Le jugement dernier (Eloge de Siegrid Alnoy)

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[Cet article est paru originellement dans Po&sie n° 107 du 1er trimestre 2004]

 

« Les héros et héroïnes de tragédie commettent le crime afin de reconnaître leur innocence. Quel système légal pourrait comprendre cela, si nous sommes incapables de comprendre la teneur de ce paradoxe, le futur sera implacablement autoritaire ».
Edward Bond, cité par Siegrid Alnoy[1]

Tout a commencé en septembre 2003 au hasard d’une insomnie anniversaire — l’arrivée d’un été très « milieu du chemin de la vie » : je regarde l’émission de Philippe Lefait (la religion culturelle contre le « culturel » dominant) : une jeune femme, tendue, présentée comme « demoiselle de Rochefort », où elle a passé son enfance, parle d’un film qu’elle vient de réaliser et de sa vie entre mathématiques, danse classique, Dostoïevski et Nouveau Roman …. Le surlendemain, je sors du MK2 Beaubourg avec la sensation qu’Elle est des nôtres rassemble et déplace tout l’art ici et maintenant[2]. D’où ces quelques notes incertaines pour prendre date. A la « première personne » résolument : difficile de dire le choc de cette œuvre, la reconnaissance de type autobiographie de tout le monde qu’elle suscite, — les coulisses du contrat social, la constitution d’un sujet animal social — autrement que dans l’anonymat paradoxal du je. « Je suis sûre que j’ai des points communs avec des tas de gens » dit à Degas-Carlo Brandt, policier métaphysique, Christine Blanc-Sasha Andres, lors de sa confession d’« enfant absolu », face-à-face, âme à âme, au « bar du théâtre », qui précède de peu sa reddition-arrestation-transfiguration. Christine Blanc, c’est moi.

Rassembler et déplacer tout l’art[3] ? Pour moi d’abord : l’art contemporain, la littérature française contemporaine, Witold Gombrowicz, les objets avec lesquels « je » « vis ». L’art contemporain : plus précisément la « photographie plasticienne », cette part de l’art contemporain qui redouble cet art lui-même tout entier issu de reproductibilité technique et donne à voir le monde en proie à celle-ci (à l’ère de l’hypermarché : le film multiplie les indices de sa situation au moment historique même de son tournage) ; dès les premières images, s’impose le sentiment que Siegrid Alnoy a assimilé toute une culture « Anne de Villepoix » — la galerie emblématique de cet art depuis dix ans — l’école de Düsseldorf, Valérie Jouve… et frappe la « ressemblance » de Christine-Sasha avec Sophie Calle. Littérature : Elle est des nôtres est le meilleur roman de la rentrée (Jérôme Beaujour a collaboré à son écriture) échappant bien sûr à la tenaille Restauration-Spectacle qui tient la prose française[4], retrouvant l’os lazaréen du Nouveau Roman (Sarraute, ère du soupçon et tropismes, Robbe-Grillet, l’antihumanisme) et sa morale de la forme — aux antipodes d’un maniérisme « formel » qui souvent le pastiche. Witold Gombrowicz : j’ai l’impression de le voir « adapté » au cinéma pour la première fois.

Yvonne, princesse de Bourgogne

« Christine Blanc veut se faire adopter par la « communauté humaine ». Tout à coup elle partage les valeurs de cette communauté : celle du crime. Stupeur …  Les bras du monde s’ouvrent, les verres trinquent: « Elle est des nôtres » » (dossier de presse). EEDN, un remake de Crime et châtiment, comme aussi peut le donner à penser l’exergue[5] ? son squelette plutôt, sa géométrie, sa chorégraphie, son nerf éthique, et Muychkine à la place de Raskolnikov … (les titres provisoires du films furent L’idiote et Le juste prix). Pour ma part, je « reconnais », dès le premier plan-souffle de Sasha Andres médusée, les préoccupations du Witold Gombrowicz d’avant-guerre (dès Le danseur de Maître Kraykovski, 1926). Petit-neveu de Dostoïevski, mais occupé en deçà du bien et mal, des effets formels de la mort de Dieu plus que de ses conséquences morales (en allée, la forme des formes libère le jeu des immaturités mouvantes et des formes contingentes[6]). Pour mémoire cette phrase du premier chapitre de Ferdydurke (1937) : « Si tu ne veux pas devenir un homme de l’art, sois au moins un homme à femmes ou un homme de cheval, mais au moins qu’on sache à quoi s’en tenir… » disent les « tantes » à un Jojo Kowalski que plus rien ne tient (le roman déroule le face à face de son cogito-corps immature et morcelé avec toutes les formes de corps sociaux, de l’école à la société via la patrie). Surtout Yvonne, princesse de Bourgogne (la pièce de 1935), la « mollichonne », bloc d’opacité chu d’un désastre obscur, jouet muet d’une cour criminelle qui finit par être sacrifiée par celle-ci lors d’un banquet, véritable Cène. Muette à une réplique près : à la question « crois-tu en Dieu ? Pries-tu ? Crois-tu que le Christ est mort pour toi sur la croix ? » elle répond « oui ».

Christine (sic) Blanc (resic), nouvelle Yvonne. Dans EEDN, placée dans des « boîtes » par une agence d’intérim, confondue par son employée avec une « Sandrine », elle est absolument dépourvue d’identité, expose une sorte d’immaturité négative au contrat social incarné par le permis de conduire (« au fond d’elle-même, elle sait qu’elle pourrait passer tous les permis du monde, qu’aucun ne lui délivrerait cette allure naturelle qu’ils ont dans les allées de la vie »). « Auto-école » comme on dit « auto-biographie ». Telle la cour d’Yvonne, l’entreprise de transports GST figure le lieu contemporain d’un Jugement Dernier permanent (les collègues, les supérieurs hiérarchiques) ; au bureau, à la cantine, située dans les zones commerciales « après le Casto », où conduit la ligne de bus « paradis » (une espèce de purgatoire houellebecquien) comme dans l’intimité, elle imite, « récite l’homme » (Montaigne), « joue » en empruntant des détails de vie captés dans la conversation des voisins : les vacances à Louxor (« à l’origine du monde »), la voiture désirée (une Xsara[7]) et Jean-Michel le petit ami fictif. Ce que condense la polysémique et réversible déclaration d’amour à un chef de bureau : « Je m’appelle Christine Blanc et j’aime beaucoup votre société ».

Au tiers du film, Christine l’« idiote » inverse le destin d’Yvonne : emmenée de force par celle-ci à la piscine (baptême social), elle tue (gratuitement ?) Patricia Morin l’amie, directrice de l’agence d’intérim — le cri est celui d’un enfantement[8]. Elle entame illico une ascension sociale « normale » : commence très vite l’engrenage des crimes « de bureau » cette fois-ci : suicide provoqué de Pascale Lopez, la bonne copine, licenciement de Sébastien, le seul ami, l’ange pas seulement gardien. Et s’achemine vers le concubinage avec un collègue. Acmé de cette ascension : la chanson qui donne son titre au film, partagée avec les collègues, dans la brasserie No limit (resic), au terme du dîner organisé pour fêter promotion et permis de conduire, l’entrée dans la « société », son corps (longuement détaillé dans la chanson) est désormais, organe par organe, devenu un « corps social » : la chanson à boire se mue en Requiem de Mozart[9].

Dans EEDN, comme chez Dostoïevski, dans l’intérim de Dieu, tout va par deux, les doubles prolifèrent (par exemples, les deux inspecteurs sortis d’Hergé), Christine fait couple avec chacun, avec Patricia ou Dangeard, avec les patrons comme avec les collègues. Plus encore avec Sébastien ou Degas — qui accompagnent la troisième partie du film. « A défaut de conscience, quelle est donc la force qui l’avait envouté et poussé se rendre à la police ? Laquelle ? Un système. Un système de reflets, un peu comme le jeu des reflets dans un miroir (…) cette conscience n’est pas la sienne et c’est une conscience d’un genre très particulier qui naît et se développe entre les hommes dans un système de reflets ou chacun se mire dans un autre » écrivait Gombrowicz de Crime et châtiment : ce pourrait être le meilleur compte-rendu du film[10]. Tous deux percent Christine à jour et l’accouchent de son salut : Sébastien l’ange qui la veille donc (ils se promènent en voiture au son de Du côté de chez Swann de Dave et dans la montagne : en état de grâce — EEDN se souvient de Stromboli), et un inspecteur chestertonien, Dieu à visage d’homme, grand metteur en scène, Degas (le Porphyre Petrovitch de Dostoïevski) qui recueille sa confession d’« enfant absolu » responsable mais pas coupable. EEDN culmine dans la reddition-arrestation de Sasha-Christine dans la voiture de police : l’envers communique avec l’endroit ; comme le meurtre symbolique est réel est symbolique est réel (etc.), la victime est coupable est victime est coupable etc. Géométrie, chorégraphie… topologie : le film fonctionne à différents niveaux comme une bande de Moebius où métaphysique (L’idiote) et politique (Le juste prix) ne cessent de passer l’un dans l’autre. Ou si l’on veut, sont un seul et même point (de vue, de fuite) sur le monde.

« La société, c’est Dieu »

« Les chouettes c’est mon dada » dit l’hégélienne (kojévienne-quenellienne) Patricia Morin-Catherine Mouchet qui gère l’entreprise d’intérim savoyarde comme une des versions possibles de la Fin de l’Histoire (de la métaphysique, de la politique), et les collectionne provoquant un des épisodes les plus drôles du film (l’invitation à dîner). EEDN est évidemment plutôt du côté de Kierkegaard … Ce que donne à voir le film dans ses deux premières parties, c’est très exactement ce que Gombrowicz a pu, après l’enfer polonais (Bakakai, Yvonne, Ferdydurke) nommer dans le purgatoire argentin « l’église interhumaine » : ce qui reste après la « mort de Dieu », le face à face, corps à corps horizontal et douloureux, grimaçant, menaçant, de chacun avec tous, une mêlée[11]. Un contrat social chaotique. Ce qui fait en effet l’exceptionnelle puissance de cette œuvre, c’est que l’« intérim », signifiant majeur de cette intrigue, condense la fois la France politiquement désespérée, post-Mitterrandienne de Jospin-Raffarin, de Tapie devenu Messier, de l’insécurité sociale, de l’« intermittence », de l’entreprise et du marché valeurs absolue (je suis persuadé que les historiens y trouveront plus que dans toutes les productions naturalistes, un témoignage de l’Histoire réfractée par une tête de 2003[12]). Et « l’interrègne » qui suit la mort de Dieu, qui en est le fond sonore. « Interrègne » : j’emprunte le mot à Mallarmé dans l’« Autobiographie » écrite pour Verlaine (« au fond je considère l’époque contemporaine comme un interrègne pour le poète qui n’a point à s’y mêler »). Nous sommes sous la Troisième République, contemporains du passage théologie-sociologie : l’intérim n’existe pas encore, mais la sécurité d’« une suite ininterrompue de fonctionnaires dans l’Administration de l’Enregistrement ». EEDN donne exactement à voir le moment où l’intérim se dénude en interrègne, ou la fin de la « sécurité sociale » du travail dévoile l’absence de Dieu, le crime comme contrat social.

Autrement que via Gombrowicz commentant Dostoïevski, je dirai que c’est par Pierre Bourdieu commentant Kafka que nous pouvons approcher plus avant ce que montre le film. Dans Leçon sur la leçon, il écrit : « sans aller jusqu’à dire avec Durkheim « la société c’est Dieu », je dirais Dieu ce n’est jamais que la société (…) Le jugement des autres est le Jugement dernier ; et l’exclusion sociale la forme concrète de l’enfer et de la damnation ». Il y revient dans La dernière instance (1984)[13] : « Si l’enquête sociologique tourne si aisément à la quête métaphysique, c’est que l’enjeu est d’importance : il en va de notre être social, de notre identité, de ce que nous sommes par et pour les autres. On comprend que ce n’est pas par hasard que Kafka, juif de Prague, rejoint sur ce point, Marcel Proust, juif parisien : « Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. » « Tu n’es qu’un… ». De là l’immense pouvoir de toutes les instances de consécration, même les plus proches en apparence, institution scolaire, éditeurs, critiques, etc. où s’énonce la vérité sociale — y en a-t-il une autre ? — de ce que nous sommes. Le Procès est l’histoire de la mise en place d’un de ces jeux auxquels nous sommes tous pris, et où se joue notre identité, notre être social, notre esse qui est un percipi, une « création de la pensée des autres. »[14]. La politique est métaphysique est politique est métaphysique… disais-je. Identité de « huis-clos » et de la « misère du monde » — Christine Blanc évolue sur cette crête et sur ses deux versants. Différence cependant de Siegrid Alnoy avec Gombrowicz et Bourdieu pour qui on ne sort pas de l’Église Interhumaine (il n’y a pas d’ailleurs) : lors du dernier plan, la reddition-arrestation de Christine est une transfiguration : les gyrophares de la voiture de police, les lumières de l’habitacle lui donnent une auréole qui rétroactivement éclaire sa trajectoire d’« idiote » qui a payé « le juste prix ». « Aufhebung » : La victime est coupable est victime est coupable etc. Est sainte ?[15]

Intérim cinéma

Depuis le 25 septembre, j’ai rencontré Siegrid Alnoy et Sasha Andres : avec la première, visité Gauguin-Tahiti: elle m’a appris que là où je voyais de l’art contemporain, les sources étaient les mêmes : le story-board du film monte les tableaux de Degas, Munch, Vallotton, Van Gogh, Hockney, Füssli … Holbein, Blake, Dürer etc… : avec la seconde, visité la rétrospective Sophie Calle : M’as-tu vue ? et compris que Christine Blanc peut figurer une sorte de « continuation de Sophie Calle par d’autres moyens », mais qu’elle la « tue » aussi sûrement que dans le film Patricia (le film commence là ou Sophie Calle s’est interrompue très récemment, n’osant ni « tuer » ni se rendre … et s’est livré au Jugement Dernier des médias). « La forme c’est le fond qui remonte la surface » répète dans toutes les interviews Siegrid Alnoy (après Victor Hugo). Qui sait mieux que personne, que la métaphysique et la politique d’un artiste sont sa technique, que la morale est affaire de travelling …

A vrai dire, objet formel non identifié, EEDN pourrait programmer aussi une autre politique du cinéma. Auteur, avant de commencer à tourner, d’une thèse sur La notion de premier film en Europe et de quatre courts métrages depuis 1993, Siegrid Alnoy, je le rappelle, n’est pas une « professionnelle de la profession ». Son film est un film à thèse (à la Pasolini : Théorème)[16] et incarné: porté par la nouveauté d’un corps et d’un visage: Sasha Andres sublime (forcément), psychiatre qui a travaillé au théâtre avec Eugé Nil (et joué Gombrowicz), chante aujourd’hui dans Héliogabale, un groupe de rock. Ce film en bleu-blanc-rouge (venus donc de la peinture) procure, c’est son immédiate séduction, le bonheur fou, la respiration retrouvée d’un film « français » qui n’appartient pas à la « France-boutique » du cinéma « français » (casting plus scénario). Sur sa situation (filiation) dans ce dernier, il exhibe d’ailleurs trois indices ambivalents — les acteurs qui ne sont pas issus du théâtre : Christine assassine Catherine Mouchet-Thérèse d’Alain Cavalier (plastiquement inspiré de Zurbaran et Manet), elle a pour chef du personnel Jacques Spiesser, le double avoué de Georges Perec (Un homme qui dort, film de « socio génée »). Enfin, son père est interprété par Daniel Ceccaldi qui le fut d’Antoine Doinel (Baisers volés, Domicile conjugal) avant, tel Truffaut, de personnifier la résurrection du cinéma « qualité France » chez son pourfendeur même. Autrement dit, EEDN est aussi un film qui parle de l’intérim du cinéma.

« Bresson dans Tati » me dit Michel Deguy… autrement dit le faux et l’artifice pour dire le vrai sans passer par la « nature ». Par sa façon de recommencer à zéro le cinéma en en redistribuant les cartes, EEDN s’inscrit en tout cas contre l’idéologie de la « fin du cinéma » annoncée — fin interne de n’avoir pas su dire la Shoah, fin externe par défaite devant le « visuel » de la télévision (la mélancolie incarnée par Jean-Luc Godard l’historien et Serge Daney le « cinéfils » qui s’en fit le Chateaubriand). Et ses conséquences intérimaires : d’un côté une révolution conservatrice deux faces : ici la victoire posthume du naturalisme de Maurice Pialat (rebelle auteur d’une œuvre conformiste) sur Jean-Luc Godard. Là la version Patrice Chéreau de Dogma : à un état de nature retrouvée du sexe et de la vie correspondrait un état de nature du cinéma, caméra tremblée et image sale (à rebours, voir dans EEDN, la prodigieuse stylisation de la sexualité, au salon et dans la salle de bains). De l’autre : la transformation des meilleurs cinéastes (Chantal Akerman, Atom Egoyan, Amos Gitai) en piètres « installateurs », versus l’amnésie Point-Ligne-Plan, la confusion du cinéma avec l’art contemporain à l’état gazeux (Yves Michaud) façon Dominique Gonzalez-Forster[17]. Le tout laissant le champ libre au cinéma colonial, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, véritable chef-d’œuvre négatif (les noces réussies de la « France moisie » et du Spectacle minimal planétaire, du point de vue de ce dernier) qui passe invraisemblablement pour avoir écourté l’intérim (pensé comme baisse de fréquentation des multiplexes)[18].

Gilles Deleuze de nouveau pour finir : « Auteur est une fonction qui renvoie à l’œuvre d’art (et dans d’autres conditions au crime) »[19]. Je propose de voir aussi Elle est des nôtres comme le meurtre symbolique d’Amélie Poulain. Qui réveille le cinéma (français) intérimaire. Éloge de l’insomnie…

 

Elle est des nôtres, un film de Siegrid Alnoy, avec Sasha Andres, Carlo Brandt, Éric Caravaca, Catherine Mouchet, Pierre-Felix Gravière, Mireille Roussel, Jacques Spiesser. Et avec la participation de Daniel Ceccaldi. 2003. Production BC Films, distribution Ad Vitam.

Notes

[1] Dans le Cahiers de notes de 151 fragments écrit par l’auteur et donné comme « Bible » à tous les protagonistes du film. De façon générale, Siegrid Alnoy se reconnait dans son Commentaire sur les « Pièces de guerre » et le paradoxe de la paix. Son second film sera une adaptation de Maison d’arrêt.

[2] Si je fouille dans mon expérience de spectateur à la recherche de chocs comparables, je pense de façon disparate, aux cinq premiers films d’Atom Egoyan (la superposition des différentes modalités de l’image contemporaines pour dire les différents états du sujet), à Un spécialiste d’Eyal Sivan (un film à thèse également : l’adaptation de l’essai d’Arendt sur Eichmann à partir d’un matériau ready-made la mise en scène déjà cinématographique du procès), à l’involontaire trilogie : Eyes wide shutBaise-moiChoses secrètes (Kubrick-Despentes et Trinh-Ti-Brisseau) : l’image de la jouissance féminine comme moteur d’une intrigue, à la fois sexuelle et formelle (le contraire de Breillat, naïveté formelle et régression morale).

[3] Rassembler, déplacer et aimanter aussi : Pierre Bourdieu philosophe restitué par Jean-Claude Passeron dans le volume collectif Travailler avec Bourdieu (Flammarion), le second tome de la Pléiade Mallarmé (la prose) édité par Bertrand Marchal, Deux régimes de fous le second volume des textes retrouvés de Gilles Deleuze (Minuit), au Centre Pompidou, l’exposition Sophie Calle M’as-tu vue ?. Rien de ce que j’ai lu-vu depuis EEDN, qui ne semble s’y rapporter… comme on peut le constater ici.

[4] Des noms ? Richard Millet versus Frédéric Beigbeder : tourné dans la région d’Annemasse et Annecy (montagne magique versus hypermarché intégral), EEDN n’est ni un film sur la Savoie d’antan célébrant le terroir, ni une critique complice et entendue de « l’entreprise ». Traduction art contemporain : l’art selon Philippe Dagen versus l’art selon Nicolas Bourriaud.

[5] Extraite du Songe d’un homme ridicule dont Siegrid Alnoy prépare une mise en scène au Théâtre de la Colline.

[6] Dans Les Démons, un capitaine d’infanterie s’interroge sur la persistance de son grade en cas de « mort de Dieu ».

[7] Est-ce un hasard si dans ce film où l’auto joue un tel rôle dans l’engendrement de l’auto… le modèle élu est Xsara-Citroën, c’est-à-dire la voiture qui depuis le contrat entre Citroën et la famille Picasso sert de support à la polémique sur l’art contemporain (Jean Clair contre Citroën, Bertrand Lavier contre Jean Clair… dernier épisode à Lyon en septembre 2003 : Bertrand Lavier repeint la voiture en bleu Klein) ?

[8] « Une amie, c’est surtout quelqu’un qui attend que vous alliez mal pour venir à votre secours » écrit dans le Carnet de notes l’edward-bondienne Siegrid Alnoy.

[9] Interrogée sur ses maitres, Siegrid Alnoy dit sa « dette » envers Tarkovski, Dreyer, Lang, Bergman et aussi Resnais, Pasolini et Pollet. Or une autre coïncidence me frappe, palimpseste secret du film ? « Elle est des nôtres » est la phrase centrale du film unique Freaks de Tod Browning — qui salue l’entrée dans la communauté des « monstres » de Cléopâtre, son mariage avec le nain. Lire L’avant-scène Cinéma n° 264.

[10] Journal T II, 1960, Folio Gallimard p. 81-82.

[11] « L’homme est soumis à ce qui se crée « entre » les hommes et il n’y a pour lui d’autre divinité que celle qui nait des hommes ». Idée du drame, préface du Mariage in Théâtre Folio p. 125. Lire aussi dans le Journal t I (Folio) les p. 142 sq.

[12] Siegrid Alnoy dans le Carnet de notes : « Le premier élément du film est le monde « réel » créé par l’économie qui a transformé le monde en friche stérile et la société en désert (…) Bien que nous soyons nés innocents, partout nous commettons le crime ». Une phrase à la Rousseau, un moralisme très formel à la Bond.

[13] Puis très longuement dans la sixième section des Méditations pascaliennes dont c’est le dernier mot.

[14] Est-il besoin de préciser que chez ces auteurs cette thèse « La société c’est Dieu » qui dit qu’il n’y a pas de dehors, ne vaut pas fondation d’une nouvelle religion « sociale » comme on peut le lire ici ou là. Bien au contraire (Bourdieu n’est pas Comte).

[15] Lors de notre rencontre, Siegrid Alnoy qui se définit comme « chrétienne, non catholique », me récite ces vers de Sainte-Thérèse de l’Enfant Jésus : « Au sein d’une lente agonie / Terrible et belle à la fois / Tout à coup son front s’irradie / Elle semble dire : je vous vois ». Gilles Deleuze in Deux régimes de fous : « (…) quelque chose de bizarre m’a frappé dans le cinéma : son aptitude inattendue à manifester, non pas le comportement mais la vie spirituelle (en même temps que les comportements aberrants). La vie spirituelle, ce n’est pas le rêve ou le fantasme, qui ont toujours été des impasses du cinéma, c’est plutôt le domaine de la froide décision, de l’entêtement absolu, du choix de l’existence. Comment se fait-il que le cinéma soit si apte à fouiller la vie spirituelle ? Ça peut donner le pire, un catholicisme, un sulpicisme propre au cinéma, mais aussi le plus haut, Dreyer, Sternberg, Bresson, Rossellini, Rohmer aujourd’hui » p. 264.

[16] Je citais Kafka commenté par Bourdieu : une autre façon de commenter ce film à thèse serait d’y voir un déploiement de la célébrissime phrase du Journal, toujours citée sur l’écriture comme « bond hors du rang des meurtriers ». Siegrid Alnoy montre cette thèse à l’envers.

[17] Pour une exaltation exemplaire de cette voie de garage intellectuelle, je renvoie aux Cahiers du Cinéma de novembre 2003.

[18] Siegrid Alnoy se dit « plus Resnais que Godard ». A-t-on remarqué au passage que, sorti depuis EEDN, le film d’Alain Resnais : Pas sur la bouche affronte Amélie Poulain avec les armes d’Amélie Poulain… : Audrey Tautou et un scénario de Maurice Yvain en 1920 qui met en scène les rapports sexuels et économiques franco-américains et les conflits entre art populaire et avant-garde.

[19] Deux régimes de fous, p. 268.

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