Gombrowicz-Schulz, du duel au double

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[Cet article est paru originellement dans L’Infini n° 131 du 04 mai 2015.]

 

« Witkiewicz : affirmation délibérée des folies de la « forme pure » (…) un fou désespéré. Schulz : absorption par la forme, un fou englouti. Moi : tentation passionnée pour me frayer à travers la forme, un chemin vers mon « moi » et la réalité ; un fou révolté » écrit Witold Gombrowicz dans son Journal en 1961 à l’occasion de la parution aux Lettres nouvelles du Traité des mannequins, une anthologie des deux recueils de Bruno Schulz [1]: je laisse aujourd’hui Witkacy de coté pour insister sur les deux autres (d’autant plus qu’en France, jusqu’à une date récente, les spécialistes de Witold Gombrowicz ne s’interressaient en général pas ou peu à Bruno Schulz – trop juif ? Et ceux de Schulz ignoraient le plus souvent Gombrowicz – trop polonais donc… antisémite ?) [2]. Pour vous parler de la réception de Schulz par Gombrowicz : l’historiciser et la périodiser. Ce qui veut dire : ne pas réduire leurs rapports aux rapports anthumes, qui durèrent cinq ans de 1934 (la rencontre) à 1939 (le départ de Gombrowicz pour l’Argentine) : les rapports posthumes sont autant, voire plus importants (Rita témoigne que Witold parlait chaque jour de Bruno). Ni aux rapports explicites.

C’est ce dialogue anthume et posthume (et souterrain) que j’entends reconstituer à grands traits, convaincu qu’au-delà de ce qui se joue entre les deux écrivains, c’est une grande part du destin de la Pologne au XXe siècle qui s’en trouvera éclairé. Egalement toute la réflexion contemporaine (insécablement esthétique-et-politique) sur l’identité : pour le dire d’emblée, deux choses frappent : avant 1939 et 1942, c’est la dialectique hegelienne maitre-esclave qui l’emporte (Gombrowicz est « plus juif » que Schulz qui se réfugie dans l’art et dans la Pologne ; il est plus aisé au « maitre » hegelien de fraterniser qu’à l’ « esclave ») ; après 1939 et 1942, l’auteur de Ferdydurke ne cesse de penser l’art et la nation à partir de son histoire avec « Bruno » devenu son double, son dibbouk. Du duel au double, donc…. Véritables « réflexions sur la question Pologne ». Pour pasticher ce qu’écrit Gombrowicz de La pornographie en 1960, je suis persuadé que leur labyrinthe « rejoint en secret le labyrinthe de la nation ».

Prologue : « Une sorte de pogrome intérieur » (1926)

Dans la Pologne qui voit à l’ombre de Pilsudski s’affronter « endecja » et « sanacja », face aux écrivains de Skamander qui ne regardent pas la « réalité » et ne rêvent au choix que de restaurer le Parnasse ou d’installer en Pologne les « ismes » de l’heure, Gombrowicz fraternise avec les juifs dans le corps national morcelé. [3] « A cette époque, je me suis lié d’amitié avec le remarquable Bruno Schulz (…) avec Adolf Rudnicki. C’est parmi les juifs que j’ai trouvé la plupart de mes amis intellectuels et ce sont eux qui constituaient la majorité de mon public. On m’appelait parfois le roi des Juifs (je leur dois beaucoup)  » [4]. Mais le « roi des juifs » n’a cessé d’avoir des rapports complexes avec ses sujets – pour des raisons évidentes (il n’est pas juif lui-même, les juifs sont alors en Pologne en position de minorité distincte et persécutée) – et aussi pourrait-on dire parce que c’est lui. La dissymétrie qui marquera jusqu’au bout leur rapport est éclatante. On peut la lire dans les premiers textes des interressés qui ne se connaissent pas encore: dans Mémoires du temps de l’immaturité (1933) de Gombrowicz, la nouvelle Mémoires de Stefan Ciarnewski, de Schulz Les boutiques de canelles. Quand les nouvelles du maitre d’école de Drohobycz mettent en scène en langue polonaise un shtetl onirique sur une « voie de garage du temps », loin de l’histoire des dominants, le gentilhomme varsovien donne à son héros une double généalogie. Le héros qui donne son nom à la nouvelle (la seconde écrite par Gombrowicz en 1926, et dont la première phrase des Souvenirs de Pologne avoue la forte charge autobiographique) possède une double identité : Czarniewski-Goldwasser. Stefan Czarniecki est un sujet traversé par la rivalité des deux messianismes : « (…) mon père était racé jusqu’au bout des ongles, ma mère l’était de son côté, mais sa race était sémitique ». « Il souffrira terriblement quand il prendra conscience, je ne serai pas étonné s’il subissait alors une sorte de pogrome interieur » (…) « De quelle prise de conscience voulait-il parler, de quel pogrome ? Et d’abord de quelle couleur doit être un rat né d’un mâle noir et d’une femelle blanche ? Blanc et noir, tacheté ? ».

1926 : dans la Pologne qui renait après les partages mais autrement partagée, Witold est dès le départ partagé « entre » les Polonais et les juifs ; comme hobereau déclassé, il est « entre » la noblesse et le peuple (d’ou l’obsession krasinskienne de la « fraternisation »), « entre » les tentations nationales (ce sera tout le sujet de Ferdydurke), homme il se tient « entre » les sexes… écrivain, « entre » les styles. Etre « entre » est une façon d’être juif sans l’être. « Ces « entre » qui par la suite se multiplieront au point de presque devenir ma résidence, ma vraie patrie » écrira-t-il à la fin de sa vie [5]. L’auteur des Mémoires de Stefan Czarniecki est bien celui en qui l’écrivain de Drohobycz s’ést reconnu au point de faire le voyage de Drohobycz à Varsovie. « Il venait à moi pour trouver une confirmation de lui-même, pour que je sois cet Autre sans lequel sa vie intérieure était condamnée au monologue- et il prétendait me rendre le même service ». Gombrowicz se lie en 1934 au « tout petit bonhomme » et grand artiste, mais n’aime pas trop ses textes (trop poète, trop Kafka à son gout) bien qu’il les défende face aux critiques, « Difficile de parler d’une amitié (….) Bruno m’adorait mais moi pas « . Les deux hommes sont « amis », ils ont les mêmes ennemis, mais appartiennent à des « classes » différentes –« Il était de race juive. Et moi, un aristocrate polonais ». Amis, mais pas « frères ». Dominant, dominé. « Nous étions tous les deux complétement invraisemblables » écrira Witold en 1961.

« La femme du médecin de la rue Wilcza » (1936)

Le coeur de leur très singulier lien d’alors (« couac », « déraillement », « fiasco » plutôt que « symbiose » écrit-il en 1961) est bien évidemment la vraie-fausse querelle provoquée par Gombrowicz pour être publiée dans le numéro 7 de la revue Studio en 1936, à la demande de Boguslaw Kuczinski rédacteur en chef, le duel (très « maitre-esclave » hegeliens) par lequel il contraint le provincial galicien à se réfugier dans la grande forme polonaise, lui volant littéralement ce qu’il nommera plus tard « le rapport juif à la forme ». Loin de chercher à arrondir les angles, Gombrowicz les accuse : une « lettre ouverte », dans la revue Studio de Varsovie, lance pour commencer dans les mollets de Schulz, comme un défi, le jugement dernier de la femme d’un médecin rencontrée par hasard dans le tramway n° 18 : « Bruno Schulz est soit un vicieux pathologique, soit un poseur ; personnellement, je crois plutôt que c’est un poseur. Il fait semblant « . « Ta forme affectionne les hauteurs. Allons ! Redescends sur terre !  » le somme Witold. Prisonnier de cette « gueule », dominé, Schulz s’en tire dans sa réponses par des contorsions plus polonaises que nature « Je hais la femme du docteur de la rue Wilcza (…) le modèle même d’une femme de médecin et d’une épouse tout court… Celà dit, sur un plan tout différent, je reconnais qu’il m’est difficile de résister au charme de ses jambes ». Se définissant comme un Janus bifrons, il affirme la séparation de la sexualité et de l’intellect et se drape dans la culture, les « hauteurs », là ou Gombrowicz espérait le compromettre…. « expulsé de la vie », il se réfugie dans l’Art…. « Tu as inversé les rôles » rétorque Gombrowicz qui se moque de « l’humaniste » ; dans un quatrième texte ou il tire la leçon de cette « chaine des gaffes » dans une livraison suivante, il revient à la charge, expliquant pourquoi il a désiré avec Schulz « jouer à la vie » et pourquoi ce dernier a perdu : « (…) chez nous, personne n’est un simple individu qui écrit, chacun doit être tout de suite un « écrivain », un « artiste », un « créateur », un futur Gide, un aspirant à la « grandeur » « ..

Loin de les subir comme Stefan Czarniecki, Witold peut en revanche jouer avec toutes les identités, toutes les formes… et avec l’Art… Ruse de la raison polonaise : il est donc plus « juif » que Bruno Schulz qui ne l’est pas assez de l’être trop, figé dans sa gueule de « gnome » de Drohobicz fasciné par la tradition polonaise, à laquelle il désire s’intégrer [6] (Schulz recevra d’ailleurs en 1938 le Laurier d’or de l’Académie Polonaise…). A travers ce véritable duel, c’est la pensée de Forme et de l’Immaturité selon Gombrowicz qui se confronte, un an avant Ferdydurke, aux Formes polonaises pour de vrai, dans l’espace public, pas uniquement dans celui du roman, il peut être une bonne voie d’accès à la définition paradoxale (contre un juif, à son détriment) de ce que pourrait être une bonne polonité : dénuée de kitsch « artistique » et national… juive ? De Bruno Schulz, ne nous ai parvenu que cette réaction, dans une lettre à sa meilleure amie :  » Une chose insignifiante; je me demande pourquoi on en a tant parlé ».

« La conférence de Bruno » (1938)

Cette querelle, Bruno Schulz la saura surmonter pour se faire l’exegète hors pair et instantané de Ferdydurke : « (Ferdydurke) a fait sur moi une impression foudroyante, étourdissante (…) Gombrowicz est vraiment génial  » écrit Schulz à Romana Halpern le 16 novembre 1937 [7]. On peut suivre dans ce qui nous reste de sa correspondance, la progression de sa passion pour le livre de son ami qui le lui a donné à lire en tout premier – et aussi les protestations quand des critiques veulent faire de ce dernier son disciple [8].. Il en dessine la couverture pour les éditions Roj et donne deux dessins de duel qui sont publiés dans le corps du texte. Surtout c’est lui qui sut le premier (avec un « superbe désinterressement » après ce qui s’est passé dans Studio) proclamer à la face du monde l’importance de Ferdydurke. La « conférence de Bruno » sur le « manager de l’immaturité » a lieu, alors que le principal interressé est en voyage à Rome, à la Société des Gens de Lettres de Varsovie en janvier 1938 et sera publiée dans Skamander en juillet-septembre 1938 : « Voilà bien longtemps déjà que nous sommes deshabitués de phénomènes aussi bouleversants, d’explosions idéologiques d’une envergure telle que le roman de Witold Gombrowicz Ferdydurke. Nous nous trouvons ici en présence d’une manifestation exceptionnelle du talent d’écrivain, d’une forme et d’une méthode romanesques neuve et révolutionnaire, et en fin de compte d’une découverte fondamentale : l’annexion d’un nouveau domaine de phénomènes spirituels, domaine jusqu’alors livré à l’abandon, que nul ne s’était approprié et où s’ébattaient en toute indécence la plaisanterie irresponsable, le calembour, l’absurdité » [9].

Mieux que Proust et Freud, plus loin qu’eux : c’est un peu comme si le ça avait écrit le roman du moi et du surmoi. « Par le chemin de la pathologie, de sa propre pathologie », Gombrowicz nous livre « l’inventaire de l’escalier de service de notre moi », « a élaboré une embryologie de la forme »…. A l’arrivée une sorte de manifeste à deux voix, à deux têtes, des « conspirateurs » de Varsovie et Drohobycz : comme si Bruno s’était incorporé Witold qui parle à travers lui. Le manifeste fusionnel de deux « mousquetaires » pour une avant-garde qu’interrompra le pacte germano-soviétique – l’assassinat, l’exil. (Gombrowicz d’ailleurs se réapproprie ultimement « la conférence de Bruno » dans les Entretiens avec Dominique de Roux[10], se l’incorpore à son tour). Même si, vers la fin, Bruno lance une pique à Witold (allusion à la femme du médecin de la rue Wilcza ?) lui reprochant de s’en remettre au succès public, au « médium intermonadique » que nous appelons l’Opinion (pique à son tour tempérée par une analyse d’Introduction à Philidor cousu d’enfant). Lequel signe un article sur Bruno à l’occasion du Sanatorium au croque-mort (1938).

« Le rapport juif à la forme » (1954)

« Mon attitude à l’égard de la Pologne résulte de mon attitude envers la forme (…) D’une certaine façon, je me sens Moise (…) Il y a une centaine d’années, le poète lithuanien avait forgé la forme de l’esprit polonais; aujourd’hui moi, tel Moise, je libère les polonais des chaines de cette ancienne forme, je fais sortir le Polonais de lui-même » (1953). A la Pologne, « l’auteur de Ferdydurke », devenu en 1947 « l’auteur de Trans-Atlantique », puis redevenu après 1956 aussi celui de Ferdydurke (réédité en Pologne), s’adresse sans relâche pour continuer le combat de ses livres (anthropologique, esthétique) par d’autres moyens (politiques). Contre la « messe » héroique, en faveur d’ un athéisme national, un « rapport différent à la forme », fondé sur une claire évaluation de l’immaturité du pays et de sa place dans l’Eglise interhumaine planétaire (dans l’ « entre »). D’ou, dans le Journal, les adresses innombrables, survols historiques, réceptions et discours dans la Polonia de Buenos-Aires, conférences, lectures, commentaires des parutions au pays, rééditions commentées, flash-backs biographiques, polémiques avec Londres ou Varsovie…. Nouveau Livre des Pélerins Polonais (Adam Mickiewicz), le Journal en inverse les propositions allosémites déjà (différence de nature entre les deux peuples) : des deux peuples élus, à la rivalité mimétique, il faut peut-être bousculer la hiérarchie… Tel le Gonzalo de Trans-Atlantique contrefaisant son valet, Witold peut jouer avec toutes les identités, toutes les formes… (du partage douloureux de Stefan Czarniewski, il a su faire une force)

Je crois qu’on peut voir là l’effet du dialogue posthume et souterrain avec Bruno, que je crois incessant, de 1939 (Gombrowicz part en Argentine, l’auteur du Messie est assassiné en 1942 par un nazi dans une rue de Drohobycz) à 1969 (Gombrowicz meurt à Vence), de son intériorisation : après sa disparition, Bruno Schulz est devenu le double intime de Gombrowicz, en Argentine puis en Europe, son dibbouk… De ce lien, cent traces, directes – et indirectes peuvent être décelées bien avant le début du Journal en 1953 : surement par exemple la tentative de reconnaissance par Martin Buber dans les années 5O… Mais surtout en 1954, dans le Journal, Gombrowicz poursuit ses « réflexions sur la question juive », démarrées avec Stefan Czarniewski et contimuées dans le duel de Studio : il compare le « duel-suicide contre sa propre forme » du juif et celui de Frédéric Chopin : au Panthéon polonais, le musicien figure à égalité avec les trois poètes romantiques, Kosciuscko et Copernic, le héros national absolu. « Le chemin de croix des Juifs, c’est le chemin de Chopin ». Le juif est « entre » et le sait, comme le polonais qui lui n’en veut rien savoir.

Autrement dit, il crédite les héros du Panthéon national des positions qu’il aurait aimé voir Bruno Schulz endosser lors du duel formel de 1936, et pas seulement sous le masque de son ami dans la conférence…. Le « roi des juifs » Gombrowicz pourrait bien avoir puisé dans ses liens réels avec Bruno Schulz avant-guerre, dans leur communauté de « conspirateurs de la Forme », le principe de l’utopie filistrique de Trans-Atlantique qu’il proposait  » à toutes les cultures européennes secondaires » (on pourrait la nommer aujourd’hui avec Edouard Glissant la créolisation)…. Et la vraie-fausse querelle de Studio en 1936, ou cette intimité est soumise au jeu social des gueules, pourrait bien fournir le modéle réduit paradoxal des batailles de Pologne de l’auteur du Journal. Les critiques faites à Bruno Schulz qui se refugie dans l’Art sont celles-même qu’il reprend et amplifie face aux écrivains d’après guerre d’une Pologne dédoublée (Pologne populaire et Polonia), tancés depuis Buenos-Aires : ne pas faire assez de place à la « réalité » – à l’immaturité, ne pas avoir assez d' »autonomie » littéraire, prisonniers qu’ils sont de l’irréalité nationale et « poétique ».

« Un prince voyageant incognito » (1961)

Gombrowicz revient sur le « rapport juif à la forme » dans une des causeries des Souvenirs de Pologne, le 30 aout 1961, sous une forme cette fois-ci directement autobiographique. En trois temps : le jeu des « gueules » nobles et juives dans la campagne polonaise, l’arrivée du jeune hobereau à l’université en 1923 (genèse et structure des Mémoires de Stefan Cziarniewski pourrait-on dire), l’entrée en littérature et le soutien immédiat de Bruno Schulz, Arthur Sandauer et Joseph Wittlin. « Les juifs étaient partout et toujours les premiers à comprendre et à sentir mon travail d’écrivain. C’était même si manifeste que je me demandais parfois si une goutte de leur sang ne coulait pas dans mes veines ». « Cette attitude tendue des Juifs à l’égard de la forme, le fait qu’elle les tourmente tellement, tantôt les ridiculisant, tantôt les humiliant, le fait qu’un Juif ne soit jamais lui-même à cent pour cent comme peut l’être un paysan ou un noble qui a hérité sa forme de toute une lignée (…) tout celà me fascinait en eux. Car c’est à celà que je tendais dans mon art (…) (Les juifs) étaient notre plus grande chance d’élaborer un type nouveau de Polonais, avec une forme moderne, capable de faire face au présent. Les juifs étaient notre trait d’union avec les problèmes les plus profonds et les plus ardus de l’univers » [11]. Autrement dit de nouveau : il serait temps de rendre la Pologne un peu plus juive… d’en faire une sorte d’ « Argentine » à l’identité non identitaire…. d’en refaire le pays de l’ « entre » qu’elle fut naguère. Il y dans la « maladie juive » quelque chose qui peut redonner vie à ce corps national engoncé dans le kitsch.

Quelques pages auparavant, il a consacré à Bruno Schulz une des causeries précédentes (février). La même année, dans le Journal il brosse son portrait à l’occasion, je le rappelais, du Traité des mannequins [12]. Deux textes jumeaux, ambivalents, sur le « masochiste perpétuel et irréductible », « expulsé de la vie » versus l’« artiste » « le plus digne de siéger dans le cercle de la plus haute aristocratie intellectuelle et artistique de l’Europe ». « Permettez-moi donc de répéter une fois de plus avec délices à quel point il me nourissait, me construisait de tout son être (…) personne pourtant ne fut pour moi plus généreux que Bruno ». Dans le Journal, il relate la première visite rue Sluzewska, le provincialisme, le masochisme, les malentendus, la lecture de Ferdydurke reservée puis enthousiaste, la visite à Witkiewicz, les mousquetaires.  » Il est resté ce qu’il a été, un prince voyageant incognito ». Une fois de plus, Gombrowicz pousse à son terme la dialectique « maitre-esclave » de leur rapport, continuant le duel formel des années 30, par delà la mort et le génocide. « Il était né pour servir, moi pour dominer ». « Il aimait quand je l’attaquais ». C’est un maitre que cherche Schulz quand Gombrowicz est logiquement « inférieur à son livre » [13]. Les deux Schulz donc encore et toujours, Docteur Bruno « conspirateur » formel (la conférence) et Mister Schulz écrivain polonais (Studio), l’ami juif « entre » et le « juif » opprimé et soumis à l’art dans la société polonaise d’alors.

Epilogue : « Quand nous habitions à Drohobycz » (1965)

Dans les Entretiens avec Dominique de Roux (1968), livre écrit en direction du « public occidental » c’est-à-dire français (et non comme un Testament. Quel mauvais titre posthume : ce livre n’est en rien un livre pour la mort), Witold revient ultimement sur ses rapports avec Bruno explicitement. Et implicitement, réaffirmant que la Pologne, au prise avec la rivalité de deux messianismes, n’a d’avenir que dans l’adoption du » duel-suicide contre sa propre forme « qui caractérise, selon lui, la culture juive, culture de « l’entre », culture « filistrique », sa seule patrie écrit-il en ouverture du livre, je l’ai rappelé. Mais plus encore, plus souterrainement, dans le grand roman précédent : Cosmos. A la fois, dans l’ultime bégaiment juif du polonais, la ritournelle (berg) de Léon Wojtis (Kot Jelenski souligne à quel point l’écrivain faisait un usage anthropologique de sa langue). Et dans le chapitre VIII, cœur battant et pensant du livre… : Léon Wojtis encore (entre Epicure et Offenbach) se rémémore sa bamboche d’il y a vingt-sept ans et passe tout d’un coup de Zakopane à Drohobycz (un clinamen en Galicie) – de la ville de l’intelligentsia polonaise au shtetl : « un jour, quand nous habitions à Drohobycz, une actrice est venue en tournée, elle était splendide, une véritable reine, et moi par hasard j’ai touché sa petite main dans l’autobus, ah quelle extase, quelle folie, quelle excitation sauvage, ah pouvoir recommencer mais rien à faire » : autrement dit, c’est à Drohobycz, la ville de Bruno Schulz, qu’a eu lieu le seul contact avec l’autre de cet habitant de Zakopane (en qui Kot Jelenski encore voyait un double de l’auteur) – d’un autre qui est une autre et qui est entre, ensuite Léon de nouveau s’en retourne aux plaisirs solitaires. « L’actrice en tournée à Drohobycz » où le triomphe posthume de Schulz en Gombrowicz, du « prince incognito » qui, après guerre, a élu domicile dans le hobereau déchu… : elle terrasse en fin de compte « la femme du médecin de la rue Wilcza »…

Post-scriptum : Schulz « entre » Isaac Bashevis Singer et Philip Roth (1976)

Désireux de faire figurer Schulz dans la série « Ecrivains de l’autre Europe » dont il s’occupe chez Penguin, et ayant appris qu’Isaac Bashevis Singer était l’auteur en 1963 d’une recension élogieuse des Boutiques de cannelle, l’écrivain américain Philip Roth se rendit chez l’écrivain yiddish, prix Nobel de littérature 1978 (né en 1904 à Radzymin près de Varsovie) un jour de novembre 1976. L’entretien est repris dans le recueil Shop talk (2002, traduit chez Gallimard en 2004 : Parlons travail) [14]. « Plus je lis Schulz, plus je le trouve meilleur que Kafka » déclare d’emblée Singer. Philip Roth, qui l’approuve, insiste sur les différences. Puis, une dizaine de pages de conversation suit entre les deux romanciers sur ce qui oppose, dans la Pologne de l’entre-deux guerres, écrivains yiddisch et écrivains polonais (« la vérité dit Singer c’est que personne n’avait le choix, ni eux ni nous »). A la fin de l’entretien, il revient d’ailleurs longuement sur le complexe des juifs dominés en Pologne en général (narrant par association une scène vue dans le métro de New York, très voisine au passage de celle de la femme du médecin de la rue Wilca dans le tramway n° 18, lancée par Gombrowicz à la face de Schulz) et des écrivains polonais. Au cœur de l’échange, la question de la langue, qui n’advenait jamais dans les échanges Schulz-Gombrowicz et qui leur ajoute, là en Amérique, une profondeur supplémentaire en spirale.

Vers le terme de la rencontre, Roth rappelle à Singer une phrase de l’article de 1963 : « Si Schulz s’était davantage identifié à son peuple, il n’aurait peut-être pas consacré tant d’énergie à imiter, parodier, caricaturer ». Une phrase qui noue un choix – passif- de la langue polonaise (une évidence pour Gombrowicz qu’il ne peut donc percevoir comme tel) et esthétique. Singer persiste et signe : « il ne se sentait chez lui ni parmi les polonais ni parmi les juifs », comme Kafka « qui ne se sentait pas de racines ». « J’aurais préféré qu’il écrive en yiddish. Il n’aurait pas été obligé d’être toujours aussi négatif et sarcastique » [15]. Autrement dit, au nom d’une conception nationale, atavique, de la judéité, Singer regrette que Schulz ait été trop « entre » – soit donc devenu un écrivain polonais. En revanche, Philip Roth l’en loue : pour lui Bruno Schulz est « juif » là-même où pour Singer il ne l’est pas assez… Précisément parce qu’il est « entre », « jamais lui-même à cent pour cent » dirait Gombrowicz. « Rapport juif à la forme » théorisait ce dernier en 1954 revisitant en Argentine sa jeunesse polonaise…

Ultime rebondissement donc : parce qu’avec Singer, il pose la question, plus en amont, à partir de la langue, Philip Roth est peut-être plus gombrowiczien (sans le savoir) que le Gombrowicz du Journal en 1961 lequel semble avoir oublié le Witold de 1954 (avant de le retrouver en 1965)…. Qui nommait « engloutissement » (d’un juif dans les formes de la Pologne, dans celles de l’Art) cela-même qui selon Philip Roth est chez Bruno Schulz le signe même d’une tension créatrice spécifiquement « juive ».

Notes

[1] Journal II p 219-220 (1961).

[2] A lire les éditions françaises des deux écrivains, la teneur de leur dialogue n’est à peu près pas reconstituable (les références des textes de l’un ne sont jamais donnés correctement dans les notes des textes de l’autre). Dans le catalogue de l’exposition Les trois mousquetaires (Fage éditions – Musée des Beaux-Arts de Nancy, 2004), pour la première fois (à ma connaissance), j’ai reconstitué (publié) tout ce qui nous est parvenu de ce qui s’est écrit dans ce triangle compliqué (ils vont toujours deux par deux, jamais par trois)

[3] Je renvoie à l’étonnante histoire de la litterature polonaise du XXe siècle racontée par Gombrowicz dans son Journal de 1955 : une seule ligne y est consacré à Bruno Schulz, aux Boutiques de canelle, «livre de haut lignage ». Et aussi – pour mémoire : ce pourrait être le sujet d’un autre colloque – au petit livre d’Arthur Sandauer, traduit en Israël et en anglais sous le titre : On the situation of the polish writer of jewish descent in the twentieth century (Varsovie 1982, Jérusalem 2005), qui définit « l’allosémitisme » – lequel prend chez Gombrowicz différentes formes.

[4] Testament p 32

[5] Testament p 9

[6] Adam Zagajewski, La trahison (Fayard) p 192 : « Gombrowicz était fasciné par une question, à savoir la valeur de l’art pour le petit-bourgeois, l’imbécile, l’idiot. Il était capable de voir la littérature de l’extérieur, de poser des questions sur son statut sociologique, alors que Schulz, lui, habitait dans une tour d’ivoire(de cannelle?) fragile qu’il ne voulait pas quitter, ne fut-ce qu’un instant  »

[7] Correspondance et essais critiques p 197

[8] Lire Correspondance et essais critiques p 162 et 215

[9] Correspondance et essais critiques p 345 et sq

[10] Testament p 56-57

[11] Souvenirs de Pologne p 252

[12] Journal II, 1961, p 206 à 219

[13] Testament p 59

[14] Qui comprend des entretiens avec Primo Levi, Aharon Appelfeld, Ivan Klima, Isaac Bashevis Singer, Milan Kundera, Edna O’Brien, une correspondance avec Mary Mac Carthy, des portraits de Bernard Malamud, Philip Guston et Saul Bellow.

[15] Sur toutes ces questions, chez d’autres écrivains contemporains de Schulz, je renvoie à : Claudio Magris Loin d’ou (Seuil, 2009) à propos de Joseph Roth, Pascale Casanova Kafka en colère (Seuil, 2012), Mauricio Serra : Italo Svevo (Grasset 2013). Tous à l’origine citoyens de l’empire austro-hongrois. « A cette époque-là, le monde était cerné par François-Joseph et il n’y avait pas d’issue menant au-delà » (Bruno Schulz : Le printemps in Le sanatorium aux croque-morts). Et je me demande s’il ne serait pas temps de « comparer » l’Europe Centrale à ces ères « françaises » que sont les CaraÏbes ou le Maghreb : les questions qu’ont à résoudre les écrivains sont étonnamment voisines (coexistence des langues parlée, officielle, littéraire…). Aux mondes post-coloniaux en général. En vue d’une réflexion sur les mille façons d’être « entre »…

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