Henri Thomas à la chasse aux trésors

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 407 du 15 décembre 1983.]

 

Henri Thomas : 71 ans. Poète, romancier, traducteur. Enfance vosgienne. Khâgne au lycée Henri-IV à Paris : élève d’Alain. Fait la guerre comme interprète. De 1946 à 1957, travaille à Londres à la BBC. De 1958 à 1960, enseigne la littérature française aux USA. Vit aujourd’hui pour moitié à l’île de Houat, pour moitié dans le 14e arrondissement de Paris. Premier roman en 1940 : Le Seau à charbon. Une vingtaine de livres depuis dont La chasse aux trésors (1952) consacré à ses lectures. Nombreuses traductions (anglais, allemand, russe). Prix Femina 1961, Prix Valery Larbaud 1970. Son dernier livre Le Migrateur vient de paraître chez Gallimard.

Jean-Pierre Salgas. — Vous vous rappelez vos premières lectures ?

Henri Thomas. — Très nettement. C’était les Jules Verne, L’Ile mystérieuse notamment, que je trouvais dans la salle de la mairie du village. J’avais sept ans. J’ai encore les gravures en taille-douce de l’édition Hetzel dans les yeux. Ça a été déterminant : j’ai vu la mer à travers Jules Verne… Voyez, ce sont ces grandes lectures de l’enfance qui sont prodigieuses. Elles restent souterraines. Ensuite, il y a l’école qui vous détournerait plutôt de la lecture.

J.-P. S. — Ça été votre cas ?

H. T. — Elle m’a plutôt jeté vers une autre lecture. On faisait des explications de textes imbéciles qui ne rendaient pas les livres très sympathiques, mais un jour il y a eu le miracle : la rencontre de la poésie. C’est très net, comme une cassure. J’avais entre treize et quatorze ans. Dans des morceaux choisis, il y avait deux strophes du Bateau ivre : elles se sont inscrites immédiatement dans mon esprit sans les apprendre. Je n’ai eu de cesse de trouver la suite. On avait beau être près de Charleville, c’était très difficile. Alors j’ai pris une filière mystérieuse : j’avais un libraire, le père Gombault, une espèce de sorcier pour moi. Il a découvert que j’aimais les livres : je lui en commandais, tous plus abracadabrants les uns que les autres sous couvert de fournitures scolaires. Je ne pouvais pas choisir. Je suivais ses catalogues comme un chat qui cherche une herbe. Je la trouvais d’ailleurs ! C’est comme ça que j’ai lu tous les poèmes d’Adelsward de Fersen. Je me souviens aussi d’un monument sur la conquête diplomatique du Tonkin trouvé dans un grenier. Avec la lecture, une seconde vie commençait pour moi.

J.-P. S. — Votre passion des langues date du même moment ?

H. T. — Oui, j’avais un merveilleux professeur d’anglais, presque noir — dans les Vosges, c’était curieux — M. Letang. Il m’a ouvert l’anglais qui a tout de suite été pour moi plus important que l’allemand. L’allemand, j’y suis revenu plus tard avec les poètes de la vallée du Rhin. J’ai appris l’anglais dans La Foire aux vanités de Thackeray : je cherchais chaque mot dans mon dictionnaire, mais je ne m’ennuyais pas : c’était comme si je grattais une couche de peinture sur un tableau. C’est le premier livre que je lisais en entier ; ensuite il y a eu Edgar Poe… L’anglais pour moi c’est la langue du grand roman : Dickens, Meredith, Thomas Hardy surtout qui m’a énormément formé. Un grand roman qui reste dans mon esprit lié au métro de Londres : durant les dix ans que j’ai passés en Angleterre, je faisais deux heures de métro par jour pour aller et revenir de la BBC où je travaillais.

J.-P. S. — Vous lisez toujours dans le métro ?

H. T. — Je lis à ce qu’on appelle les moments perdus qui sont souvent les moments gagnés. Je ne sors jamais sans un livre. Dans le métro, je connais toutes les ruses de la lecture : il faut que le wagon soit plein pour qu’on ne soit pas secoué ! Je lis aussi beaucoup la nuit, je meuble comme ça mes insomnies. Et j’ai une petite manie : j’écris sur les pages des livres. Le Migrateur est pour une bonne part fait de choses reprises dans les marges des livres.

J.-P. S. — Votre désir d’écrire vous est venu de la lecture ?

H. T. — Non, les deux sont parallèles. Mais les livres introduisaient une espèce de levain dans ce que j’écrivais. Il est sûr que la prosodie anglaise m’a aidé à briser la forme du poème français : j’ai commencé par écrire des vers réguliers, avec peut-être un petit déhanchement qui était à moi. Mais c’est le vers anglais qui m’a déshabitué du ronron de la poésie française. A ce propos, il y a des interférences étranges. Prenez Rimbaud : je ne crois pas qu’il ait lu Blake. Ses phrases poétiques sont pourtant très proches. C’est pareil pour Verlaine : Verlaine est un poète anglais en français. Ses plus beaux poèmes sont écrits sur Londres. Cette ville était magique. Quand j’y habitais j’ai d’ailleurs retrouvé la maison de brique noire ou ils avaient vécu avant leur grande querelle. Rien n’avait changé. A l’époque, j’ai publié la photo dans « Arts ».

J.-P. S. — Les livres vous conduisent souvent sur les lieux de leurs auteurs ?

H. T. — Non, à part Londres, j’ai juste été à Roche dans la banlieue d’Attignies, où Rimbaud a écrit la Saison. La maison est toujours là, en ruine : les Allemands l’ont fait sauter en 1917. Ils y avaient installé un dépôt de munitions. C’est beau, non, qu’il y ait eu un dépôt de munitions à la place de la Saison en enfer.

J.-P. S. — Et les visites que vous avez rendues à tous vos grands contemporains, sont-elles, comme celles « rendues » à Rimbaud ou Verlaine, une conséquence de vos lectures ? Je pense à Gide, à Artaud…

H. T. — Je n’ai pas eu souvent cette envie. En général je les ai connus par raccroc. Sauf pour Gide, mais j’étais au collège… Quand je suis arrivé au lycée Henri-IV, j’ai mis des mois à me décider à aller le voir. J’étais intimidé, je ne savais pas quoi lui dire. D’ailleurs, je n’ai jamais su quoi lui dire. Il m’a dit une fois « Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi empoté que toi ». C’était vrai. Un jour, je me rappelle, je lui ai dit : « J’aurais bien voulu connaître Baudelaire ». J’avais l’air d’insinuer que je n’avais pas connu de gens remarquables ! Il m’a répondu : « J’ai connu des gens qui avaient bien connu Baudelaire : il était in-sup-por-ta-ble »… C’est terrible à dire mais je me suis aperçu par la suite que Gide m’impressionnait parce qu’il était un grand bourgeois. Avec de l’allure, et la gloire en plus.

J.-P. S. — Et Artaud ?

H. T. — Pendant la guerre, j’étais chargé de ranger la bibliothèque de Gide qui était en Tunisie. On croyait que les Allemands voleraient la correspondance des grands hommes ! Hegel peut-être aurait eu cette idée, mais les autres… C’est comme ça que j’ai connu Artaud : j’avais été interloqué par les dédicaces que je lisais sur ses livres dans la bibliothèque de Gide. J’ai été le premier à aller à Rodez. Artaud avait un manteau plein de reprises blanches : « Ce sont les dames de Rodez qui me l’ont offert me dit-il. Avec ça, comment voulez-vous que je n’aie pas l’air d’un fou ? ». Nous sommes sortis dans la ville. Comme je lui faisais remarquer la cathédrale, il m’a dit : « Ne la regardez pas, il y a un homme enfermé dans la rosace ! Ça sue le maléfice ! ». Il ne pouvait pas la voir. Je le comprends. C’est drôle une cathédrale quand on y pense, c’est comme un hippopotame… ça ne veut rien dire ou tout dire… Ensuite, quand il est venu à Paris j’errai souvent avec lui dans les rues. C’était difficile de se promener avec lui : il parlait des vivants comme s’ils étaient morts, et des morts comme s’ils étaient vivants. Un jour en passant rue Vaneau, j’ai téléphoné à Gide. Ni Mauriac, ni Claudel n’auraient fait ça : Gide a dit : « Montez tout de suite ». Il a chialé et a déclaré : « Mon petit Artaud ; tout cela t’aura enrichi ». Dans l’ascenseur, en descendant, Artaud m’a dit : « Eh bien, je crois que ça ne commence pas trop mal ». Il lui restait quatre ans à vivre. Je suis content d’avoir vécu un tel moment. C’est pur. Et au fond, j’ai fait mon devoir, comme un parfait petit chimiste, comme disait Baudelaire…

J.-P S. — Les livres d’Artaud ont compté autant que l’homme ?

H. T. — Non, ce n’est pas Rimbaud. Il m’a frappé par ce qu’il manifestait. Quand il chantait ses textes, c’était bouleversant. Marthe Robert a eu raison de dire qu’il fut le dernier poète sacré, un vates, un voyant du Moyen Age.

J.-P. S. — Quels sont les livres qui comptent aujourd’hui pour vous ?

H. T. — La poésie russe. C’est presque la poésie tout court. J’ai appris le russe dans des conditions héroïques… au début de la guerre, en plein pacte germano-soviétique. Les grammaires russes que j’avais dans mon sac m’ont valu de n’avoir jamais le moindre galon ! En ce moment, j’essaie de traduire pour moi des poèmes de Tioutchev, un poète des années 1850. Plus verlainien que lamartinien. A propos du siège de Sébastopol qu’il a vécu, il écrit « Les corbeaux se rassemblent sur les fils du télégraphe dans la steppe et ils se parlent des monceaux morts de Sébastopol »… La poésie russe c’est le monde des images. Je pense à Essenine aussi, je ne sais comment dire, cette espèce de paysan qui s’est pendu dans un escalier à Moscou… c’est un frère…

On a toujours un double

J.-P. S. — Vous avez d’autres « frères » en littérature ?

H. T. — On a toujours un double qui se promène dans les livres des autres. Et puis, il y a des auteurs qui m’ont beaucoup intéressé. De ceux dont on a l’impression qu’ils ont parlé pour vous. Ce sont rarement des auteurs de premier plan. Par exemple Charles Lamb : je lui ai consacré un hiver à Londres. Il y a des textes, des lettres à Coleridge que moi seul ai traduits. C’était un être extraordinairement sympathique, ce pauvre Lamb : toute sa vie, il a soigné sa sœur qui était folle. Et il a eu des amitiés fabuleuses, Byron même… Enfin il parle de Blake en tant que poète ; à cette époque, très peu d’Anglais parlent de Blake autrement que comme graveur… Il y a aussi des auteurs de premier plan, mais pour des œuvres qui ne le sont pas : Shakespeare — j’ai traduit Titus Andronicus, un vrai roman policier — Melville pour ses poèmes — qui les connaît en France à part Pierre Leyris ? — ou Thomas Hardy : il a écrit un immense poème dramatique Les Dynastes où il fait intervenir son père, le médecin Hardy, qui était bord du Victory quand Nelson y est mort. Il y a dans la poésie anglaise une chose qui n’existe plus en France : les poèmes narratifs. Paulhan me disait : « Qui osera encore écrire : « Il se fit tout coup le plus profond silence, quand Georgina Smolensk se leva pour chanter » ? C’est de Musset.

J.-P. S. — Dans « La Chasse aux trésors », imaginant une enquête sur vos lectures, vous rêviez qu’on vous demande ce que vous avez réellement lu, durant l’année écoulée. Il est temps de répondre…

H. T. — J’ai lu la correspondance de Delacroix, les six  volumes…, celle de Byron, un petit livre aussi, publié chez Thot ; un échange de lettres entre Huysmans, Bloy, Villiers, Mallarmé. C’est admirable. Et Mallarmé en sort grandi : à la mort de Villiers, il est d’un dévouement… Personne ne dit du mal de lui. J’ai lu également le Coran — en allemand ! — les Carnets, de Louis Gilloux, et repris les Possédés.

J.-P. S. — Et en ce moment, que lisez-vous ?

H. T. — Regardez sur ma table : des romans américains, Seize the day de Saül Bellow. Le livre en dessous, c’est un vieux Spinoza en loques; ses premiers écrits, ses enfances cartésiennes. J’ai une dévotion pour lui. Mais il y a des choses désopilantes : ces grands philosophes, quand ils avaient dit « clair et distinct » ils étaient contents. Alors que rien n’est clair et distinct… Et puis les lettres de Sainte-Beuve choisies par André Billy. C’est foudroyant. Aucune correspondance de l’époque ne nous donne cette impression. Il est d’une sincérité brutale, surtout avec les dames. A l’une, il écrit : « depuis trois jours, je cours dans les rues comme un chien. » Quand on pense qu’il était sénateur ! C’est quelqu’un, Sainte-Beuve ! On peut le détester, mais finalement non ! Enfin, récemment, je suis tombé sur Chestov : il écrit mal, il rabâche. Mais c’est une parole haletante qui vous ramène toujours à la genèse. C’est brutal, violent, arbitraire, terrible. Après, on se méfie de tout. Il n’est pas possible d’amener quelqu’un à la lecture de Chestov.

J.-P. S. — Vous lisez toujours dans plusieurs langues à la fois ?

H. T. — Oui, ça me repose. Les associations d’idées sont différentes. C’est comme des compartiments étanches. Ils n’ont pas été inventés pour les sous-marins, mais pour la lecture. Et puis j’aime beaucoup lire des livres d’histoire dans une langue étrangère : en ce moment, une histoire des Etats-Unis, qui me fascine. Moi qui y ai vécu plus de deux ans, je m’aperçois que je ne savais rien de toutes leurs guerres. Et je viens d’apprendre que le grand Washington était un gentleman du Sud, et qu’il avait des esclaves…

J.-P. S. — Quelles sont vos grandes envies de lectures ?

H.T. — Je regretterais beaucoup le jour où je ne pourrai plus lire. Pour moi, ce sera le début de la mort. J’ai envie de me remettre à Husserl : sa philosophie a beau être quelque chose de frivole et de futile, c’est quand même un avoir de l’esprit… Et puis, je sais qu’il y a des tas de livres qui m’attendent, dont je ne sais encore ni l’auteur ni le titre…

 

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