J.M.G. Le Clézio : « Lire, c’est s’aventurer dans l’autre »

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 435 du 1er mars 1985]

 

Jean-Marie Gustave Le Clézio : né en 1940 à Nice. Nationalité franco-mauricienne. Etudes littéraires en France et en Angleterre. Diplôme d’études supérieures sur Henri Michaux. Service militaire en Thaïlande et au Mexique. Séjours chez les Indiens du Panama. Vit à Nice et au Nouveau Mexique. Dix-huit livres, romans, essais, nouvelles, éditions de textes indiens, depuis le Procès-verbal, prix Renaudot 1963. A une exception près (Hai, chez Skira), tous publiés chez Gallimard. Vient de paraître : Relation de Michoacan, et le Chercheur d’or. Sur les lectures de Le Clézio, on peut consulter Conversations avec J.-M.-G. Le Clézio, par Pierre Lhostel (Mercure de France, 1971).

Jean-Pierre Salgas — A vous lire, on a le sentiment que vous êtes un lecteur perpétuel. Non seulement de livres, mais de toutes les écritures qui nous entourent, ou de tout ce qui peut sous vos yeux en prendre forme…

J.-M.-G. Le Clézio — Dans la rue, tout me semble écrit. La ville est une architecture d’écriture. Cela doit venir de ce que j’ai eu beaucoup de mal à apprendre à lire. Alors qu’écrire était facile. J’étais sans cesse distrait par l’aspect des caractères. Je ne percevais pas les mots, mais des signes, des dessins. Comme quelqu’un qui se demanderait si, dans ce qui est écrit, c’est le blanc ou le noir qu’il faut lire. Encore aujourd’hui, je reste sensible au côté alphabet de l’écriture. Et, si la typographie d’une page dessine quelque chose, j’ai du mal à me défaire de cette impression, et à comprendre ce que je lis. Ou alors, je lis autrement : je parcours la page à toute vitesse, saisis vingt mots, et avec ces vingt mots, reconstitue une page complétement différente. De même, quand j’arrive au bas d’une page, j’imagine la suite. Si elle ne correspond pas à ce que j’ai prévu, je ne comprends plus ce que je suis en train de lire… Sans compter la fatigue qui fait s’échapper les mots, comme dans Alice au pays des merveilles… Lire me demande un grand travail d’imagination… et de focalisation : je dois empêcher mon esprit d’aller voir ailleurs. De trop lire entre les lignes. Pourtant, je crois qu’il faut lire entre les lignes…

J.-P. S. — Il y a des livres plus faciles que d’autres à lire entre les lignes ?

Le Clézio — Pour certains, c’est quasiment impossible. Je pense à Jules Verne par exemple. Je m’en suis d’ailleurs lassé très vite. Jack London, au contraire, écrit beaucoup entre les lignes. Comme beaucoup d’Anglo-Saxons, c’est un homme qui a la pudeur du sentiment. Il dit à peine, mais on perçoit. C’est là que commence l’aventure de la lecture. Les Français sont souvent durs à lire entre les lignes… J’ai lu Proust assez tardivement et j’ai découvert qu’il écrivait beaucoup entre les lignes. Il n’achève pas, il laisse les choses en suspens, les descriptions, les conversations. C’est là qu’on aperçoit… un peu comme lorsqu’on est dans un train et qu’un autre train passe en sens inverse. On voit des reflets, des éclairs… C’est un peu cela la lecture, ces images subliminales qui disparaissent très vite et qui marquent.

J.-P. S — Dans l’un des chapitres « autocritiques » du Livre des fuites, vous aviez des mots très durs pour Proust…

Le Clézio — J’ai longtemps été inquiété par Proust. La raison en est cachée, affective. Son monde me déplait. Et je crois qu’il ne l’aime pas non plus. C’est un peu le cas de Balzac aussi, que je n’arrive toujours pas à lire — j’en suis resté au Père Goriot. On a du mal à aller au-delà de l’antipathie de l’auteur lui-même pour l’univers qu’il décrit, et où il sent qu’est dissimulé le secret de son existence. Mais y arriver est une expérience autrement plus profonde que si l’on avait été attiré par quelque chose de sympathique.

J.-P. S — Vous pouvez aimer des écrivains qui sont très loin de vous ?

Le Clézio — Oui, lire c’est s’aventurer dans l’autre. Se dépayser. Si la rencontre n’existe pas, mieux vaut ne pas lire. Lire doit vous prendre, parce qu’à un moment donné, vous avez le sentiment d’un échange d’âmes. C’est quelque chose de bizarre, d’inquiétant, de presque magique. Je reviens toujours aux premières fois, parce que c’est là qu’on sent le mieux les choses. C’est Conrad qui m’a donné la première fois cette impression de la magie de l’échange avec l’autre. Je l’avais lu vers 18 ans sans bien comprendre. Je l’ai relu un peu après, j’ai saisi ce qu’il voulait dire : à partir d’une anecdote banale, un cas de folie ou de racisme, il vous entraîne dans son univers, vous vous sentez concerné de très très près, comme si vous aviez vécu cette histoire. J’ai relu récemment plusieurs livres de lui. Je suis toujours ému de voir que si peu de mots, si peu de volume, un livre, peut changer une vie. Non seulement par rapport aux autres. Mais comme s’il prenait la place de l’autre. Comme s’il devenait l’autre.

« Quand j’ai abordé Conrad, je n’avais pas de vie. Il m’a fait comprendre ce que je cherchais en moi-même. »

J.-P. S — Conrad a changé votre vie ?

Le Clézio — Quand je l’ai abordé, je n’avais pas de vie. Il m’a fait comprendre ce que je cherchais en moi-même. On dit toujours : « Qu’emporteriez-vous dans une ile déserte ? » Je dirais : Conrad, Le Nègre du Narcisse ou la Folie-Almayer.

J.-P. S — Vous avez souvent comparé votre chambre à une île. J’imagine qu’elle est pleine de livres…

Le Clézio — Elle en est très abondamment peuplée ! C’est très important, très important qu’ils bougent aussi, qu’ils ne restent pas à la même place. Que Marco Polo, Proust ou Dante soient là, côte à côte, pas rangés… Les livres doivent servir, être ouverts, un peu abîmés…

J.-P. S — Vous restez dans l’île pour lire ?

Le Clézio — Pas forcément. Je peux lire dehors, à la plage, dans la forêt, dans les champs, dans un jardin public. Je lis plus difficilement en train, en autocar, ou en métro.

J.-P. S — Le jour, donc.

Le Clézio — Ca dépend des types de lectures. Pour celles qui ne requièrent pas l’absence de soi-même, les essais, l’ethnologie… le jour peut aller. En revanche, plus je vais vers le difficile, la poésie, plus j’ai besoin de la nuit. Couché, allongé, en tous cas, toujours. Le corps horizontal. Comme les enfants qui se mettent dans la posture du chien héraldique, l’animal reposant et vigilant en même temps. En vieillissant, nous avons basculé sur le côté… Mais le fauteuil est une absurdité.

J.-P. S — « Les livres doivent être ouverts », dites-vous. En un autre sens, dans l’Extase matérielle, vous disiez ne pas supporter les livres ouverts, pas plus que les miroirs…

Le Clézio — C’est encore à cause de la magie du livre. On n’entre pas innocent dans un livre, on n’en sort pas intact. Les Indiens dont il est question dans la Relation de Michoacan, étaient épouvantés de voir que les Espagnols étaient capables de déchiffrer un message écrit sur un bout de papier mille kilomètres plus loin. Ils y voyaient de la magie. Ils n’avaient pas tort. Un livre ouvert était de la magie devant moi. Qui sait ce qui peut en sortir ? Comme de la boite de Pandore…

J.-P.S — Vous vous êtes mis à écrire dans le prolongement de vos lectures ? Pour à votre tour créer de la magie…

Le Clézio — Comme je vous le disais, j’ai écrit avant de lire. C’était presque une démarche de conjuration devant ma difficulté d’apprendre à lire. Une façon de dire : « Je m’en sors. Vous voulez que je lise, eh bien j’écris ! Lisez, vous ! » Je crois que les choses n’ont pas tellement changé. Beaucoup d’écrivains doivent être des gens qui écrivent pour ne pas lire… C’est leur façon à eux de lire… J’ai relu mes romans de cette époque. Ce sont des récits d’aventure, de voyage. Je suis très étonné de ce qu’on peut faire à 6 ou 7 ans. Il y en a un dont je me suis dit : « j’aurais aimé pouvoir écrire ça ! » Une histoire qui se passait chez les mouettes : le monde était vu par les yeux d’une mouette.

J.-P. S — Une réflexion que vous vous êtes faite souvent, devant les livres des autres ?

Le Clézio — Oui. Il y a eu Salinger, Céline, Michaux… vers vingt ans, à l’époque où j’ai commencé à écrire sérieusement. Et puis les romanciers américains, Dos Passos, Steinbeck, Hemingway, qui m’ont fait comprendre ce que pouvait être la littérature. J’en retenais des passages qui me semblaient des modèles, et je me demandais si j’arriverais à faire mieux.

J.-P. S — Vous ne citez pas Sartre, qui me semble pourtant très présent derrière vos premiers livres, notamment l’Extase matérielle.

Le Clézio — Je ne l’ai pas senti pour l’Extase matérielle. Pour les romans, oui : je marchais dans le même sens, je retrouvais une trace. L’Extase matérielle a été écrit à la suite de Parménide. Il y a eu une époque où j’ai vécu en osmose avec le poème de Parménide, sans rien y comprendre. En faisant presque dessus une méditation bouddhique, en le laissant infuser en moi, en regardant naître les choses en moi à la suite du poème.

J.-P. S — Vous lisez de la philosophie aujourd’hui ?

Le Clézio — Après Parménide, j’ai eu du mal adhérer à la philosophie explicative, telle qu’elle existe en Europe, sauf peut-être chez Heidegger. Je suis rebuté par une philosophie qui passe par la logique et le langage. Alors que d’autres véhicules doivent être possibles : la poésie, le roman ne sont pas seulement des mots, mais ce qu’il y a entre les mots, des dessins, des impressions, un échange magique. Je suis donc plutôt attiré par les présocratiques, ou Platon quand il court-circuite la raison. Et par la philosophie orientale, à laquelle j’ai accédé presque par hasard, vers vingt ans, en lisant Guénon. J’ai lu Sri Aurobindo puis les Vedas, les Upanishads… J’y découvrais ce que je cherchais chez Parménide ou Platon, une sagesse qui n’est pas forcément une ligne de conduite. Le monde vit, ressentez-le ! Ces livres sont comme des chambres noires, où l’on voit, de temps en temps, passer un aspect du monde.

J.-P. S — Une grande part de votre activité est consacrée à ce qu’on pourrait appeler une ethnologie mi-réelle, mi-imaginaire des Indiens. Les lectures ont précédé les voyages, ou les voyages les lectures ?

L e Clézio — Je crois que tout a commencé par la lecture d’extraits de l’Histoire véridique de la nouvelle Espagne de Sahagun, dans des vieilles collections que j’avais, du Journal des Voyages et du Magasin pittoresque. Vers 10 ou 12 ans. Par la suite, j’ai été très frappé par Martin Paz de Jules Verne, qui se passait dans les Andes. A tel point que je l’ai réécrit ; en le transposant aux Antilles ! Un troisième livre a joué dont j’ai oublié l’auteur, sur les Incas. Ensuite, il y a eu les voyages et les livres sérieux, Métraux, etc. L’un d’eux a été particulièrement important, que j’ai lu alors que j’étais au Mexique en 1966 : Mexico desconosido de Carl Lumholtz. A l’inverse des vrais livres d’ethnologie qui me laissent une impression d’amertume, il s’agit là — on pourrait dire la même chose de Lévi-Strauss ou de Soustelle — d’un texte onirique, où la science est soutenue d’une bonne part d’imaginaire, même assez enfantin, où la littérature se fait monnaie d’échange du savoir… Alors que j’étais coincé à Mexico, qui est devenue une ville occidentale, Lumholtz me faisait sortir de moi et aller ailleurs. En fait, ce sont les livres qui ont été les véhicules des voyages et de mon goût du monde amérindien. Plus que les rencontres véritables, d’ailleurs assez illusoires avec les Indiens…

J.-P. S — En dehors de l’ethnologie, lisez-vous des livres non littéraires ? J’irai plus loin : ne vous arrive-t-il pas de lire des livres dont vous savez d’avance que vous ne comprendrez pas tout ? Pour la simple curiosité du langage…

Le Clézio — Oui, il m’est arrivé de lire un manuel d’informatique auquel je ne comprenais strictement rien. Je suis attiré par les nomenclatures, les semblants de classification. Il y a quelque chose qui commence à fonctionner, on ne sait trop quoi… Il y a le plaisir de voir défiler des objets, de regarder voisiner le parapluie et la machine à coudre ! Le dictionnaire faisait partie de mes premières lectures. J’avais commencé par un dictionnaire de la conversation, composé vers 1840, dans le but de fournir des idées aux gens des salons : on y parlait aussi bien des vertus de l’électricité que des mythes grecs. Je suis ensuite passé à Larousse, Quillet, et à l’Encyclopédie britannique, qui me fascinait parce qu’avec le changement de langue, j’avais le sentiment d’avoir accès à un autre savoir… Récemment, j’ai lu un dictionnaire des produits pharmaceutiques… et, il y a trois jours un lexique japonais – anglais, un recueil de formules toutes faites… Le plaisir que je prends aux mots est purement sonore, j’imagine les langues étrangères que je ne connais pas. Dans tous les livres, il doit y avoir cela. Feuilleter un livre revient toujours un peu à parcourir le dictionnaire, à faire apparaître des mots, des images.

J.-P. S — Vous avez des lectures dites « de divertissement » ?

Le Clézio — Uniquement la bande dessinée. Je lis n’importe quoi. C’était en fait ce que je voulais faire. Mais je me suis rendu compte que mon niveau de dessin était insuffisant. Je suis passé à l’écriture par paresse. Mais je garde le projet de collaborer un jour avec un dessinateur.

J.-P. S — Comment vous viennent les livres ?

Le Clézio — A l’époque où je lisais le plus, je lisais les livres que ma mère prenait à la bibliothèque circulante du quartier. Elle revenait du marché avec des nourritures terrestres et des nourritures spirituelles. Je lisais n’importe quoi. Des livres inquiétants : L’Araigne de Troyat, Marcel Aymé… Ensuite, je me suis mis à acheter les livres dont on me parlait, ou dont parlaient les journaux. J’ai lu par rebondissement, en sautant de livre en livre : Jules Verne par exemple m’a conduit à Roussel qui m’emballait beaucoup plus… Il arrive un moment où les grands livres sortent du temps et évoluent de manière autonome les uns par rapport aux autres. Comme différents points d’une constellation en mouvement. Vous êtes l’observateur sur votre planète, vous faites le point : certains livres sont occultés, d’autres apparaissent. Il est difficile de les arrêter.

J.-P. S. — Quand vous découvrez un auteur, vous vous empressez de tout lire ?

Le Clézio — Non. Pour Roussel, j’avais commencé par Locus Solus, à cause du titre. Bien longtemps après j’ai lu Impressions d’Afrique qui m’ont déçu. C’est tout, si j’excepte Comment j’ai écrit certains de mes livres. Je pense que lorsqu’on a lu un livre très frappant d’un auteur, on devrait s’en tenir là. Il y a moins de magie, si on disperse la magie. S’il y avait plusieurs Bible, la Bible ne serait pas ce qu’elle est.

J.-P. S — Vous lisez plusieurs livres simultanément ?

Le Clézio — Non, je ne quitte pas un livre avant de l’avoir fini. Si je ne le termine pas, c’est que je ne l’avais pas commencé.

J.-P. S. — Vous relisez beaucoup ?

Le Clézio — Les écrivains que j’aime sont des écrivains sur lesquels je suis revenu. Ceux que je n’ai lus qu’une fois sont des écrivains dont je n’ai pas senti la nécessité. Je pense à Nodier par exemple. Adolescent j’avais lu la Fée aux miettes, comme une histoire amusante. Je n’ai pas cessé d’y trouver des choses de plus en plus étranges au fur et à mesure des passages de la vie. De même pour Smarra. Je l’ai repris récemment : il y a peu de livres où la transcription du rêve est aussi parfaite. On lit aussi pour trouver des rêves…

J.-P. S — Que lisez-vous en ce moment ?

Le Clézio — Je viens de terminer le Mémorial de Sainte-Hélène, que je ne connaissais pas, et qui m’a donné l’impression d’un étonnant reportage à plusieurs voix. Auparavant, je lisais Bonaventure des Périers.

J.-P. S — Vous partez demain au Mexique. Qu’y a-t-il dans vos valises ?

Le Clézio — Bonaventure des Périers, Agrippa d’Aubigné, Cyrano…, un livre d’Octavio Paz sur une poétesse mexicaine, Juana de la Cruz, …et puis un gros Rabelais illustré, qui doit bien faire trois kilos. Je tiens à ce volume-là. La langue de Rabelais étant un peu difficile, j’ai besoin d’un Rabelais écrit gros.

J.-P. S — J’imagine qu’il s’agit de l’édition dans laquelle vous l’avez découvert.

Le Clézio — Non, j’ai dû le découvrir dans une édition illustrée par Gustave Doré. Mais il y a de ça : si le livre est objet de magie, il est évident qu’on y met soi-même un peu de ses propres ombres. Par exemple, je ne peux pas lire Shakespeare ailleurs que dans une édition scolaire, achetée d’occasion en Angleterre, quand j’avais dix-huit ans. Je ne peux pas détacher le texte des illustrations faites par des peintres pompiers, qui s’y trouvent toutes les 30 pages. Sous chaque image, il y a une citation. Ce sont elles qui me viennent à l’esprit chaque fois que je pense à Shakespeare. Et aussi l’inscription inscrite dans un blason, sur la page de garde, par le précédent propriétaire : « My motto, be true to myself ». Pour moi, ce livre-là, c’est Shakespeare !

J.-P. S — Vous écrivez sur les livres ? Entre les lignes de ce que vous lisez ?

Le Clézio — Ah oui, je ne suis pas du tout respectueux. Avec la Pléiade, j’hésite, mais le Livre de poche est merveilleux pour ça. Je dessine ce que j’ai lu. De ce point de vue, mon plus grand souvenir est Salinger : Pour Edmée avec amour et abjection. Le livre m’avait tellement ébahi, que je l’avais totalement illustré. Je l’ai perdu depuis… comme les autres livres de Salinger. Comme la plupart des livres auxquels je tiens d’ailleurs. Ils disparaissent facilement…

J.-P. S — Qui avez-vous envie de voir apparaître ? Quels sont vos grandes envies de lecteur ?

Le Clézio — Les contemporains, les modernes… Joyce, que je connais mal, les Russes comme Cholokhov : il doit y avoir là une dimension romanesque que le roman européen ne donne plus… Je ne suis pas très attiré par le Nouveau Roman, que je ne connais pas très bien… Des poètes : Ponge… et Claudel ou Saint John Perse, pour qui j’ai longtemps eu de l’antipathie. Claudel m’attire, depuis que je sais le rôle qu’il a joué dans la formation du sentiment national tchèque. Sinon, Tagore, les Soufistes, Ibn Khaldoun…

J.-P. S — Vous avez de toute évidence, aux livres, un rapport analogue à celui que vous avez avec les êtres. Des livres vous ont-ils incité à aller rendre visite à leurs auteurs ?

Le Clézio — Jamais. J’ai croisé Sartre, mais n’ai pas osé lui parler. J’ai rencontré Queneau, nous avons parlé de mille et une choses, mais pas de ses livres… A une exception près : j’aimerais rencontrer Henry Roth. Parce qu’il a écrit un seul livre. Cela s’appelle dormir, ce qui est un peu l’idéal de tous les écrivains, et que ce livre est si beau. Un livre qui parle deux langues : quand les personnages s’expriment en Yiddish, ils parlent anglais, quand ils parlent américain, ils s’expriment en argot. Je peux le voir : il vit en partie à New York, en partie au Nouveau Mexique. Mais j’hésite : il est très âgé. Et je crois que je serai tellement ému que je ne pourrai pas dire un mot. C’est un peu comme Michaux : je l’ai rencontré à plusieurs reprises, j’ai toujours eu l’impression de le déranger. On gagne à le voir, mais je ne suis pas sûr que lui y gagne… [1]

Notes

[1] Cet entretien s’est déroulé avant la mort d’Henri Michaux.

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