Pour Jean-Louis Schefer deux grands chocs : Virgile, Céline

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 416 du 1er mai 1984.]

 

Jean-Louis Schefer : né en 1938 à Paris. Collège religieux. Etudes de philosophie. Première publication en 1962. Traductions. Travaille dans l’édition à Milan (1965). Enseigne dans le supérieur de 1969 à 1977. Six livres de Scénographie d’un tableau (Seuil 1969) à L’homme ordinaire du cinéma (Gallimard 1980). Vient de terminer L’Origine du crime, écrit sur le temps personnel. Dirige depuis 1983 la revue Café-librairie et les éditions Café-Clima (publication de Linné, Vico, Alice James, et bientôt de Ladislav Klima, Jakub Demi, Mazarin).

Jean-Pierre Salgas : Vous vous rappelez vos premières lectures ?

Jean-Louis Schefer : Je n’ai pas de grand souvenir… sauf d’un livre illustré qui a voyagé indépendamment de moi durant l’exode et que je n’ai jamais retrouvé. Si bien qu’il me reste juste une image de la couverture. Je crois que c’était une adaptation de François le Champi… Au fond c’est complétement énigmatique, mais les premiers souvenirs de lectures sont des souvenirs de visible. D’un visible qu’il fallait résorber, brûler, pour entrer dans un récit et y tenir sa part de lecteur. A cause de cela j’ai été très longtemps un lecteur malhabile. Un peu plus tard, je me souviens, j’en parle encore avec une de mes sœurs, nous regardions un livre dans le genre de l’Illustration, des années 20. On y racontait une grande expédition des camions Laffly à travers le Sahara. Et les choses étaient composées de telle façon que nous n’arrivions jamais à sortir de deux lignes du texte : « Ces véhicules doués d’une longue expérience, camions Laffly type Sahara ». Elles étaient entourées d’images bistrées de dunes et de camions qui nous semblaient des espèces de choses en carton découpé…

J.-P. S. : Quand le lecteur s’est-il émancipé du visible ?

J.-L. S. : La lecture véritable est venue dans le cours des études secondaires. Et elle est venue par l’apprentissage des langues étrangères : le grec un peu — j’étais chez des curés — mais surtout le latin et l’allemand. J’ai vraiment commencé à lire vers douze ans, en me débrouillant avec ces petits continents de sens, de morphologie, de syntaxe qu’on apprenait par cœur, qu’on traduisait. Quand on apprend par cœur, on fait rentrer des bouts de langues mortes dont on fait des langues vivantes, on s’aperçoit qu’il y a des possibilités de pensée liées à des langues qui ne sont pas des langues de communication, que ces langues vont opérer de l’intérieur et par-dessous celle dans laquelle on vit… sont évidemment des choses essentielles dans l’économie de la bibliothèque. Les versions aussi ont beaucoup compté parce qu’il fallait constituer le texte. Le brouillon n’était pas autorisé. On avait le droit de tâtonner, mais en latin. La bonne traduction devait sortir d’un coup. Le goût d’écrire est venu certainement de là, de cette espèce de discipline de renversement, d’acclimatation d’une langue morte.

J.-P. S. : Aucun grand choc à ce moment du côté du français ?

J.-L. S. : Si, Virgile… je l’ai lu comme un auteur de langue française, Pascal, Montaigne, plus tard Montesquieu et Diderot. Le seul qui ne m’ait jamais intéressé c’est Rabelais. Et puis quelqu’un qui a été très important pour les gens de ma génération, c’est Valéry. On était très ému à la lecture de la Jeune Parque. On l’apprenait par cœur en pensant que c’était vraiment beau. Et puis Monsieur Teste, qui a modelé certainement quelque chose de la nécessité d’enfermement que suppose la lecture, la méditation de ce qu’on lit avec un crayon à la main. Il représentait fantasmatiquement sur l’ourlet du texte le petit sujet qui avait comme nous un idéal dans la culture. Pour moi encore plus : j’ai des liens de parenté avec lui. Je le lisais aussi pour m’imprégner de cet imaginaire-là, lié à une filiation un peu indirecte… Je relis toujours Monsieur Teste !

J.-P. S. : Par rapport à ces héritages, votre stratégie d’écrivain-lecteur semble avoir été le contournement. Vous jouez Augustin contre le christianisme, ou Vico contre les grandes philosophies.

J.-L. S. : Ça ne correspond pas à une stratégie, mais à des réflexes. On désire être auteur de ce qu’on lit. Les livres qu’on relit sont ceux qui ménagent une part d’écriture à leur lecteur. Que vouliez-vous que j’apporte — avec mon désir de signer — à Kant ou à Hegel ? Rien. Il fallait que je découvre des auteurs pour moi, qui n’avaient pas droit de cité dans le discours.

J.-P. S. : Matériellement, comment ça se passe ? Vous écrivez en lisant ?

J.-L. S. : Oui, je lis là, couché sur ce divan et j’utilise cette petite tablette avec des feuilles : je recopie des phrases. Ce sont des départs d’idées. Avec chaque phrase qu’on relève, on commence un livre en quelque sorte […4 lignes manquantes…] très finement. Il faut s’approcher d’un visage pour voir son écriture ». En même temps, il y a une paresse : noter interrompt la lecture. Et puis souvent, je perds les fiches…

Vivre au milieu des livres

J.-P. S. : C’est important pour vous de vivre au milieu des livres ?

J.-L. S. : Cela rassure un peu. Comme quand on part en voyage avec deux caisses de livres… on sait qu’on n’en lira qu’un, et qu’on ira en acheter d’autres à la librairie la plus proche. Et puis, c’est très beau, une bibliothèque. C’est un lieu d’amour et de mémoire… Il y a des livres que je ne toucherai plus. De même qu’il y a des livres que j’achète en sachant que je ne les lirai pas. Cela correspond à des âges du travail, à des compulsions, à des affects plus qu’à un grand système organisateur.

D’ailleurs, elle est rangée de telle façon que je suis le seul à pouvoir m’y retrouver. Là par exemple il y a un volume de Proclus à cote d’un volume de Kierkegaard… c’est intéressant, parce qu’au fond, c’est cela aussi la lecture : tout ce qu’on lit est contemporain.

J.-P. S. : Revenons à vos contemporains Augustin et Vico. On peut allonger la liste ?

J.-L. S. : Vous savez, il y a des lectures qu’on garde secrètes. Dont on ne fait apparemment rien, qu’on ne retraite pas. Surtout quand comme moi, on n’est pas un chercheur patenté avec un plan quinquennal de défrichage de la bibliothèque. Toute une partie de la patristique m’intéresse… Joseph de Maistre a été une lecture un peu continue pendant des années… Machiavel, sur qui j’ai commencé un livre qui est resté dans un carton. Mais le plus important c’est Céline, Nord et D’un château l’autre. Je sais que je n’écrirai jamais une ligne sur lui, mais c’est cette syntaxe qui m’a dérangé le plus. La façon dont le « haïssable Céline » se transportait lui-même comme personnage grotesque dans cette fresque ruinée où tout redevient liquide… et, à relire les choses, avec une pudeur tout à fait invraisemblable… Je le relis rituellement, tous les ans, et je me suis aperçu en traduisant les Confessions, en en apprenant beaucoup par cœur, que la syntaxe d’Augustin était célinienne !

Une passion pour Céline

J.-P. S. : De quand date votre passion pour Céline ?

J.-L. S. : De la période de la guerre d’Algérie. J’avais dans les vingt ans. C’est l’époque aussi où j’ai lu Flaubert, Proust, Joyce, Balzac… Bataille, Klossowski… Baltrusaïtis, Francastel… tout ça d’un coup, en même temps. L’époque aussi où j’ai commencé à lire Barthes, parce que je l’ai connu… A part Céline, l’autre grand choc a été l’Espèce humaine de Robert Antelme. Un grand livre éthique, de réajustement de ce qu’était la littérature. Je l’ai découvert alors que je connaissais Robert Antelme depuis des années : il ne m’en avait jamais parlé. Après quoi, j’ai eu pendant des années des conversations avec lui : il est l’exemple même du lecteur qui n’est plus que lecteur, pour des raisons qui lui sont propres.

Pour le plaisir et pour l’entretien

J.-P. S. : Vous lisez toujours beaucoup de livres à la fois ?

J.-L. S. : C’est un domaine dans lequel plus qu’aucun autre, joue la séduction. Là plus qu’ailleurs, on a les rapports les plus personnels avec quelqu’un qu’on ne verra jamais. C’est pour cela qu’on change de livre. Souvent on cesse de lire un livre parce qu’on est bien dedans. Par une sorte de petit donjuanisme, si vous voulez. Ce qui fait qu’il y a en permanence une cinquantaine de livres qui tournent… En ce moment, je lis Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, le livre de Goethe sur les plantes, pour un travail auquel je pense sur les anatomies. Et à côté, j’aime bien lire des romans, qui n’ont aucun rapport avec ce que je fais : ce sont des lectures d’entretien. Ces temps-ci, Ambler, le Masque de Dimitrios, Ada de Nabokov, Jean Santeuil — je n’arrive jamais à relire la RechercheParadiso de Lezama Lima… Gibbon, que je lis comme un roman, tellement c’est improbable.

J.-P. S. : La frontière n’est pas si nette entre lectures de travail et lectures d’entretien…

J.-L. S. : Oui, il y a des choses que j’aurais lues autrefois comme des livres de travail que je lis aujourd’hui comme des livres d’entretien : par exemple Calvino, la Machine littérature, ou le texte de Freud sur les aphasies. Ce sont des lectures souples… Au fond, si on met à part quelques livres qui mystérieusement ponctuent, jouent le rôle de la basse continue, comme Céline, la majeure partie des livres changent de titre à être lus. La conscience de la langue d’un auteur prend souvent le pas sur l’intérêt théorique ou idéologique… l’inverse, la lecture, c’est-à-dire le pouvoir de rendre contemporains les titres de sa bibliothèque, est largement intempestive… et au sens strict créatrice d’histoire. D’où cette idée de donner le théâtre public des lectures privées. C’est cela le « café », un lieu public-privé, un lieu public où l’on reçoit les amis… Une autre idée de la revue est de faire circuler des textes, de faire passer des auteurs en français, comme Klima ou Deml qui, autrement, vu le fonctionnement automatique de l’édition, ne verraient pas le jour. Une dernière idée est de constituer aujourd’hui des petits noyaux dans le milieu intellectuel. Des petits noyaux où il y ait un peu plus d’amabilité et un peu moins de paranoïa. Les livres vivent ensemble… il doit être possible que des écrivains se parlent. Café ne se veut pas l’émanation d’un groupe, ni l’instrument d’une conquête.

J.-P. S. : De qui vous sentez-vous « frère » en tant qu’écrivain-lecteur ?

J.-L. S. : J’ai toujours un grand respect a priori pour Blanchot, dont quelques livres ont eu une extrême importance pour le lecteur… mais l’écrivain dont je me sens le plus proche humoralement — c’est la seule proximité que je puisse imaginer — c’est Musil. Du moins la représentation mythique que je m’en fais. Musil, c’est-à-dire le minimum éthique exigible pour qu’une œuvre voie le jour.

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