On commence à savoir, depuis quelques années, que le meilleur lecteur de la célèbre Lettre sur l’humanisme (1947) ne fut peut-être pas son destinataire : Heidegger pourrait bien être comme le double fond (derrière Marx-Nietzsche-Freud) de la philosophie française – Foucault, Althusser, Derrida, Lacan –, sans lien aucun d’ailleurs, avec l’orthodoxie beaufrétienne. On sait aussi à quel point le penseur de Todtnauberg n’a cessé de fournir, surtout après le récent retrait des avant-gardes, une “ idéologie spontanée ” aux poètes, et un pathos au commentaire littéraire.
Qu’il n’y ait aucun rapport, aucune commune mesure, entre ces deux choses (un âge d’or de la philosophie, un épisode assez mince de l’histoire littéraire), que d’autre part, ni l’anti-humanisme théorique, ni l’exaltation poétique, ne se laissent ramener à leur inspiration, n’empêche pas que c’est certainement là, ce qui explique “ l’affaire Heidegger ”. Qu’un débat, aussi strictement répétitif, ait pu prendre une telle ampleur. Que Farias ait réussi là où Löwith, Minder, Faye… avaient échoué. À embraser tout le champ intellectuel : pas un philosophe qui n’y aille de son article dans un hebdo, pas un professionnel de la littérature qui ne soit pris de la sourde angoisse de s’être rendu complice du génocide en jouant au berger de l’Être[1].
Et pourtant, depuis 1945, les arguments sont les mêmes quand ce ne sont pas les mêmes acteurs. Seules quelques informations nouvelles, et accablantes, nous viennent des historiens, des mémorialistes ou des cours du maître.
À tel point qu’on pourrait une fois pour toutes dessiner le tableau de Mendeleiev des positions : de Cretella[2] – Heidegger est un antinazi – à Farias pour qui Heidegger et le nazisme signifie Heidegger est le nazisme : avec, entre les deux, toutes les combinaisons possibles, qui, suivant que l’on est “ pro ” ou “ anti ”, se déplacent sur l’axe diachronique. L’heideggerien orthodoxe privilégie le malheureux rectorat, ou la longue durée (“ Heidegger et le nazisme ” devient l’ultime variante de “ Le philosophe et le pouvoir ”, feuilleton inauguré par Platon et Denys). L’adversaire s’occupe de Sein und Zeit, de l’après-rectorat, du silence sur le génocide et de l’interview de 1964 au Spiegel. Chacun exploite les failles de l’autre à trop vouloir prouver (Abraham a Santa Clara, ou Sachsenhausen).
Tous se retrouvent pour choisir une lecture externe ou interne, à l’exclusion de l’autre, et dans une logique de procès – accusation, défense – qui substitue la morale à l’histoire.
C’est “ sur ce fond ”, je crois, qu’il convient de lire deux essais récents : La Fiction du politique de Philippe Lacoue-Labarthe, initialement un travail universitaire de soutenance de thèse (1987). Et L’Ontologie politique de Martin Heidegger de Pierre Bourdieu, primitivement paru en 1975 dans Actes de la Recherche en sciences sociales, traduit en 1976 en Allemagne où il fait figure de classique, pour la nouvelle édition, totalement revu et augmenté. Tous deux font bouger le tableau, et présentent des signes de “ nouveauté ”. Des nouveautés fort éloignées comme en témoignent l’immédiat consensus autour de Lacoue-Labarthe (voir le Dossier Heidegger du Nouvel Observateurdu 22 au 28 janvier 1988), et le contournement prudent par les mêmes, du travail de Bourdieu…
Bourdieu répond, dans L’Ontologie politique de Martin Heidegger. Aux antipodes du sociologisme de l’un, comme de l’altitude de l’autre. Le problème du sociologue n’est ni de juger ni faire savoir qu’il juge, mais de comprendre la logique interne-externe de la compromission jamais démentie et toujours déniée. L’articulation Heidegger-nazisme. Thèse de Bourdieu : la “ révolution conservatrice ” heideggerienne a rencontré le national-socialisme, parce qu’elle en était “ l’équivalent structural ” dans le champ philosophique. La démonstration est d’une rare densité et circule sans arrêt du cœur de l’œuvre à la périphérie du champ, au social. “ Contemporain de Spengler et de Jünger dans le temps exotérique de la politique, Heidegger est le contemporain de Cassirer et de Husserl dans l’histoire autonome du champ philosophique. ” Son tour de force consiste à convertir l’humeur Volkisch du Rebelle jüngerien en une nouvelle interprétation (anti-Aufklärung) de Kant !
Les chapitres les plus étonnants du livre sont ceux où Bourdieu démonte, en virtuose, les mécanismes intimes de technique philosophique pure de cette révolution conservatrice : le dépassement radical qui n’est qu’une conciliation verbale des contraires, l’usage-limite que fait Heidegger des propriétés de fausse autonomie du langage philosophique, qui tiendront une si grande place dans la gestion du système. Notamment, de son rapport au social et à l’histoire, qui ne cessent, euphémisés, de faire retour à la mesure même de leur expulsion : quel est au fond le sens ultime de la différence onticoontologique ?
On saisit mieux dès lors pourquoi, jusqu’à cette réédition, L’Ontologie politique de Martin Heidegger a été si soigneusement “ évitée ” par les protagonistes du débat. Ce livre de sociologie est un grand livre de philosophie ! non seulement, il rend caducs les termes de la discussion, mais dérisoires les micro-révolutions conservatrices à la Lacoue-Labarthe, et la facile reconnaissance qu’elles produisent chez tout lecteur. Il oblige les philosophes à s’interroger sur leur “ aveuglement spécifique de professionnels de la lucidité ”, et ce, autrement que sous la forme canonique du “ philosophe et du pouvoir ”[3]. La plus belle étude en français sur Heidegger, qui, s’il n’est pas “ le plus grand penseur sans conteste de ce temps ”, est celui qui, en France, a joué, connu ou méconnu, traduit ou non, le rôle le plus important. Pour quelles raisons ? L’histoire reste à écrire des stratégies, des jeux de forces de l’après-guerre. L’Ontologie politique de Martin Heidegger est un des rares travaux utiles pour “ penser l’époque ”…
Notes
[1] Voir le témoignage de Gil Jouanard dans Impressions du Sud n°17 (1er trimestre 1988) : “ Poètes, naïfs étourdis que nous étions nous nous trouvions nombreux, entre 1960 et 1970 à considérer Heidegger comme l’un des nôtres, mieux : comme l’initiateur principal de nos idées générales (…) Heureusement pour disculper notre innocence d’alors, nous fûmes presque aussi nombreux, autour des années 70, à fuir à grandes enjambées la choséité des choses et les abords de l’étant de l’Être. Sans cela, nous y fussions tous tombés avec un grand plouf. ”
[2] Voir le dossier d’inspiration beaufretienne, publié par Le Débat n°48 de janvier-février 1988 : Heidegger, la philosophie et le nazisme (Aubenque, Cretella, Deguy, Fédier, Granel, Moses, Renault).
[3] Deux lectures complémentaires à ce propos : Jean-Louis Fabiani : Les Philosophes de la République (Éditions de Minuit, 1988), et Louis Pinto : Les Philosophes entre le lycée et l’avant-garde (Éditions de L’Harmattan, 1988).