Louis-René des Forêts : né Paris en 1918. Enfance mi-parisienne, mi-berrichonne. Pensionnaire dès l’âge de 9 ans. Vocation rentrée de marin, puis, plus tard, de musicien. Etudes de droit et de sciences politiques à la veille de la guerre. Mobilisé. Résistance. Travaille dans l’édition (à partir de 1953, chez Gallimard, d’abord à l’Encyclopédie de la Pléiade, puis au comité de lecture). Quatre livres : deux romans, les Mendiants (1943) et le Bavard (1946). La Chambre des enfants, des nouvelles, en 1960. Un poème, les Mégères de la mer, en 1967. Vit la moitié de l’année à Paris et l’autre dans le Berry. Travaille à un livre : Ostinato, qu’il décrit comme « infini », et qui comprendra six parties. La NRF de janvier a publié un long fragment de la première, et des courts extraits de la sixième.
Jean-Pierre Salgas : Un des fragments d’Ostinato, que vient de publier la NRF, fait allusion à vos lectures d’enfant. Quels sont les souvenirs de cette époque ?
Louis-René des Forêts : Le passage dont vous parlez fait peut-être allusion à un livre qui, enfant, m’avait tout à fait envoûté, d’un auteur de romans d’aventures à l’usage de la jeunesse qui s’appelait Arnould Galopin : le Petit chasseur de la pampa. Je l’ai parcouru récemment sans rien y trouver de ce qui m’avait subjugué. De façon générale, les lectures que je faisais à l’époque étaient le plus souvent orientées vers la mer. Un exemple : Jules Verne. Il y avait toute son œuvre dans la bibliothèque de la maison familiale, mais je n’ai lu et relu que Vingt mille lieues sous les mers. Le capitaine Némo me paraissait un personnage mystérieux, captivant… Je me souviens aussi du Corsaire rouge de Fenimore Cooper et d’un ouvrage historique sur la bataille navale du Jutland. Mais plus encore d’une trentaine de gros volumes, admirablement illustrés, que possédait mon père, des récits d’explorations et de voyages entrepris au XIXe siècle dans tous les pays du monde. C’étaient des livres sérieux, pas du tout destinés aux enfants : j’ai absolument tout lu…
J.-P. S. : Vous avez été mis très jeune en pension. Les lectures ont dû s’en ressentir…
L.-R. des F. : Au collège, il n’était permis de lire que des ouvrages orthodoxes, généralement d’édification. Les livres devaient porter le tampon de la censure. Alors, les vraies lectures étaient clandestines : les Fleurs du mal, et Shakespeare : je crois que ce fut mon plus grand choc. Je l’ai lu en entier. Je me rappelle aussi avoir lu le théâtre de Goethe. Et Chateaubriand qui, lui, était autorisé, mais pas le meilleur: les Martyrs, le Génie du christianisme. Ni les Mémoires d’outre-tombe, ni l’admirable Vie de Rancé que j’ai lu bien plus tard.
J.-P. S. : Vous ne citez pas la Bible. Et j’ai été frappé que vous ne la mentionniez pas non plus dans votre réponse à l’enquête publiée en 1956 par Queneau sur la « Bibliothèque idéale »…
L.-R. des F. : C’est un oubli parmi beaucoup d’autres. Je la mettrais aujourd’hui, d’autant plus qu’ont paru depuis lors de très belles traductions. Je l’ai lue, entre autres, dans une traduction anglaise si admirable qu’on la dirait écrite directement dans cette langue… Mais dans ce collège religieux, la Bible était parfaitement ignorée, sans doute parce qu’elle était tenue pour suspecte. On étudiait l’histoire sainte, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Il n’empêche que j’étais passionné par cette histoire, même dans sa version niaise et édulcorée.
J.-P. S. : La lecture, ou tout au moins le personnage du lecteur, nous y reviendrons, occupe une grande place dans votre œuvre. Avez-vous pour autant le sentiment que c’est elle qui vous a mené à l’écriture ?
L.-R. des F. : Je crois que si on n’avait pas lu, on n’écrirait pas ! En tous cas, pour moi, c’est évident. Dans les quelques écrits d’enfant que j’ai gardés, je retrouve l’influence de Baudelaire. Et j’ai écrit quantité de tragédies « à la manière de » Shakespeare…
J.-P. S. Votre premier texte publié, les Mendiants, est un roman, en 1943. Quelle a été la part des lectures dans son élaboration ?
L.-R. des F. : Vous savez qu’on m’a beaucoup reproché l’influence de Faulkner. C’est bien entendu vrai, mais en partie seulement: j’ai lu Faulkner quand j’étais à mi-chemin de ce travail. Non, le procédé qu’on a dit inspiré par Tandis que j’agonise m’a été en réalité suggéré par la lecture de Myrte, de Stephen Hudson, un romancier anglais très peu connu, qui avait été, je crois, le premier traducteur de Proust en Angleterre. En plus que de Faulkner seul, il faudrait parler d’une influence de tous les romanciers américains, notamment de Dos Passos et de Sherwood Anderson. On a difficilement idée de l’extraordinaire fascination qu’ils ont exercée sur les lecteurs de ma génération. Dès ma première lecture de Faulkner, j’ai éprouvé le désir — je suis toujours comme ça quand je découvre un auteur — de tout lire, et de lire tous ses contemporains. En France, il y avait bien quelqu’un qui présentait avec eux une certaine affinité : c’était Malraux — j’aimais l’Espoir pour des raisons qui tenaient surtout au fait que les événements tragiques de la guerre d’Espagne y étaient décrits sur le vif, mais je dois dire que cet auteur ne m’a jamais subjugué, ni à cette époque ni plus tard.
J.-P. S. : Et Céline ? Et le Gide des Faux-Monnayeurs, le Queneau du Chiendent ?…
L.-R. des F. : C’est vrai, j’avais lu les Faux-Monnayeurs très jeune, avec beaucoup d’intérêt. Je trouve aujourd’hui ce roman très froid, très fabriqué et, somme toute, assez plat. Chez Faulkner, il y avait une langue, et elle passait même en traduction. Quant à Céline, il n’y avait pas encore les œuvres qu’on a pu lire par la suite, qui sont tout de même d’une force saisissante, malgré les réserves que l’on peut faire sur l’esprit qui les anime… De Queneau, je ne connaissais alors qu’Un rude hiver.
J.-P. S. : Vous connaissiez Joyce aussi…
L.-R. des F. : Oui et ç’avait été un très grand choc, plus que Faulkner, et bien antérieur. Je vais vous raconter une anecdote: je devais avoir 17 ans. J’avais lu un article sur Ulysse. A l’époque, il coûtait 90 francs, une grosse somme pour un livre ! J’ai fait des économies et me suis rendu chez Adrienne Monnier, rue de l’Odéon. Quand je lui ai demandé Ulysse, elle m’a dit : « Adressez-vous à ce monsieur qui est là. Il va vous le donner » Celui-ci a été le chercher au fond de la boutique, et l’a recouvert soigneusement avec du papier cristal. Je suis parti avec Ulysse qui, je dois dire, m’a beaucoup déconcerté à première lecture. C’est ensuite que je l’ai beaucoup lu et relu. Trois semaines après, Adrienne Monnier m’a dit : « Vous savez, le monsieur qui vous a donné le livre l’autre jour, c’était James Joyce lui-même ! » J’ai longtemps gardé cet exemplaire avec son papier cristal qui a fini par tomber en lambeaux ; j’ai fait relier alors le livre dans une reliure souple, une reliure de Bible… Par la suite, je voyais souvent Joyce, de ma fenêtre, passant dans la rue au bras de sa femme, avec sa canne. Il habitait rue Edmond-Valentin, et mes parents avenue Bosquet, tout à côté.
J.-P. S. : Aucun grand choc donc avant-guerre parmi les Français !
L.-R. des F. : Si, j’ai été très impressionné, lors de leur parution, par la Nausée et par l’Age d’homme de Michel Leiris avec lequel je me suis lié d’amitié par la suite. Sinon, je voudrais parler de quelqu’un, qui est aujourd’hui injustement méconnu, que j’ai découvert à quinze ans et auquel je suis tour jours resté fidèle. C’est Suarès. Dans la bibliothèque de mon père, j’avais trouvé trois volumes d’un ouvrage intitulé Sur la vie, recueils variés de descriptions, de portraits, de textes critiques… Ensuite, j’ai tout lu de cet auteur. Je l’ai aimé passionnément, avec ses injustices, ses dénis, son côté un peu corseté ou emphatique surtout sensible dans ses ouvrages lyriques. Mais c’est un très grand critique, qui m’a donné le sens des valeurs et élargi le champ de mes lectures. Personne n’a parlé comme lui de Stendhal, de Chateaubriand, de Baudelaire… Or, son œuvre est totalement occultée. Quand j’étais au comité de lecture chez Gallimard, je voulais qu’on publie un choix de ses essais critiques ; eh bien, je me suis aperçu qu’en dehors de Caillois, personne ne l’avait lu I Et puis il y a une œuvre posthume considérable, qui dort dans le fonds Doucet et laquelle on ne peut avoir accès, notamment un volumineux manuscrit sur Bach. Je trouve cette situation un peu irritante.
J.-P. S. : Vous ne parlez pas du surréalisme. Or, j’ai été frappé que dans votre texte sur la Littérature aujourd’hui, en 1962, dans Tel Quel, vous citiez Breton comme un « maître », à l’égal de Bataille, Blanchot et Leiris…
L.-R. des F. : En effet. J’avais lu Nadia et l’Amour fou juste avant-guerre, mais c’est dans les années 43 que je me suis intéressé davantage à Breton. J’admire sa langue : on peut la trouver démodée, je la trouve superbe. C’est Bossuet ! Une langue très élaborée, avec énormément d’incises, de subordonnées… Je peux dire que le Bavard a été écrit sous les influences conjuguées de Thomas de Quincey et de Breton : il y a même une phrase de Breton cachée dans le Bavard. Je ne me souviens plus laquelle. Mais, vous savez, ce n’est pas la seule : il y en a une de Benjamin Constant, une de Kleist aussi, tirée d’un texte de lui qui s’appelle l’Elaboration de la pensée par le discours, et qui a été traduit par Jacques Decour dans Mesures : ce texte admirable m’a certainement stimulé l’époque où j’ai entrepris le Bavard…
J.-P. S. : Vous vous souvenez des raisons qui vous ont poussé à inclure ainsi vos lectures dans votre écriture ?
L.-R. des F. : C’est ce qu’on appelle du pillage, mais je pensais qu’il fallait piller, que la littérature ne fonctionnait que comme ça. Je pensais que tout était à tout le monde, qu’il fallait simplement utiliser le bien commun dans le sens d’une recherche personnelle. Je l’ai donc fait sans scrupule !… Et puis je crois aussi que ça rentrait dans le projet souterrain de ce texte. Cela dit, la citation la plus longue est celle de Kleist. Pour les autres, c’est quelquefois très peu de chose.
J.-P. S. De façon plus immédiate, le Bavard fait penser à Bataille et au Dostoïevski des Notes d’un souterrain. Vous le connaissiez ?
L.-R. des F. : Bien sûr. Dostoïevski, je l’avais lu vers 17-18 ans. Quant à Bataille, à l’époque, j’ignorais tout de lui, mais je venais de lire son premier ouvrage publié, l’Expérience intérieure, qui m’avait profondément bouleversé, et c’est peu après que devait paraitre sur ce livre, dans les Cahiers du Sud, le méchant article de Sartre qui m’a, je puis bien le dire, à jamais détourné de celui-ci.
Dans l’immense éventail des auteurs que j’aime, il y en a quatre pour qui j’ai gardé une prédilection sans faille : Shakespeare, Pascal, Rimbaud, Hopkins. Ils ont quelque chose en commun : l’éclat, l’audace, et la densité abrupte de la langue.
J.-P. S. : Vous pourriez citer les « arrière-textes » de la Chambre des enfants avec autant de précision que ceux du Bavard ?
L.-R. des F. : Non, le livre a été composé sur trois ou quatre ans. Je ne sais plus ce que je lisais alors, et de toute façon je ne pense pas qu’il y ait des « arrière-textes » dans ces récits.
J.-P. S. : De façon générale, comment s’articulent, dans votre travail, lecture et écriture ?
L.-R. des F. : Il y a moins de liens qu’on ne pourrait le croire. Quand j’écris, je lis très peu. Ou alors pour m’entrainer : un livre qui, sur le plan de la langue, correspond un peu à l’idée que je me fais de ce que je voudrais entreprendre. Cela dit, qu’est-ce que travailler ? Je ne sais pas bien. Travailler, c’est aussi ne pas travailler: on se met devant sa page, et parfois on ne fait rien du tout, mais c’est aussi du travail, cette espèce d’attente, de disponibilité.. Et puis il faut dire aussi que je lis beaucoup moins qu’autrefois. Dans ma jeunesse, j’étais un lecteur impénitent, boulimique. Par exemple, pour revenir en arrière, mon père avait une bibliothèque très importante de livres du XIXe : eh bien, à l’époque, j’ai tout lu, le pire et le meilleur. J’ai une connaissance de la littérature du XIXe siècle que je n’ai rencontrée que chez Queneau. Nous avions de longues conversations, où nous nous émerveillions d’avoir lu tous deux certains livres que personne d’autre ne connaissait. Il y a aussi le fait que je ne lis presque plus de romans…
J.-P. S. : Comment expliquez-vous cette défection ?
L.-R. des F. : Je n’en ai plus guère le désir. Peut-être parce que j’ai été pendant dix-huit ans lecteur professionnel de manuscrits. Peut-être aussi parce que j’ai cessé de m’intéresser aux problèmes de technique romanesque qui m’ont longtemps requis, et bien vainement. Non, maintenant, c’est la poésie qui m’est revenue, alors que j’en avais été éloigné par la surenchère qui s’exerçait dans les revues dites résistantes. Je détestais le « troubadisme » combattant d’Aragon et autres. Mais Rimbaud et Mallarmé, je n’ai jamais cessé de les lire.
J.-P. S. : Que lisez-vous en ce moment ?
L.-R. des F. : Edgar Poe, l’édition complète des Marginalia. Je ne suis pas un admirateur inconditionnel de Poe, mais ces textes sont d’une violence critique et d’un humour extraordinaires. Sinon, je viens de lire les derniers livres d’Henri Thomas et de Gérard Macé, la Correspondance de Schoenberg, et un remarquable essai sur Rimbaud, de Pierre Brunei. Et de relire Massignon : Parole donnée. Le texte sur Marie-Antoinette, paru l’origine dans les Lettres Nouvelles, m’avait inspiré d’une façon un peu mystérieuse quand j’écrivais Une mémoire démentielle.
J.-P. S. : Vous parlez de défections successives. Y a-t-il des œuvres qui vous ont toujours fait défaut, dans lesquelles vous n’êtes jamais parvenu à entrer ?
L.-R. des F. : Oui, il y a dans mes lectures au moins une lacune de taille : c’est Balzac I J’ai grand-peine y pénétrer. Par exemple, j’ai essayé à maintes reprises de lire les Illusions perdues — le titre est merveilleux — eh bien, il y a un moment où ça me tombe des mains. Et je ne sais pas pourquoi…
J.-P. S. : Vous avez le même problème avec tous les grands romanciers réalistes ?
L.-R. des F. : Non, pas du tout. J’aime beaucoup Zola, par exemple. A ce propos, je voudrais insister sur une chose dont on ne parle jamais : la localisation des lieux dans le roman. En tant que lecteur, j’ai tendance à situer les lieux ou, si vous voulez, le décor de l’action romanesque, dans des endroits que je n’ai pas revus depuis longtemps : notamment la propriété de ma grand-mère dans le Poitou. Et en d’autres lieux tout imaginaires qui n’ont strictement aucun rapport avec la description donnée par l’auteur. Tout se passe comme si la description ne servait à rien, ou du moins orientait la vision sans jamais réussir à l’imposer. Un exemple: les Hauts de Hurlevent, qui est pour moi le plus beau de tous les romans. Je situe les scènes d’intérieur du livre dans une cuisine I Ça ne va pas du tout, mais je ne peux me défaire de cette projection saugrenue.
J.-P. S. : De quels autres livres diriez-vous qu’ils sont les plus beaux ?
L.-R. des F. : De toutes façons, il ne s’agit pas de jugements de valeur. Mais en général, je me sens proche d’auteurs un peu marginaux. Comme Robert Walser dont j’ai lu l’Institut Benjamenta, lors de sa parution, et depuis tout ce que j’ai pu trouver de lui dans des revues. Ou de livres à l’écart dans une grande œuvre : Billy Bud est pour moi, à tort ou à raison, plus important que Moby Dick. Je relis souvent Melville… Kafka aussi… Dostoïevski, je ne le relis plus… En fait, si je pense à l’immense éventail des auteurs que j’aime; je dirais qu’il y en a quatre pour lesquels j’ai gardé une prédilection sans faille : Shakespeare, Pascal, Rimbaud, Hopkins. En dépit des apparences, ils ont quelque chose de commun, l’éclat, l’audace et la densité abrupte de la langue : tout y semble procéder par bonds. Sauf Hopkins, dont j’ai traduit un choix de lettres dans une période difficile pour moi, je les ai découverts très très jeune, et ils sont restés intacts comme au premier jour.
J.-P. S. : Dans la liste donnée par Queneau, j’avais été frappé par l’absence des grands mystiques. Or, trois de ces quatre noms évoquent, sinon la mystique, du moins l’expérience intérieure.
L.-R. des F. : Les mystiques ne sont pas toujours des écrivains, sans compter que je ne puis adhérer à leurs visions. C’est un peu ça qui me gêne. Or, ce qui m’intéresse chez les quatre auteurs que je viens de citer, c’est la langue, pas nécessairement le propos. Je me souviens d’avoir lu une étude sur la genèse des Pensées de Pascal : nombre d’entre elles, étant parmi les plus célèbres, sont assez plates dans leur premier état ! C’est à force de travail, après six ou sept versions, qu’il en arrive à la version définitive qui frappe comme la foudre. Même chose pour Rimbaud.
J.-P. S. : Est-ce la langue qui vous avait poussé à inclure Saint-Just, Marx et Lénine dans cette liste ?
L.-R. des F. : Pour Saint-Just et Lénine, probablement. Leur langue est d’une grande vigueur. Marx, je n’en suis pas si sûr. Au fond, je le connais mal. Je l’ai peut-être mis un peu légèrement sur cette liste rédigée en hâte. Hegel, en revanche, m’a toujours impressionné par la rigueur de sa langue : je m’en suis aperçu encore récemment en lisant l’étude que Lukacs a consacrée à ses écrits de jeunesse qu’il cite abondamment.
J.-P. S. : A ce propos, une question plus générale: votre œuvre est, si l’on peut dire, justiciable d’une série d’interprétations selon tous les grands massifs théoriques de la modernité. On peut donner du Bavard une version « Mallarmé-Heidegger-Blanchot », ou une version freudienne, ou encore y voir une illustration de la mauvaise conscience sartrienne… Quel est votre rapport avec ces herméneutiques ?
L.-R. des F. : Dans le travail, aucun rapport, absolument aucun. Je peux le dire, car j’en suis sûr. Je ne sais pas du tout ce que je fais ni où je vais quand j’écris. Je ne sais rien. Quand j’ai commencé le Bavard, je n’avais aucune idée de ce que serait la fin. Et je me souviens qu’un peu plus tard, quand Nadeau m’a demandé un texte pour « Les Lettres Nouvelles », je lui ai envoyé le début des Grands moments d’un chanteur : je n’avais pas écrit la seconde moitié. C’était extrêmement périlleux. J’ai dû terminer ce récit, de telle sorte qu’il puisse paraitre dans la livraison suivante, mais je n’avais pas la moindre conception préalable de son dénouement.
J.-P. S. : A l’occasion des interprétations dont je parlais, ou des rééditions, vous arrive-t-il de vous relire ?
L.-R. des F. : Rarement, mais j’ai relu tout récemment Dans un miroir, parce que Raul Ruiz m’avait fait part de son intention de l’adapter au cinéma. J’ai trouvé cela un peu gourmé, et j’ai décelé une influence, qui est celle de la comtesse de Ségur… Je vous assure, c’est vrai : A l’époque où je lisais, j’appréciais beaucoup la forme dialoguée qu’elle emploie et que j’ai reprise tout inconsciemment dans ce texte. Elle est encore lisible aujourd’hui à cause de cela. Je me souviens d’avoir relu la Fortune de Gaspard. C’est un livre instructif par ce qu’il a d’extrêmement féroce et déplaisant, qui donne des tas d’informations sur l’état d’esprit des industriels de son temps…
J.-P. S. : Mieux que Balzac ?
L.-R. des F. : Ah, infiniment mieux !
J.-P. S. : On pourrait décrire le déroulement de votre œuvre comme l’histoire d’une capture progressive du lecteur. Du lecteur tout-puissant des Mendiants, appelé à s’identifier à l’auteur, au lecteur personnage-auteur-narrateur de Dans un miroir, en passant par son interpellation dans le Bavard…
L.-R. des F. : Oui, sans doute…
J.-P. S. : Y a-t-il d’autres auteurs qui vous donnent le sentiment d’une semblable capture ?
L I-R. des F. : Henry James donne parfois cette espèce de vertige, non ? Il a eu pour moi une importance considérable, même s’il m’est arrivé d’avoir quelque peine à aborder ses grands romans de la maturité. J’ai dû faire effort pour pénétrer dans les Ambassadeurs, mais cet effort a été amplement récompensé, car c’est un livre prodigieux.
J.-P. S. : Avec Ostinato, qui s’apparente à l’autobiographie, vous rompez avec cette interrogation sur la lecture…
L.-R. des F. : C’est sûr qu’il n’y a plus ici de stratégie narrative d’aucune sorte. Même l’aspect autobiographique, pour être manifeste, n’est pas concerté. Car ce que vous lisez ne se présente pas du tout de cette façon dans le travail de l’écriture. Il n’y a pas de chronologie. Je l’introduis après coup, par souci de cohérence. Chaque fragment correspond à un nouveau départ et, je tiens à le dire, ce départ se fait partir de la langue, non pas à partir de la mémoire, comme c’est habituellement le cas dans les écrits autobiographiques. Ça vient comme ça. Je ne sais pas comment. Ça a un sens et une nécessité, ou bien ça n’en a pas, auquel cas c’est éliminé. Car enfin, il y a beaucoup de déchets.
J.-P. S. : « Ostinato » est un terme de musique…
L.-R. des F. : Oui, c’est un terme qui, pour le définir sommairement, signifie le maintien d’une formule rythmique pendant tout ou partie d’une œuvre musicale.. Vous savez, j’écoute de la musique beaucoup plus que je ne lis… J’aurais désiré composer de la musique. Mais j’ai manqué d’une formation et puis la guerre est venue. C’est cela que je voulais, plutôt que d’écrire. Ecrire n’a jamais été pour moi qu’un pis-aller.