Dominique Rolin : romancière. Née à Bruxelles en 1913. Etudes artistiques. Avant la guerre, libraire, archiviste, puis bibliothécaire à Bruxelles. En 1946, s’installe en France et rencontre le sculpteur Bernard Milleret qui mourra en 1957. Vit aujourd’hui à Paris. Premier roman : les Marais en 1942. Une vingtaine de livres depuis, la plupart publiés chez Denoël. Prix Femina 1952. Son dernier roman, la Voyageuse, paraîtra dans quelques jours chez Denoël.
Jean-Pierre Salgas : La Voyageuse commence le jour de « votre » mort ! Or, à votre chevet, on retrouve les Mémoires d’Outre-Tombe. Est-ce le dernier livre que vous aimeriez lire ?
Dominique Rolin : Ce n’est pas du tout ça. C’est que j’étais en train de les lire au moment où j’écrivais la Voyageuse. Et comme je fourre dans mes livres au fur et à mesure tout ce que je vis, j’y ai fourré Chateaubriand. Je ne l’avais jamais lu avant ! C’est très curieux : j’ai toujours eu d’énormes lacunes dans mes programmes de lectures. Je n’ai jamais eu de méthode logique d’approche de la littérature. Je n’ai pas fait d’études universitaires, je n’ai pas été programmée. Cela a toujours été une série de chocs sentimentaux, purement personnels ou le fruit du hasard.
J.-P. S. : Le hasard fait, tout de même, bien les choses ! Vous écrivez un livre d’outre-tombe et Chateaubriand est présent…
D. R. : Après tout oui, peut-être que j’aimerais avoir ce livre au moment de ma mort. Je trouve étonnante la manière qu’a Chateaubriand d’articuler la mort, à la fois au passé, au futur et au présent. Et puis son écriture est superbe, d’une richesse, d’une noblesse, d’une pétulance, en même temps d’une jeunesse fantastique. J’ai horreur des livres désespérés. Pourquoi considérer la mort comme un terme ? La Voyageuse entre en mourant dans un nouveau domaine, dans un ailleurs qui au lieu d’être plan, aveugle, fermé, clos, va être nourri, fécondé par tout ce qu’elle a vécu. Vous allez peut-être trouver cela un peu fou, puisqu’on ne sait rien de la mort, mais c’est comme ça que j’envisage ma façon de mettre le pied de l’autre côté.
J.-P. S. : N’y a-t-il pas pour vous un lien entre la lecture et l’expérience de la mort ? Je suis frappé que l’autre livre cité dans la Voyageuse soit Han d’Islande, lu dans l’enfance, et dont il vous « reste »— en tête — une gravure représentant un cadavre dans une morgue ?
D. R. : Je crois que la mort est l’axe de tous les grands livres, soit tout à fait à l’avant-plan, soit tout fait à l’arrière-plan. C’est ce qui rend une grande œuvre à la fois chatoyante, bouleversante, cruelle souvent… Prenez Kafka. J’ai lu la Métamorphose quand elle est parue dans la NRF. Ce fut un éblouissement : la mort est là tout le temps, le voile, la transparence de la mort… Même chose pour Melville : il y a une dizaine d’années, j’ai lu Billy Bud gabier de misaine ; je ne peux pas le relire tellement il fait naître en moi l’angoisse et une sorte de bonheur devant le chef-d’œuvre intégral absolu. Dans tous les livres qui ont été pour moi un très grand choc, il y a la mort… mais elle n’est pas pour moi une obsession morbide. Elle m’a visitée très jeune, et tout au long de mon travail j’ai vécu avec cette espèce de doublure, très douce d’ailleurs, ou atroce…
J.-P. S. : Vous lisez des textes religieux ?
D. R. : J’ai commencé à lire la Bible il y a à peu près deux ans ! Voyez mes lacunes ! L’Ancien Testament, c’est quelque chose qui vous noue chaque fois. Quand on parle des rois et des juges, il y a une expression merveilleuse « On le coucha parmi ses pères. » Il est rangé ! Après avoir eu cette influence énorme… Il est obligé de s’étendre, de cesser d’être vertical pour gagner l’horizontalité et il disparaît dans le flux du temps…C’est étonnant… J’en suis maintenant au Nouveau Testament : je l’ai d’abord lu dans la traduction de Chouraqui, superbe, rocailleuse, dure, sèche. Je le relis dans celle de Grosjean. Ce qui m’étonne, ce sont les différences entre les Evangiles pour dire toujours la même chose. Au fond, les faits que nous vivons, les faits de chacun sont très peu, c’est d’une banalité fantastique. Le véritable secret de la vie est à côté des faits. Pour moi du moins…
J.-P. S. : Quelles sont les prochaines « lacunes » que vous entendez combler ?
D. R. : Je suis incapable de lire plusieurs livres à la fois. Et je lis très très très lentement, ligne après ligne. Il faut que je digère. Si je lis plusieurs livres ensemble, je me mets à loucher ! Après la Bible, j’ai à mon programme les Confessions de saint Augustin, et les Mémoires de Saint-Simon.
J.-P. S. : Vous notez par écrit vos envies de lectures ?
D. R. : Non, je n’en ai pas besoin, les choses viennent par intuition et par déduction. Par déduction de désir…
J.-P. S. : Comment s’est « déduit » à l’origine votre désir de lire ? En dehors de Han d’Islande, quels furent les premiers livres de votre vie ?
D. R. : J’ai commencé à lire très tôt. J’adorais les Contes de Perrault, les plus cruels comme « Barbe Bleue », Erckmann-Chatrian aussi : la Voleuse d’enfants. Et mon père avait une collection des « bons romans » datant du siècle dernier. Il y avait pêle-mêle Jules Sandeau, George Sand, Alfred de Vigny, Musset, Hugo, Balzac… Balzac fut une de mes premiers chocs littéraires, pas les grands Balzac, les petits Balzac: le Vicaire des Ardennes, la Maison du chat qui pelote…
J.-P. S. : Vous avez toujours beaucoup lu ?
D. R. : Quand j’avais vingt ans, j’ai travaillé à Bruxelles pendant trois ans comme vendeuse dans une librairie : j’ai lu énormément, mais de façon désordonnée. J’allais surtout vers une littérature qui me touchait parce qu’elle coïncidait avec le début de mon désir d’écrire : les Anglais et les Américains. C’était dans les années 33-36 : il y avait une sorte d’incendie de littérature anglaise. On traduisait beaucoup. Je dévorais tout ce qui paraissait chez Plon, dans la collection Feux Croisés, et au Cabinet Cosmopolite chez Stock. La lecture était pour moi un lieu d’avidité, de faim, de gourmandise. J’absorbais les livres de façon boulimique, comme s’il fallait que je m’en fasse un vêtement, pas seulement un vêtement externe, mais aussi une sorte de coulure interne. Je bâfrais. Ensuite, je me suis mariée une première fois. Ma vie a été affreuse pendant dix années : j’ai cessé de lire. Et puis il y a eu la guerre. Après, quand je vivais avec Bernard Milleret, j’étais très heureuse, mais cela correspondait à une période de remise en cause de mon travail littéraire. Je ne lisais toujours pas, comme s’il fallait éviter le contact. Je ne me suis remise à lire qu’il y a une quinzaine d’années. Maintenant, la lecture me restitue la possibilité de vivre et d’écrire. C’est une sorte d’aliment chuchoté qui me permet de plonger plus profondément dans le silence dont j’ai besoin pour remplir ma page quotidienne. A vingt ans, j’avançais comme une taupe aveugle, aujourd’hui j’ai la sensation que les livres que j’aime sont les témoins de ma vie.
J.-P. S. : Vous pouvez citer vos témoins ?
D. R. : Kafka, particulièrement la Lettre au père : je ne peux la relire sans avoir la gorge serrée aux larmes. Faulkner : je l’ai découvert dans cette librairie de Bruxelles dont je vous parlais, Tandis que j’agonise et Sanctuaire. Ce fut une énorme secousse. Lui aussi, je peux éternellement le relire et j’éprouve le double choc, celui des retrouvailles… et la même rage, le même ouragan que la première fois. C’est, une admirable brousse avec des éclairages étonnants, des saisons, des cycles… Et c’est d’une modernité imbougeable : il est toujours en avant de toute littérature. Pareil pour Joyce ! Qui d’autre encore ? Poe, Dostoïevski. Je les ai lus très jeune. Je les ai relus récemment. C’est splendide, pas une ride, pas une étincelle qui ait été effacée par le temps. Céline : je travaillais à la librairie quand il a raté le Goncourt ! Ses derniers livres, c’est splendide, c’est du jazz. J’ai une passion pour le jazz. C’est pour moi la véritable musique de notre siècle. Il rejoint d’ailleurs certaines formes littéraires : Céline, mais Sollers aussi — pour moi c’est « le » grand écrivain actuel. Paradis : Dieu sait si on lui a reproché l’absence de ponctuation ! C’est un peu comme si on reprochait à la mer de manquer de signification parce qu’elle est plane. Parce que les vagues sont invisibles. ..
J.-P. S. : Ce sont eux que vous emporteriez sur une île déserte ?
D. R. : Oui. Tous. Plus Melville, tout Melville — son Journal par-delà les détroits est un pur chef-d’œuvre. Chateaubriand, Shakespeare, Baudelaire, Proust, Flaubert, la Bible…
J.-P. S. : Vous relisez beaucoup ?
D. R. : Je fais très attention aux relectures. J’ai peur que certaines lectures faites quand j’étais toute jeune soient désamorcées. Conrad par exemple, c’était un de mes grands amours littéraires quand je travaillais dans la librairie. On l’a mis dans la Pléiade. Tout d’un coup, j’ai trouvé sa réputation tout à fait surfaite. On pense à des films américains de seconde catégorie. Pour en revenir à la mort, un livre qui m’a ébranlée profondément il y a une quinzaine d’année, c’est Peter lbbetson. Je n’ose plus le reprendre. Mais récemment, j’ai retrouvé dans ma bibliothèque Ce que savait Maisie. L’élégance, la sûreté du trait n’ont pas bougé. Et j’ai relu Virginia Woolf, la Chambre de Jacob, la Promenade au phare, Mrs. Dalloway, avec le même bonheur qu’à vingt ans. On la sent très postvictorienne, très tenue, il y a un côté je ne dirai par froufrou, mais taffetas, couvre-théière… mais elle a inventé le nouveau roman.
J.-P. S. : Parmi les écrivains universellement reconnus, y en a-t-il que vous n’arrivez pas à lire ?
D. R. : Musil. L’Homme sans qualités. Je ne peux pas supporter ce livre. J’ai essayé vingt fois de m’y mettre. Ça me tombe des mains. Je trouve ça gigantesquement faux… Je ne dis pas que j’ai raison, mais je crois qu’il faut avoir une sorte de respect pour ses chocs personnels. Qu’on ait raison ou tort, le choc est en soi-même quelque chose de noble, d’appréciable.
J.-P. S. : Où et quand lisez-vous ?
D. R. : Jamais dans le métro, ni dans l’autobus, ni dans le train, ni au café. Ou alors c’est une autre sorte de lecture : j’adore faire le veau à une terrasse de café et regarder passer les gens. On déchiffre sans arrêt l’espace. Les cafés, la rue sont des livres. Mais pour la lecture proprement dite, j’ai besoin d’être chez moi. Je lis le soir avant de m’endormir, ou bien l’après-midi à mon bureau. Jamais le matin : il est réservé à l’écriture. Et je ne lis jamais très longtemps, je suis incapable de lire cinq ou six heures d’affilée.
J.-P. S. : En dehors de Sollers, je suis surpris que vous ne citiez pas de contemporains immédiats parmi les écrivains qui comptent pour vous…
D. R. : C’est qu’il est le seul à être visité par la musique. Ce qui m’empêche d’aimer beaucoup de mes contemporains, c’est que la question de la musique ne se pose pas pour eux. Quand j’écris, j’écoute le texte au moment où je l’écris. Je corrige suivant la résonance musicale de la phrase. Parmi les gens du nouveau roman, j’aime surtout Sarraute et Simon. Mais tous ont eu pour moi une grande importance : par le courage qu’ils ont eu de briser les vieux moules, la leçon de liberté qu’ils ont donnée… Sinon, j’aime énormément Weyergans. Le Pitre surtout, qui était un livre truculent, très de notre pays, très du Nord !
J.-P. S. : Vous ne citez pas d’essayistes non plus. L’exergue du Corps était pourtant emprunté à Freud…
D. R. : Freud, je l’ai lu comme un romancier. A part lui, je fais très attention : la psychanalyse risquerait de fausser un bagage d’intuitions que je désire préserver. Je tiens à ce que devant moi le terrain soit bien lisse, bien propre, vous savez, comme le carrelage d’une cuisine flamande, le carrelage de Vermeer…
J.-P. S. : Les romans, eux, n’encombrent pas le carrelage ?
D. R. : Non, ce sont des meubles précieux que l’on dispose dessus, contre les murs !
J.-P. S. : A la différence d’autres écrivains, vous semblez ne pas vivre entourée de ces « meubles » en grand nombre. Je vois juste une petite bibliothèque…
D. R. : Elle vient de la maison de Villiers-sur-Morin où je vivais avec Bernard Milleret. Il y a de tout… En fait, je crois que je pourrais me passer presque entièrement de livres : bazarder tous ceux qui sont là et me reconstituer une « bibliothèque d’élite ». Pour tout vous dire, l’île déserte c’est ici. Mon intérieur est mon île déserte. Je n’ai pas besoin d’aller dans le Pacifique.