pas d’issue menant au-delà»). Que tous deux firent l’essentiel de leurs études à Vienne. Je rappelle aussi cette phrase, la première de sa première nouvelle, qui est l’incipit de toute l’ œuvre de Gombrowicz : « Pour la trente-quatrième fois déjà, j’allais assister à la représentation de l’opérette La Princesse Czardasz…» Que Gombrowicz assistera à l’Anschluss (Varia II). Qu’à propos de La Classe morte, Kantor écrit : « Dans cette partie de la Pologne occupée par l’Autriche, le personnage débonnaire du monarque habsbourgeois était un symbole de la jeunesse de nos grands-mères et en même temps l’objet préféré des risées en tant que gigantesque attrape » (Voies de la création théâtrale I, Paris, éditions du CNRS,1970, p. 73)… Etc. Il ne me semble pas impossible de penser en miroir (inversé) les problèmes de la Cacanie – et de son art – avec la Forme, et ce qui se trame chez les Trois Mousquetaires. Pour s’en convaincre, Claudio Magris L’Anneau de Clarisse (Paris, L’Esprit des péninsules 2002) et son cours inaugural (du 25 octobre 2001) au Collège de France 2001-2002 : Entre surhomme et homme du sous-sol. Une comparaison s’impose entre Lord Chandos et …Lord Cosmos.
[11] Joseph Conrad qui a quitté la Pologne sous pseudonyme romantique en 1869 ; invité en 1914 « dans une maison de campagne des environs de Cracovie, en territoire russe cependant », il retourne dans sa classe morte à Cracovie et repense à l’agonie de son père en 1869 ; l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo l’amène à fuir à Zakopane (il y reste deux mois) puis à Vienne, puis à Milan. Lire « Retour en Pologne » dans En dehors de la littérature (Paris, Critérion, 1992). Et dans le même volume, la « Note sur le problème polonais » de 1916.
[12] Histoire de la littérature polonaise, p. 516 (livre du Prix Nobel 1980, sûrement la meilleure histoire de Pologne qui se puisse lire). Pour un état de la Pologne après le traité de Versailles (pour un exposé de l’opposition entre la nation selon Pilsudski et la nation selon Dmowski son adversaire), je renvoie aux livres de Norman Davies (Histoire de la Pologne, Paris, Fayard, 1990, p. 154 et sq.) et Daniel Beauvois (La Pologne, Paris, La Martinière, 2004 p. 320).
[13] Pilsudski occupe les pages 296 à 300 et 304 à 313 de Correspondance et Essais critiques (Paris, Denoël, 1991) de Bruno Schulz.
[14] La mythologie équestre polonaise rôde dans les quatre œuvres : Schulz confesse à Witkiewicz : « La vue d’un cheval de fiacre me bouleverse toujours », et relate son souvenir de l’Erlkönig de Goethe. Par ailleurs le Jojo de Ferdydurke s’entend dire : « Si tu ne veux pas devenir un homme de l’art, sois au moins un homme à femmes ou un homme de cheval. » De façon générale, cet animal est aussi un lieu commun érotique national (de Mazzeppa à Szal, extase, la toile qui fit scandale à Cracovie en 1894 : une femme nue chevauche un noir coursier, lequel écume d’une bave blanche).
[15] On pourrait pour parler à la manière de Mikhaïl Bakhtine inventer le néologisme de « carnaWavelisation » de la patrie.
[16] Les coïncidences entre la pensée de l’Église interhumaine et la sociologie de Durkheim amènent à se demander si, étudiant en droit et sociologie, Gombrowicz a été informé de et par l’auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse. Gombrowicz fit des études de sociologie à une époque où, relate Bronislaw Geremek (L’historien et le politique, Paris, Noir sur blanc), le Durkheimisme, sociologie d’avant-garde, triomphait en Pologne.
[17] Les Âmes mal lavées, Lausanne, L’Age d’homme, 1980, p. 170-171.
[18] Voir plus haut et aussi Czeslaw Milosz, Une autre Europe, Paris, Gallimard, 1964, p. 88.
[19] «[…] l’absence d’intérêt pour la problématique philosophique constitue le vice fondamental de notre intelligentsia, la cause du rythme effrayant de sa déchéance intellectuelle » (« De l’essence de la peinture », Cahier Witkiewicz n° 2, p. 51). Sur Witkacy et la philosophie, lire le Cahier Witkiewicz n° 5 (une anthologie) et l’étude de Krzysztof Pomian dans Critique n°440-441 intitulée « Les Polonais malgré tout » (1984).
[20] Les Boutiques de cannelle, Paris, Denoël, p. 39. Les contradictions, les paradoxes philosophiques de Schulz sont très justement analysés par Gombrowicz en 1961 (Journal II, p. 213-214).
[21] Lire plus haut « L’histoire de la philosophie à rebours ».
[22] Aucun texte à ce jour d’aucun autre auteur n’atteint la pénétration de ce que chacun des Trois Mousquetaires a pu écrire sur les deux autres.
[23] « Englouti » peut-on aussi traduire.
[24] Journal II, p. 219-220.
[25] À cause de la place du corps et de cette sorte d’anthropologie sauvage, on peut voir en eux une version polonaise, anticipée et plus radicale du Collège de Sociologie (Bataille, Caillois, Leiris, Klossowski) qui en France s’oppose non seulement à la littérature dominante mais aussi au surréalisme. Une autre correspondance peut-être esquissée avec Wilhelm Reich et sa « psychologie de masse du fascisme ».
[26] Journal I, p. 343 et sq.
[27] Cahiers Witkiewicz n°1 et n° 2. Sur les avant-gardes polonaises, lire « L’art organisant la vie et ses fonctions » d’Andrej Turowski dans Présences polonaises, le catalogue de son exposition à l’Hôtel des Arts de Toulon en 2004 : Fin des temps ! L’histoire n’est plus, le catalogue Der Neue Staat de Vienne et les publications du musée de Lodz.
[28] Kantor dira : « Ce qui dominait, pendant mes études à l’Académie des Beaux-Arts, c’était l’abstraction, le suprématisme. Les Tchèques eux connaissaient le surréalisme, mais les Polonais étaient beaucoup trop catholiques pour être influencés par le surréalisme. André Breton était venu à Prague, jamais à Varsovie ou à Cracovie » (Entretiens, Paris, Ed. Carré, 1996).
[29] Nietzsche, Le Cas Wagner : « Par quoi toute décadence littéraire est-elle caractérisée ? Par le fait que la vie ne réside plus dans l’ensemble. Le mot devient souverain et fait un saut hors de la phrase, la phrase grossit et obscurcit le sens de la page, la page prend vit au détriment de l’ensemble, – l’ensemble n’est plus un ensemble […] L’ensemble est du reste entièrement dépourvu de vie : c’est une agglomération, une addition artificielle, un composé factice. »
[30] Qui inclut par avance sa transgression : le portrait « de type C» est « sans prix », intermédiaire avec la Forme pure ? Vers 1980, si 1 100 étaient connus, on estimait leur nombre à 3 000. La chose est curieusement réduite par certains commentateurs (comme Anna Zakiewicz, qui persiste et signe dans le tout récent catalogue du Musée de Quimper sur les peintres polonais en Bretagne) à un souci financier ou à la singerie d’un épisode du livre de Roman Jaworski, La Troisième heure (1908). Sur Witkacy peintre, lire le Cahier Witkiewicz n°2: «Witkiewicz et la peinture ».
[31] Préface de L’Adieu à l’automne, de L’Inassouvissement, épigraphe empruntée à Sienkiewicz des Narcotiques et des Âmes mal lavées posthume : « Ce livre est un bizarre mélange de toutes sortes de matières ». «(…) Imagine un Gogol qui serait venu après Rimbaud et pas seulement après Rimbaud, mais après Marinetti, après le futurisme, après Maïakovski », dit Wat dans Mon siècle, cit.
[32] Lire le Salon de 1859 (Baudelaire) qui noue invention de la photographie et instauration de la démocratie : « S’il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude. »
[33] Je songe aussi bien à la visite au Louvre relatée dans le Journal en 1964 qu’à la Correspondance en 1968-1969 avec Jean Dubuffet (Gallimard).
[34] Sur l’art de Schulz, lire « Dessins et gravures de Schulz, filiations et parentés » d’Irena Kossowska dans le Catalogue Schulz du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (Serge Fauchereau dir.), Paris, Denoël, 2004.
[35] Qui structurellement (dans une tout autre configuration littéraire et nationale) n’est pas sans évoquer l’Aragon du Paysan de Paris. Il y a chez Schulz du « Paysan de Drohobycz »… un surréalisme radical reprenant le romantisme allemand. De la même façon, il y a chez Witkacy et Gombrowicz un existentialisme absolu (comparé aux versions françaises).
[36] Pour une juste description de l’art de Schulz, lire Jan Blonski, « Bruno Schulz l’hérésiarque » dans Art-press n°71 juin 1983, ainsi que Alfred Sproede, « Expérimentations narratives après la fin de l’avant-garde » dans Littérature polonaise du XXe siècle (Hanna Konicka et Hélène Wlodarcyk dir.), Institut d’études slaves, 2000.
[37] Journal II,p. 158.
[38] F. Kafka, Journal (1911), Le Livre de poche, p.29.
[39] Sur la montagne magique de Zakopane, lire le texte de Gombrowicz dans Varia II. Se rappeler que le dernier roman, Cosmos, se déroule au pied du mont Giewont.
[40] Entre autres dans le Journal II en 1961, lorsqu’il commente ses rapports avec Schulz (p. 215-216).
[41] Sur l’aventure encore peu connue des peintres polonais en Bretagne autour de Slewinski (1856-1918), voir le récent catalogue de l’exposition du Musée de Quimper (2004).
[42] Sur les romans de Witkacy, lire « Roman initiatique et fiction politique » de Jan Blonski dans le Cahier Witkiewicz n° 4 et « L’exercice du roman chez Witkiewicz » de Pascal Dethurens dans Mythologie polonaise (Rubes, Van Crugten dir.), Complexe, Bruxelles, 1998.
[43] L’Inassouvissement, p. 73.
[44] Maurice Nadeau dans le catalogue Présences polonaises.
[45] Pour une version goy de la même histoire, je renvoie à La Terre de la grande promesse (le livre de Reymont, le film de Wajda sur Lodz).
[46] Cherchant au Kunstmuseum de Vienne les tableaux qui avaient pu impressionner Schulz durant la guerre, je suis tombé en arrêt devant une toile de Patoni : Le fils prodigue qu’il a pu voir. Je ne connais pas de meilleure image du fantasme goethéen du jeune Bruno.
[47] Reprenant les métaphores équestres nationales (et inversant au passage l’une des grandes images schulziennes originelles, Erlkönig de Goethe): « Le vieux Père à califourchon sur son poulain dont il tire la bride à sa guise, c’est fini ! » Selon Kot Jelenski, il y a dans la langue des livres de Gombrowicz une véritable ethnographie du Polonais (Rita Gombrowicz, Gombrowicz en Europe, Paris, Denoël, 1988).
[48] Voir l’article de Wlodzimierz Bolecki, «Witkiewicz était-il antisémite ? » dans Mythologie polonaise, op. cit.
[49] Correspondance et essais critiques, cit., p. 162 et 215.
[50] Dans le prolongement de La Noce de Wyspianski, la fin des Souvenirs de Pologne raconte bien comment le jeu avec les formes goys-juifs (maîtres-esclaves) permet au jeune hobereau de mimer l’impossible fra-ternisation avec les Juifs de la région de Sandomir, allant même jusqu’à l’inversion des rôles. Sur le sujet, une fois de plus lire aussi Une autre Europe de Milosz. Bruno Schulz peut en effet écrire : « Comment votre blonde âme slave pourrait-elle suivre les chemins compliqués, tortueux sur lesquels s’aventure mon âme obscure et sinueuse, pleine de n œuds et d’intersections bizarres ? » Lettre du 5 juin 1934 à Zenon Wasniewski.
[51] Arthur Sandauer dans Les Temps modernes n° 1548, août 1959 : « Depuis le temps de Rej sous la Renaissance, aucun rayon intellectuel n’est venu effleurer notre érotisme qui demeure imperturbablement normal et, par là même, fort peu spiritualisé. »
[52] Parenthèse : une grande partie de l’art polonais contemporain me semble dans cette filiation d’une interrogation sur le corps, sexué-national-artistique : qu’on songe tout récemment à Artur Zmijewski, à ses photos de corps recomposés et vidéos sur les « corps d’armée » (on a pu les voir en France en 2004 au Passage de Retz et à l’Hôtel des Arts de Toulon).
[53] Au passage, selon les témoignages de ses proches, il connaissait bien les livres de Sacher-Masoch, galicien comme lui, qui a laissé une œuvre abondante consacrée au monde juif.
[54] Jerzy Ficowski, Bruno Schulz. Les Régions de la grande hérésie, Paris, Noir sur blanc, 2004, p. 82.
[55] Witkiewicz : « Son prénom était Witold et son nom Gombrowicz / comme ça il avait l’air d’un bien simple quidam / Mais en lui une étrangeté farouche, non consciente d’elle-même / Ah ce cheval un jour fera un fier poulain ! » En 1935, en réponse à une enquête, Gombrowicz dévoile que ses goûts le portent vers Joyce, Nalkowska et le théâtre de Witkacy. En 1967, sa préface à L’Inassouvissement est ambivalente : «L’Inassouvissement est tout aussi catégorique dans sa lucide folie que d’autres œuvres douloureuses, celles de Joyce, de Céline, de Lautréamont ou de Kafka qui ouvrirent les portes aux démons de notre époque […] une soupe où les morceaux de bonne viande, les scènes somptueuses se noient souvent dans un bavardage stérile, un radotage maniaque. »
[56] De Schulz ne nous est parvenu que cette réaction, dans une lettre à sa meilleure amie : « Une chose insignifiante ; je me demande pourquoi on en a tant parlé. »
[57] Sur le sujet, je renvoie au premier ensemble réalisé en 1983 par Denis Bablet sur Kantor dans Les Voies de la création théâtrale I, cit., p. 21 à 24.
[58] Sur cette campagne – son déclenchement un jour de mars 1968, pris comme le Bloomsday chez Joyce pour le cadre du roman tout entier –, lire le foudroyant roman total sur l’histoire contemporaine polonaise : La Forêt forteresse d’Andrzej Zulawski (Paris, Stock, 1994), dont en France, l’ œuvre littéraire est plus méconnue encore que l’ œuvre cinématographique. Lire aussi Daniel Beauvois, La Pologne, cit., p. 415-431.
[59] À la journaliste Caroline Alexander qui lui demande s’il est juif, il répond : « Non, je ne suis pas juif. Ni de près ni de loin. Mais à force d’entendre dire que je suis, je me considère comme tel » Les Cahiers de l’Est n°12-13, « Théâtres à l’Est », éditions Albatros, 1978.