Paris, le 23 mai 2016,
How did you know about the existence of an author called Witold Gombrowicz?
En 1967 (lycéen, j’avais 14 ans, vivais en banlieue parisienne), je fus attiré par la couverture (un des tableaux d’Archimboldo du musée de Vienne) de la réédition en poche (dans la collection 10-18, qui publiait pour l’essentiel les grands textes du Nouveau Roman français) de Ferdydurke. Et par les photographies de Witold et Rita dans la presse littéraire (dans le Magazine littéraire ?) : entre Bogart et Bacall, Godard et Karina, Gainsbourg et Birkin… Et par les mentions de Gombrowicz dans les deux livres de Gilles Deleuze qui parurent peu après : Différence et répétition et Logique du sens, où il le cite et le commente, le mêlant avec Borges puis Klossowski – ce qu’il continuera de faire jusqu’à son dernier livre Critique et clinique (1993).
How and why did you begin to read him?
Parce que j’aimais, à rebours de la littérature ordinaire, l’idée d’un titre qui semblait ne rien signifier (je ne découvrirais que bien plus tard l’origine de celui-ci : une page de Babbitt de Sinclair Lewis). J’ai ensuite lu tous ses livres au fil de leur publication française. Allant en Pologne à l’hiver 1976, je me souviens m’être rendu à Zakopane, guidé par Cosmos. De 1983 à 1990, je travaillais à la Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau, le découvreur français de Gombrowicz. Rita passait au journal discuter avec Nadeau de ses deux livres en cours – comme des Evangiles : Witold par les témoins de sa vie – : Gombrowicz en Argentine, Gombrowicz en Europe.
What changed, along the years, in your way of approaching his work?
Dès le début (je voulais devenir professeur de philosophie et je lisais Ferdydurke et Deleuze), je fus passionné par Gombrowicz romancier-philosophe, « entre » les deux domaines (comme Musil ou Beckett par exemple). Dans les années Quinzaine, grâce à Milan Kundera – lu, et interviewé en 1984 – qui lui aussi, tout autrement le citait et le commentait, je m’intéressais au Gombrowicz polonais anti-polonais et centre-européen : je commençais mon premier livre sur lui – commandé par Denis Roche – en obtenant une bourse pour aller quelques mois vivre en Pologne. Très vite, je fus passionné par son « athéisme généralisé », titre de ce livre (Editions du Seuil, 2000) : si Dieu est mort (comme Dostoievski le déplorait, comme Nietzsche s’en réjouissait, comme Mallarmé le constatait, comme Jarry le mettait en scène), sa mort concerne tous les aspects de la vie du monde et de la société (le sexe, la politique, la bibliothèque…). C’est aujourd’hui « le polonais exacerbé par l’histoire » et sa trajectoire absolument unique, de la périphérie de l’Europe à celle du monde, puis le retour au centre (Paris) qui me requiert le plus : bien avant Edouard Glissant, Gombrowicz a pensé la « créolisation » contre la « mondialisation » impériale.
Which place, according to you, does Gombrowicz have in your country? If you live in a different country from your birth place, please answer for both of them.
Elle fut très importante : je crois que L’anti-Oedipe (1972) de Deleuze et Guattari doit beaucoup à Gombrowicz, à ce que j’ai nommé dans mon second livre sur lui (Editions de l’Eclat, 2011) son « structuralisme de la rue ». Et que Milan Kundera fit beaucoup pour sa renommée ici. En revanche, depuis 1989 (chute du Mur de Berlin), l’intérêt pour l’Est de l’Europe n’a cessé de décroitre, chaque jour un peu plus, alors que les rapports Nord-Sud remplaçait les rapports Est-Ouest (absolument depuis le 11 septembre 2001). Et aussi, après les années 1980 (une grande Restauration dans le champ littéraire français), l’attention à une littérature « compliquée » : alors que ses livres sont désormais publiés en poche par Gallimard, il n’est toujours pas dans la Bibliothèque de La pléiade à côté de Proust, Sartre, Genet, Borges, Kundera ou Foucault… Même si Yvonne est joué partout et tout le temps, il n’y a plus eu, depuis longtemps, de mise en scène française importante de son théâtre.
Which of his books had the most deeply mark on you? Why?
Trans-Atlantique (la filistrie), Le Journal (sa politique littéraire dans ce que Pascale Casanova nomme la « république mondiale des lettres »), Cosmos (le polar conducteur de philosophie, déconstruction du platonisme comme Ferdydurke l’est du cartésianisme). Et les Souvenirs de Pologne (parlés pour les deux Pologne, pays et diaspora), Diario Argentino (composé pour l’Argentine), les Entretiens avec Dominique de Roux (écrits pour la France)
Is Gombrowicz an author to read at any time, or is it better to read him in a particular moment of your life?
J’ai le sentiment que Gombrowicz (je ne partage pourtant aucune des caractéristiques biographiques de « Witold »…) a, comme très peu d’auteurs (chez les français : Sartre, Sollers, Bourdieu, Perec), accompagné toute ma vie depuis 1968 : par une série de coïncidences au départ, par une sorte de nécessité depuis 1989, tant il a anticipé les devenirs du monde et de la littérature.
Why is it important to read him?
Parce que chaque moment de son œuvre les contient tous (il y a tout Gombrowicz dans les Mémoires du temps de l’immaturité-Bakakai) et que contradictoirement elle se déploie en spirale des Mémoires aux Entretiens. Parce que chez lui, chaque page est « cousue » de son commentaire, réfléchissant et anticipant ses lectures possibles.
Which are, for you, his most outstanding contributions to literature?
Sa pensée de la bibliothèque après la mort de Dieu, son esthétique, ce que Michal Glowinski a pu nommer sa « surlittérature ». La bibliothèque de Gonzalo comme envers de la Bibliothèque de Babel de Borges (Gombrowicz est immédiatement plus proche de Roberto Arlt). Je rêve d’écrire un livre « comparant » les trajectoires (tête-bêche) de Gombrowicz et Borges, apparemment antithétiques, peut-être parallèles, leurs géopolitiques littéraires, par chacun d’eux constamment pensées en temps réel : parti de la Suisse, Borges revint au monde entier (suisse) via l’Argentine.
In which way can his texts be useful to think about politics, economy, society, culture and daily events?
Dans tous les sens. Un personnage comme Gonzalo par exemple, dans Trans-Atlantique, anticipe les queer studies comme les questions post-coloniales.