Jean Cayrol : né en 1911 à Bordeaux. Etudes de droit et de lettres. Bibliothécaire. Poète. Résistant. Déporté en 194? au camp de Mauthausen. Prix Renaudot 1947 pour son premier roman : Je vivrai l’amour des autres. Travaille aux éditions du Seuil, où il fonde en 1956 la revue Ecrire destinée aux « premières œuvres ». Une quarantaine de livres poèmes, romans, essais — dont Lazare parmi nous (1950), Lectures (1973) et Il était une fois Jean Cayrol (1982), largement consacrés à ses lectures — aussi livres de cinéma : Cayrol est notamment le co-auteur avec Alain Resnais de Nuit et brouillard et de Muriel. Académicien Goncourt depuis 1974. Deux récits viennent de paraître au Seuil : Qui suis-je ? suivi de Une mémoire toute fraiche.
Jean-Pierre Salgas : Dans Qui suis-je ? et Une mémoire toute fraiche, vous passez en revue les livres de vos personnages. Ces livres, que vous avez inclus dans le vôtre, vous les lisiez en l’écrivant ?
Jean Cayrol : Pas du tout. C’est plutôt pour moi une certaine forme d’humour. Ce sont tous des livres que je n’aime pas, ou que j’ignore. Il n’y a pas de sélection…
J.-P. S : Tout de même : la liste des volumes que choisit Gallia à l’hospice recoupe presque exactement celle que vous dressiez dans Il était une fois Jean Cayrol de la bibliothèque de votre père…
J. C. : Il n’y avait pas de bibliothèque. Simplement un rayonnage de douze bouquins : Barrès, Loti, France… et Le Mariage des prêtres pour le côté infernal ! C’est tout ce que je pouvais lire. Quand j’étais jeune, je ne lisais pas… Ou alors par hasard, n’importe quoi, n’importe comment, n’importe où. Aussi bien dans l’entrée d’une librairie que dans une bibliothèque publique. Une fois, j’ai été très influencé : à l’âge de quatorze ans, je suis entré dans une bibliothèque municipale à Bordeaux et j’ai lu Crime et Châtiment. Ça m’a tellement frappé que j’ai abandonné le livre sur la table. J’ai ouvert la porte, je me suis mis à courir dans les rues de la ville. J’avais l’impression d’être poursuivi…
J.-P. S. : Les livres sont pour vous des personnes vivantes…
J. C. : C’est pareil, je pense qu’il ne faut pas que le livre soit privilégié, soit un à-côté que l’on accepte dans les moments de détente. A partir de vingt – vingt-cinq ans, j’ai vécu très longtemps avec trois auteurs. Supervielle : j’aimais sa façon transparente, claironnante, joyeuse de parler de la mort. Rilke, pour son écriture, splendide et trouble, mais je ne vivais pas de manière rilkéenne. Et Kafka, que je traduisais avec Jean Carrive : en 1938, nous avons écrit à Max Brod pour qu’il nous envoie les dessins de la machine à tuer l’homme dans la Colonie pénitentiaire. Je vivais à tel point dans son monde que, quand je suis arrivé à Mauthausen, j’ai crié : « enfin, voici Kafka, voici la Colonie pénitentiaire ! ». Je l’ai fait entrer dans mon image providentielle de la mort de l’homme. Il m’a entraîné à sa suite et ne m’a jamais laissé tomber,
J.-P. S. : Il vous accompagne toujours ?
J. C. : Oui. J’ai vécu Kafka, si vous voulez, en tant que moi, et non pas en tant que Kafka. Je me suis intégré à sa vie même. Je n’en suis pas sorti. C’était mon frère aîné.
J.-P. S. : Vous ne le citiez pas en 1950 dans votre manifeste Pour un romanesque lazaréen…
J. C. : Il n’est pas à citer… J’ai vécu aussi beaucoup avec les romantiques allemands, je n’en ai pas parlé… Chez les auteurs, je cherche ce qui me ressemble, et non pas ce qui me différencie. Je ne peux pas arriver à entrer dans un auteur sans être invité copieusement, sans être à la même table, dans la même communauté. Autrement, ça ne m’intéresse pas du tout.
J.-P. S. : Pour reprendre votre comparaison, quels ont été vos « convives » après-guerre ?
J. C. : J’ai connu les grands convives. J’ai été un ami proche de Sartre et de Camus, mais ils n’étaient pas des « convives ». J’ai été influencé par Maurice Blanchot, Louis René des Forêts, Beckett…
J.-P. S. : Vous continuez à les lire ?
J. C. : Je ne les lis pas. Ils me semblent trop proches de moi. Et j’ai très peur de la similitude. Il faut absolument que je sois seul pour écrire. Je ne suis pas un pique-assiette de la littérature contemporaine. Je suis très caché, très dérobé, un marginal.
J.-P. S. : Vous faisiez à l’instant l’éloge de la ressemblance…
J. C. : Je me contredis continuellement. Parce que je parle au fur et à mesure que je vis. Et je n’ai rien préparé. Sauf une phrase de Hölderlin que je veux vous citer. Elle pourrait servir d’exergue à tous mes livres : « O terre mère, n’enfouis pas de cette manière ». Autrement dit, nous ne sommes pas prêts pour le tombeau, nous sommes prêts pour une sorte de résurrection complète tous les jours.
Cette vie quotidienne…
C’est cette vie quotidienne qui m’intéresse Tenez, hier, j’étais dans un magasin. Il y avait une femme. Quand je suis revenu plus tard, la patronne m’a dit : « elle sait qui vous êtes, elle vous a lu ». C’est formidable : on ne se parle pas et on se connait, on se reconnait. C’est çà l’écriture, cette façon d’être avec-les autres sans être avec les autres. Il ne faut pas croire que je suis en dehors parce que j’écris. Au contraire, l’écriture me propose de vivre totalement.
J.-P. S. : Reprenons le fil de la chronologie.
J. C. : Méfiez-vous avec moi de la chronologie. Je ne sais pas ce c’est. Je peux être âgé un jour et très jeune le lendemain.
J.-P. S. : Après-guerre toujours, vous avez été un compagnon de route du nouveau roman. Il a fait événement pour vous en tant que lecteur ?
J. C. : Oui, j’étais avec eux, surtout Robbe-Grillet et Duras… mais eux, ils étaient pour une littérature à sang-froid. Chez moi, c’est chaud, c’est même délirant. Le délire ne me gêne pas. Je crois que les gens sont délirants tout le temps, ils parlent de manière tout à fait irréelle. J’écoute beaucoup dans les restaurants : je suis les phrases, la façon dont elles se mélangent les unes aux autres ! C’est merveilleux. Non, après la guerre, ce sont les événements qui m’intéressaient; pas les lectures. Les événements faisaient lecture.
J.-P. S. : C’est-à-dire ?
J. C. : Je n’en parlais pas, mais je m’en suis toujours occupé. Pendant la guerre d’Algérie, je recevais des déserteurs dans mon bureau. Mais avant 68, je n’ai pas voulu mélanger l’actualité avec le rituel d’une littérature. Les mots sont faiblards face à l’actualité. L’écriture n’est pas ensanglantée, elle n’est pas saignante. Elle fait très attention à écrire avec du sang séché, caillé. En 68, quand même, je me suis dit : « Il faudrait trouver une façon d’écrire ça ». J’ai décidé de mélanger la poésie et le journal. J’étais tellement pris par les journaux que je suis tombé malade en décembre : je ne pouvais pas supporter le rapprochement entre une actualité débordante et les mots qui cahin-caha essayaient de suivre. Il ne faut pas mélanger, il faut que l’écriture prenne l’événement en charge, sans qu’on le sache forcément.
J.-P. S. : C’est pour ça, j’imagine, que vous n’aimez pas le roman policier – il laisse le lecteur « intouchable » disiez-vous dans Lectures. Pourquoi avoir fait de votre Gallia un auteur de romans policiers ?
J. C. : Dans le roman policier, le cadavre n’a aucune signification, c’est une victime. On l’utilise. Justement, j’ai voulu que mon personnage soit engagé dans une aventure, qu’elle devienne le cadavre de ses propres livres…
J.-P. S. : Que lisez-vous ?
J. C. : En ce moment, rien. J’essaie de faire le vide en moi. Parce que, figurez-vous, l’image me tourmente beaucoup plus que les mots. Je suis quelqu’un qui vit de rêves et de cauchemars. Ma nuit n’est pas une vraie nuit. C’est une nuit surprise par les images que j’ai pu voir sur une télé, même nulle. Ce que j’aimerais, c’est être vierge de tout, avoir en moi quelque chose de blanc. Pour que sur cette page, je puisse écrire ce que j’ai envie d’écrire… De façon générale, je lis en sourdine ou par hasard. Parce que je reçois des livres le matin par le facteur. Je veux savoir ce qu’il y a dans les premières pages. Je sais ce que vaut un auteur à travers les premières pages. Je suis, si vous voulez, un lecteur renifleur.
J.-P. S. : Une qualité pour quelqu’un qui a été longtemps lecteur de manuscrits.
J. C. : Oui, je vois tout de suite ce qu’il y a dans un manuscrit plus que dans un livre. On ne peut pas se dissimuler dans un manuscrit, tandis qu’un livre est plein de cachettes… Dans les romans, j’aime le cassé, le brisé. Les morceaux d’un roman, plus que le roman lui-même, Et puis j’aime prendre des phrases. Par exemple chez Stendhal : « faire pousser des orangers sur des tours glacées ». Je cherche ce qui sort des auteurs sans qu’ils le sachent. Je suis un lecteur infidèle.
J.-P. S. : Vous lisez vite ?
J. C. : Très. Je surplombe. Je ne lis pas phrase après phrase. Je suis à quelques centimètres au-dessus du sol de la lecture. Et j’essaie de deviner ce qui a été dit.
J.-P. S. : Les nouveautés mises à part, j’imagine que vous ne vous faites pas de programme de lecture.
J. C. : Non. J’ai une grande bibliothèque de livres que j’aime beaucoup. Je n’y touche pas. Les vers y touchent à ma place. Et l’humidité dévore les livres — Je suis comme l’humidité, je dévore — De temps en temps, je prends au hasard un livre, un Cyrano de Bergerac ou un Blaise de Vigenère…
J.-P. S. : L’un des auteurs que vous citiez dans Il était une fois Jean Cayrol…
J. C. : Je l’ai découvert quand je travaillais au Seuil. Je connaissais son Traité du sel et son Traité du feu. Et puis j’ai lu Les Tableaux de plate peinture, un in-folio indigeste et imbuvable : vers la page 600, au milieu de paragraphes sur Aristote, j’ai trouvé d’admirables poèmes : Les Encensements. J’ai compris que cette espèce de magicien des mots se cachait derrière des in-folios pour arriver à dire de manière féérique ce qu’était pour lui la vie.
J.-P. S. : Vous l’aviez découvert à la Bibliothèque Nationale ?
J. C. : Pas du tout. Elle m’intimide, comme les librairies. Je crois que je ne suis jamais rentré dans une librairie. Non, je l’ai cherché sur les quais. Juste avant la guerre, j’ai été bibliothécaire. C’est comme ça que j’ai eu connaissance de livres mystérieux que personne ne connaissait, et que j’ai d’ailleurs essayé de sauver d’un incendie assez terrible, pour que les autres puissent les aimer.
J.-P. S. : Quels sont vos autres auteurs favoris ?
J. C. : En dehors de la littérature scientifique du XVIe, que j’aime pour ses recherches de style, les livres qui m’ont touché beaucoup… je dirais Les lllusions perdues, Les Grandes espérances, Henry James… C’est immense, je m’y retrouve, je peux faire mon territoire dans leur territoire. Mon nid.
J.-P. S. : C’est eux que vous emporteriez sur une île déserte ?
J. C. : Non. Les romantiques allemands plutôt et Rilke, Kafka, Supervielle… Mais d’abord si je partais sur une ile déserte, je n’emporterais pas de livres. J’essaierais de les faire moi-même. Les autres me gêneraient. L’île ne serait plus déserte.
J.-P. S. : Vous êtes catholique, et vous ne citez pas la Bible.
J. C. : C’est un roman comme les autres. Une grande histoire style Dynastie, une épopée à la James Michener. Alors je la lis comme un roman, je ne la lis pas…
J.-P. S. : Vous avez des envies de relectures, ou de lectures ?
J. C. : Il y a plusieurs auteurs que je voudrais reprendre et que je ne reprends jamais. Max Jacob : j’ai l’impression qu’il a été abandonné et qu’on a mis ses poèmes aux orties. René Char. Les premiers livres de Michaux. Pierre Jean Jouve, que j’ai très bien connu : « Un soir où l’on est plus jeune que sa jeunesse, un soir où l’on a beaucoup souffert mais où plus rien n’est vain, plus rien n’est pour la cendre »…