« L’Eglise, le communisme, la psychanalyse, trois internationales, trois empires » (Elisabeth Roudinesco)

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[Cet article est paru originellement dans la Quinzaine littéraire n° 472 du 1er mai 1986.]

 

Jean-Pierre SalgasDe quand date l’idée de ce livre ? De l’époque du groupe de René Major, Confrontation, comme vous le dites, ou de plus loin ? Page 260, on apprend qu’une enfant de neuf ans, qui est vous, dîne par hasard avec Lacan, qui est venu voir sa mère psychanalyste et son beau-père. On est en 1953, à la veille du Discours de Rome.

Elisabeth Roudinesco — Il est possible que cette scène ait joué un rôle dans mon subconscient. Je ne l’exclus pas. Cela dit, c’est ma mère qui me l’a rappelé… Non, je crois que c’est vraiment vers 77-78 que j’ai senti qu’il fallait écrire cette histoire, parce qu’on nageait dans le dogmatisme, qu’on ne pouvait plus faire de théorie, alors qu’il y avait eu de très grands moments théoriques, l’époque que j’appelle Front rouge et années de braises… Et je pensais que je pouvais l’entreprendre parce que j’étais à la fois dedans et dehors. J’ai participé à toute cette histoire plutôt comme spectatrice, puisque ma principale activité était d’écrire. J’avais un regard divisé, qui m’empêchait de « marcher » dans toutes les aventures.

J.-P. S.La théorie doit passer par l’histoire parce que « tout est à recommencer », pour reprendre le dernier mot du livre. Je me demande si la division de votre regard ne venait pas aussi de ce que vous voyiez la psychanalyse à partir du marxisme et vice-versa. Et si d’ailleurs l’unique précédent d’un tel travail, peut-être sans précédent, n’est pas la préface d’Althusser à Pour Marx.

E.R. — Ce texte a été un des moments déterminants de ma vie. Je me souviens, j’étais à Alger, je me suis dit : il faut que je rencontre l’auteur ! Je me rappelle le passé simple employé par lui. Moi, j’écris toujours au présent de narration, mais pendant tout le livre j’ai pensé à ce passé simple. Parce que mon problème était le même : la nostalgie, le temps perdu à retrouver. Il fallait faire resurgir un monde endormi.

Pour le premier volume, j’avais surtout pensé à la Bataille de Bouvines de Duby, et à la Route des Flandres de Claude Simon. Je leurs avais emprunté les notions de bataille et de guerre, à Claude Simon l’idée de plus grande défaite — ce sont les vaincus qui m’intéressaient — et à Duby l’héroïsme dans la bataille. Cette fois-ci, mes modèles étaient plutôt Proust, à cause du temps et aussi du fourmillement des personnages — je le relisais en écrivant — et Alexandre Dumas, pour l’héroïsme encore.

J.-P. S.Vous écrivez plus comme Alexandre Dumas que comme Claude Simon. On est frappé par le côté « feuilleton » de cette somme théorique-historique. J’irai plus loin : par son côté superproduction. On assiste là à la rencontre d’Hollywood et de la coupure épistémologique… Non seulement vous donnez aux chapitres des titres de films, mais vous montrez comment les meilleurs disciples américains de Freud s’appellent Hitchcock, Chaplin, Kazan, Minnelli, Ray…

E.R. — Sur le premier point, attention : quand je parle de modèles, il ne s’agit pas de modèles d’écriture, mais de modèles signifiants ! Cela dit, je pense que l’écriture romanesque était nécessaire, compte tenu à la fois du côté aride des concepts et de la perception par le public du monde de la psychanalyse comme milieu ésotérique. Le romanesque permet, sans rien céder sur la question conceptuelle et doctrinale, de faire sentir l’aspect saga de cette histoire. D’autant plus fort qu’en France, et en France seulement, la psychanalyse a traversé toute la culture.

Sur le second point, ma première culture est cinématographique et j’ai toujours estimé que l’histoire de la psychanalyse devait avoir une allure hollywoodienne. Par ailleurs, j’ai toujours été frappée qu’aux Etats-Unis, le cinéma d’après 1940 donnait une image de la splendeur du freudisme beaucoup plus grande que la théorie de l’ego psychology ! Il joue là-bas le rôle que joue ici le milieu littéraire des années 20.

J.-P. S. — N’est-ce pas là aussi une façon de poser d’autres légitimités, de répondre aux critiques qui vous seront faites de n’avoir pas fait une « biographie psychanalytique » de Lacan ? Dans cet ordre d’idées, j’ai remarqué aussi que vous utilisiez le terme « feuilleton » pour décrire aussi bien la thèse de Lacan sur Aimée, que la lecture kojévienne de Hegel. Aimée et Kojève, qui deviennent sous votre plume les vrais parents de Lacan…

E.R. — Je ne sais pas ce que pourrait bien être une conception psychanalytique de la biographie… D’autre part, je pense qu’il n’y a pas de biographie possible de Lacan. Lacan n’est pas Sartre. Il s’est identifié à un tel point au mouvement psychanalytique qu’il n’a pas de biographie. Une biographie suppose que l’on raconte une vie privée, et que cette vie privée ait un intérêt. Bien sûr, on peut écrire quinze pages d’anecdotes. Reste que la vie de Lacan, ce sont les heures passées à travailler sur le séminaire ou en séances, dont il avait fait un laboratoire de la psychanalyse. Il faut comparer sa vie à celle d’un écrivain qui aurait tout mis dans ses livres, comme Claude Simon par exemple.

Lacan n’est pas Freud non plus. Freud était un savant du XXe siècle, qui a dû démontrer à la communauté savante l’existence de l’inconscient, et donc déballer sa propre histoire. Lacan, lui, prend pour objet un discours déjà établi. Sa biographie, c’est le retour à Freud, et je crois qu’elle est dans le livre. Ce que j’espère avoir mis en évidence, c’est qu’à l’inverse de la version inventée par les dogmatiques, l’histoire du lacanisme n’est pas que l’histoire de ses refontes internes. Lacan a su puiser à toutes les formes de la culture, et les intégrer à sa pensée.

J.-P. S.Vous refusez les facilités ou les impossibilités « biographiques ». Reste que votre livre est une mine d’informations inédites. Parmi celles-ci, le fait que Lacon ait tenté en 1953 de rencontrer Pie XII, et dans les années 70 eut des velléités d’aller voir Mao…

E.R. — Il y une analogie entre l’Eglise, le communisme et la psychanalyse : ce sont les trois internationales ! Les trois empires. Si Freud n’avait pas fondé une internationale, il n’y aurait pas d’histoire de la psychanalyse possible. Lacan l’avait très bien compris, et aussi qu’il ne servait à rien d’opposer une internationale à une autre. Il fallait s’appuyer sur les institutions existantes pour faire exister la psychanalyse. C’est là qu’il est un grand homme politique. Il ne veut pas rencontrer le pape parce qu’il est fou. Il veut le rencontrer pour faire passer sa doctrine dans l’Eglise ! .Il y a d’un côté la littérature, de l’autre la philosophie, et puis les grandes institutions : en France, tout a été traversé par la psychanalyse.

J.-P. S. — Grâce à Lacan ?

E.R. — Non, ce serait plutôt l’inverse. C’est cette particularité de la France qui a rendu Lacan possible.

J.-P. S.Venons-en à la littérature et à la philosophie. Vous retracez très longuement l’introduction du freudisme en France par la voie littéraire (les surréalistes, Rolland, Jouve, Gide…) en replaçant le jeune psychiatre Lacan dans cette constellation. Reste qu’ensuite vous privilégiez très nettement ses débats avec les philosophes, et à l’intérieur de la philosophie Hegel via Kojève sur Heidegger.

E.R. — Lacan n’a jamais eu ce rapport corporel, physique, qu’avait un Freud à la littérature. Qu’il ait été lui-même un écrivain n’y change rien : il a surtout cherché dans la littérature une illustration de sa doctrine. En revanche, il était un grand lecteur de traités philosophiques, logiques, mathématiques… Alors oui, j’ai privilégié, à côté de la psychiatrie et du surréalisme, l’hégélianisme kojévien, puis le structuralisme. En ce qui concerne Heidegger, je n’ai pas le sentiment qu’il ait été plus heideggérien que la totalité de l’intelligentsia contemporaine. Tous sont traversés par le message heideggérien. Il lui emprunte peu de concepts comme il le fait à Kojève, Saussure ou Lévi-Strauss.

J.-P. S. — Il y a tout de même des textes comme la Science et la Vérité… Un autre étonnement, si l’on s’en tient à l’image traditionnelle de Lacan, est le peu de place que vous faites à Bataille dans cette histoire.

E.R. — Il s’agit là d’une position délibérée et théorique. Je crois que toute la génération Bataille-Breton-Lacan, etc., s’est nourrie aux mêmes sources. On ne peut parler d’emprunt des uns aux autres. Il y a un fonds commun qui tourne autour de la folie féminine. On ne peut d’autre part rien déduire des liens de famille. Comme disait Althusser, les concepts ne se cachent pas dans les lits. Que Lacan ait épousé l’ex-femme de Bataille n’a aucune importance théorique. C’est comme la rencontre personnelle avec Heidegger : on sait qu’ils ne se sont rien dit. Ce qui ne veut pas dire que Lacan ne lui ait rien emprunté.

Le rôle de Derrida

J P. S.Pour l’histoire de la psychanalyse en France, dites-vous page 395, le projet derridien vient renouveler en partie la geste surréaliste. Est-ce que vous ne majorez pas le rôle de Derrida dans l’histoire de la psychanalyse, lui faisant tenir lieu à la fois de Heidegger, de Bataille un peu, et de Tel Quel ?

E.R. — Non, je crois qu’il tient une place considérable dans cette histoire. Parce qu’il est celui qui a constamment pensé la philosophie avec la littérature. Il donne son corps de doctrine à Tel Quel. Et parce que, de là, il interroge sans cesse le freudisme : il n’y a pas un texte de lui qui ne soit en référence à Freud, à la fois très proche de Lacan et complétement éloigné. Et puis, il est présent à nombre de tournants de l’histoire : Tel Quel, mais aussi le mouvement des femmes, larencontre avec Confrontation… Je n’ai cependant pas fait son portrait parce que j’ai plutôt insisté sur l’œuvre.

Vous aurez remarqué inversement qu’il m’arrive de faire des portraits de personnages qui, en tant que tels, ont une dimension théorique énorme : Althusser, par exemple, qui intervient pour accueillir Lacan à la rue d’Ulm. Sans lui, le courant millerien n’existerait pas ! Ou Henri Ey, sans qui, il faut le rappeler, Lacan ne serait même pas pensable : nourri aux mêmes sources que lui, il a refondu la psychiatrie sur des bases humanistes.

J.-P. S.Vous reproduisez son intervention courageuse en 1969, à Toulouse, sur l’Histoire de la folie de Foucault qui signe son propre arrêt de mort intellectuel. A ce propos, comment expliquez-vous la position de Foucault par rapport à la psychanalyse ? On sait, je pense au récent témoignage de Maurice Pinguet dans le Débat, qu’il connaissait parfaitement Freud et Lacan, or il l’évite toujours soigneusement. Il est peu présent dans la Bataille de cent ans.

E.R. — Il l’est plus que tout le monde ! Roudinesco n’existerait pas sans Foucault. Il est le maître pour mon histoire, bien plus que Lacan. L’idée même de faire une histoire de la psychanalyse comme je l’ai faite, je songe surtout au premier tome, ne pouvait se concevoir qu’après des livres comme Naissance de la clinique ou Histoire de la folie. Certes, le projet d’une histoire de la psychanalyse n’était pas foucaltien. Mais, j’ai tenté d’introduire du Foucault à l’intérieur de ce projet. Pour le reste, je pense que si Foucault s’était confronté Freud et à Lacan, il n’aurait pas pu écrire. Ses objets sont les mêmes que les leurs : la folie, le crime, la sexualité. Les conditions pour qu’il puisse en parler était qu’il mette à l’écart les systèmes déjà constitués et reprenne ces objets dans leur émergence. Mais il est peut-être celui qui a le mieux lu Freud et Lacan.

J.-P. S.Littérature et philosophie encore. Au terme de votre étude des rapports Lacan-Tel Quel, vous dressez, page 535, une liste des « grands livres » qui, écrivez-vous, « témoignent de l’émergence de la thématique lacanienne dans la littérature entre 1962 et 1981 ». Votre liste (Laporte, Maurice Roche, Perec, Guyotat, Denis Roche, Sollers) surprend. Plus encore l’idée même d’une telle liste. Peut-on mesurer cette émergence comme celle du freudisme ? En revanche, n’était-il pas possible de la déceler dans la Nouvelle Philosophie ? Vous parlez de transformation radicale du statut de la pensée et de « victoire de l’ignorance médiatique sur le savoir universitaire ». N’appartient-elle pas aussi à l’histoire du lacanisme ? Lardreau-Jambet et Lévy ne faisaient que reprendre sous forme de mots d’ordre quelques formules de Lacan sur le maître ou le monde après les avoir dépouillées de tout le procès de la pensée…

E.R. — Pour la littérature, le problème est très complexe. Il faut distinguer deux choses : les énoncés théoriques de Tel Quel et la production des textes littéraires. Etaient-ils, ces textes, ou non, traversés par les interrogations lacaniennes, ou par celles du freudisme ? Le problème était d’autant plus complexe que l’aventure Tel Quel était le symptôme de ce qui se passait ailleurs dans la littérature en dehors du groupe. Il aurait fallu comparer avec les surréalistes, montrer la persistance, malgré les différences, du modèle de la Révolution d’Octobre côté marxiste et, à l’opposé, du côté de la psychanalyse, les conséquences du déclin de la psychiatrie dynamique, qui modifie le rapport des écrivains à la clinique : les surréalistes fréquentaient les hôpitaux, pas les Tel Queliens. Tout cela aurait nécessité une cinquantaine de pages… D’autre part, je n’avais pas le recul suffisant pour circonscrire les textes littéraires déterminants pour cette époque. J’ai donc choisi de m’en tenir à des hypothèses et de laisser la question ouverte. Pour la « Nouvelle Philosophie », je crois qu’il faut séparer les textes de Lardreau et Jambet des autres. Il est incontestable qu’ils sont avec Milner les seuls de ce courant à avoir fait passer dans leurs interrogations proprement philosophiques quelque chose du message lacanien. Mais là encore, je ne suis pas sûre d’avoir eu le recul nécessaire.

« Lacan était un théoricien considérable. Je crois qu’on va s’en apercevoir de plus en plus dans les années qui viennent. »

J.-P. S.Votre livre paraît alors que Lacan et la psychanalyse sont contestés de divers côtés : ici Verdiglione sert à construire l’image du psychanalyste-charlatan. On se sert de lui contre Lacan, là, les philosophes du « retour à Kant » nous proposent de ranger l’inconscient au rayon des accessoires d’importation germanique. Tout est-à recommencer ?

E.R. — Lacan était un théoricien considérable. Je crois qu’on va s’en apercevoir de plus en plus dans les années qui viennent, et pas forcément dans les domaines où on s’y attend le plus. Verdiglione est un escroc. Ce n’est pas pareil. C’est précisément pour se garantir contre des gens comme lui que les sociétés psychanalytiques se constituent en associations où les cotisations sont payées par les psychanalystes eux-mêmes et non par les patients. Un psychanalyste comme Lacan peut s’enrichir, mais cela relève de la profession libérale. Jamais l’argent des patients n’a servi à une quelconque fondation ! Les sociétés psychanalytiques doivent comme les autres rendre des comptes. Ce qui est, en revanche, intéressant dans le cas de Verdiglione, c’est qu’il ait pu drainer une partie de l’intelligentsia à ses colloques. Témoignant par là même de la crise de l’université, et d’une transformation en profondeur de la culture française dans le sens de la médiatisation. Pour ce qui concerne les autres attaques contre Lacan, j’y vois plutôt un signe du progrès du lacanisme en France. Que notre époque soit imbécile, c’est certain ! Les surréalistes nous manquent ! Mais n’oublions pas que c’est au moment où, en France, on traitait Freud de « sale Boche », que la pénétration de la psychanalyse a pu se faire. La pire des choses serait le silence ou l’oubli.

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