Danièle Sallenave et l’éthique de la littérature

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 478 du 16 janvier 1987.]

 

Danièle Sallenave : née en 1940 à Angers. Normalienne. Enseigne la littérature puis le cinéma à l’université de Nanterre. Cofondatrice de la revue Digraphe (1973). Essayiste, auteur dramatique, romancière. 1975 : Paysage de ruines avec personnages. 1977 : le Voyage d’Amsterdam ou les règles de la conversation (Flammarion). 1980 : les Portes de Gubbio (prix Renaudot, Hachette, POL). 1983 : Un Printemps froid. 1986 : la Vie fantôme (POL).

« Quand l’avant-garde fait marche arrière : Danièle Sallenave prend les virages à 180 à l’heure », pouvait titrer un magazine lors de la publication de la Vie fantôme, Pour l’en féliciter, d’ailleurs… Symptomatique. Pourquoi ne pas commencer une série d’entretiens (avec des écrivains, mais pas uniquement) sur l’état des lieux de la littérature française par une rencontre avec Danièle Sallenave ?

Littérature française, état des lieux. Attention, ne pas entendre automatiquement « crise » ! Mais, sûrement, crise des discours de légitimité qui traditionnellement l’accompagnent. La réception de la Vie fantôme en est un signe parmi d’autres. Fin des avant-gardes et retour à une littérature « innocente » ? Certainement pas. Reste qu’il y a des chassés-croisés entre des zones qui étaient jusqu’alors séparées. Et comment comprendre ici la réhabilitation passionnée des années 50, là l’irruption du modèle « centre-européen », l’éloge du silence d’un côté (on ne peut plus écrire de fiction après Auschwitz), de l’autre la recherche du « best-seller de qualité »… Où se situe aujourd’hui le roman par rapport aux grandes révolutions formelles du siècle ? Et la poésie face à la volonté totalisatrice du roman ? De quoi parle la littérature vivante ? Qu’a-t-elle à dire aux médias ?

La littérature pense, mais que pense-t-elle en 1987 de la littérature ?

Jean-Pierre Salgas : Lorsque Angelo Rinaldi, au nom d’une certaine tradition et d’un certain académisme, a violemment attaqué le prix Nobel de Claude Simon, vous avez été le premier, sinon le seul, écrivain français à prendre publiquement la défense de Simon (« La peur d’être dupe », le Monde du 29 novembre 1985). Vous publiez aujourd’hui la Vie fantôme, que beaucoup perçoivent comme un tournant dans votre œuvre, un abandon de votre passé « avant-gardiste ». Une « marche arrière », dit un critique, qui vous en félicite. Ya-t-il pour vous contradiction, ou changement ?

Danièle Sallenave : Pas le moindre. L’affaire Simon est survenue alors même que je venais de terminer la Vie fantôme. Je savais donc parfaitement ce que j’avais fait, et ce que je faisais ! Je suis intervenue sur deux points qui n’avaient pas à voir directement avec mon propre travail. Premièrement pour répondre à l’argument du « déshonneur pour la France » : j’y lisais un symptôme de l’autodépréciation des intellectuels français, qui les fait soutenir en permanence qu’il ne se passe plus rien ici, tout en protestant énergiquement quand le Wall Street Journal reprend la même rengaine. A chaque fois qu’en France de grandes œuvres  voient le jour, elles rencontrent l’indifférence, voire l’hostilité.

Deuxièmement, pour mettre les choses au point sur la sempiternelle question de la « lisibilité ». Autant on peut s’interroger sur la lisibilité de certains textes « limite », autant il est injuste de poser la question à propos de Claude Simon. Aucun trait formel, narratif, structural, n’autorise à parler d’illisibilité — réservons pour le moment le problème du montage et de la construction des grands ensembles. Jamais, chez lui, la phrase française n’est déconstruite, ni malmenée. Je suis frappée, à l’inverse, de voir à quel point il écrit dans toute l’ampleur de la langue française. Sa langue est extrêmement syntaxique, extrêmement charpentée, je dirais presque oratoire. Comme celle d’un Aragon, je pense à la Semaine sainte. Claude Simon et Aragon me semblent avoir la même visée à l’intérieur de la langue. Oratoire et analytique à la fois, puisque ce sont les deux grands mouvements qu’on peut déceler dans la prose française depuis le XVIIe siècle. Les grands écrivains d’une langue sont ceux qui se situent non pas dans l’écart par rapport à celle-ci, mais dans son droit fil, et qui l’explorent complètement. Claude Simon est dans le droit fil de la langue française.

J.-P. S. : La Danièle Sallenave de la Vie fantôme aussi ?

D. S. : Je voudrais bien y parvenir ! Depuis que j’ai commencé écrire, je me suis rendu compte que je ne suis pas à la recherche d’un style, d’une marque personnelle d’écart, d’une compétence individuelle à l’intérieur de la langue, mais au contraire que je cherche à me rapprocher le plus possible du « génie de la langue » sous ce double aspect analytique-oratoire.

J.-P. S. Je reviens à Claude Simon : j’ai pour ma part lu la réponse à Rinaldi aussi comme un hommage à l’écrivain dont l’imprégnation est la plus sensible dans Paysage de ruines avec personnages, votre premier roman, en 1975. J’ai été par ailleurs très intéressé par l’esquisse d’autobiographie que vous avez publiée dans Révolution (25 avril 1986) lors de la disparition de Simone de Beauvoir : vous y racontez d’une manière très sartrienne votre « deuxième naissance » à la lecture de Sartre et Beauvoir: « Ecrire était simplement à la jonction de la vie et de la pensée : c’était le seul destin possible », dites-vous, de vos vingt ans. Que se passe-t-il entre ce moment-là et Paysage, qui paraît dans la collection Digraphe, dont le nom est emprunté à Derrida ? Comment vous voyez-vous alors dans le « paysage » littéraire ?

D. S. : Je ne me vois pas du tout. Je vois mon propre travail avec une espèce de sérénité : je laisse les choses advenir. Je crois que la proximité avec Claude Simon s’expliquait par l’envie que j’avais alors de restituer les choses sous forme de grands tableaux. Je découvrais quelque chose que j’appelais la demande d’expression : le désir d’écrire n’est pas désir de faire passer ce que j’aurais en moi, mais une sollicitation du monde, ce que je nomme les scènes, images de villes, de moments, avec des personnages comme cette vieille femme qui traverse Paysage, qui reviendra dans Un Printemps froid et qu’on retrouve dans la Vie fantôme.

Juste avant de publier Paysage, ce que j’écrivais était très marqué par ma lecture de Ponge : j’étais plus attirée par le poétique que par le narratif. Cela dit, la genèse !… On est condamné aux constructions rétrospectives. J’écris de façon régulière depuis 1967. Mais je crois beaucoup aux influences qui sont celles de l’enfance et de la petite adolescence : Flaubert : Madame Bovary, Victor Hugo : les Misérables. C’est ce moment que s’est forgée ma double référence : la langue française, la province. A treize ans, si j’aime Madame Bovary, c’est aussi à cause de la pluie qui fouette les carreaux et qui tombe sur une campagne vide. Sartre et Beauvoir prennent en compte les mêmes hantises : être enfermés dans un destin de femme de professeur, de province : R. dans la Vie fantôme, c’est un peu Bouville.

Au milieu des années 60, quand je commence à enseigner, c’est l’explosion des nouvelles formes de la poétique, du structuralisme, etc. Je vis cela plutôt comme un prolongement de l’éveil sartrien que comme son contraire. Ces théories sont de merveilleux instruments pour enseigner la littérature et confortent mon sentiment que cet enseignement est problématique. Mais est-ce que je suis tout à fait acquise à l’idée que la littérature se réduit à l’idéologie, à l’institution ou au logocentrisme occidental ?… C’est à ce moment que démarre Digraphe.

J.-P. S. : Paul Ricœur, auquel vous vous référez aujourd’hui, pointe déjà pour vous sous Derrida ?

D. S. : La Métaphore vive date de 1975, j’en connais l’existence, mais dans les articles que je publie à l’époque, mes références vont sans hésiter à ce que Ferry et Renaut appellent aujourd’hui la « pensée-68 ». Je ne peux pas dire que ce soit aussi clair dans mon travail d’écrivain. Je relis donc Claude Simon qui est loin d’appartenir au continent structuraliste et formaliste, et je reste perplexe devant la déconstruction totale de la narrativité occidentale qu’on nous propose, bien au-delà du nouveau roman. Nous sommes quelques-uns à demeurer attachés à des écrivains comme Thomas Mann, aux Américains du Nord et du Sud, à Vargas Llosa ou Donoso qui, après tout, sont nos contemporains ! Nous ne sommes pas malheureux, mais un peu tiraillés.

En finir avec cette situation

J.-P. S. : Derrida, Ricœur… vous pensez qu’un écrivain doit chercher sa légitimité du côté des philosophes ?

D. S. : Certainement pas. Il faut en finir avec cette situation française où la philosophie regarde avec condescendance une littérature qui la considère avec révérence. Cela dit, il y a des convergences : quand Temps et récit est paru, j’avais déjà publié trois livres narratifs ; ce fut une rencontre illuminante. Sur trois points au moins, je lisais des développements qui n’étaient pas décourageants pour l’écrivain et la lectrice que je suis : la question de la référence, l’intentionnalité, ou visée de l’écriture, la question de la lecture — non pas la théorie de la réception, mais la visée éthique qui lie l’auteur au lecteur. J’y trouvais un grand réconfort. Car il ne s’agit pas aujourd’hui de « revenir » au récit, mais de revendiquer le rapport de la littérature avec le monde.

J.-P. S. : J’aimerais que vous vous expliquiez sur l’éthique. En quoi se distingue-t-elle de la morale ? La Vie fantôme a pu être lu comme proposant une morale conjugale par exemple…

D. S. : J’entends par visée éthique la responsabilité que je prends de proposer au lecteur ce qu’on a longtemps appelé une vision du monde, avant de ne plus oser en parler, de mettre le mot entre guillemets, ou de l’écrire en allemand… Un point de vue sur le monde, sur l’érotisme, la liberté à l’Est, la création, le couple, l’oubli, la vieillesse, et qui se constitue en œuvre par le travail de l’écriture. Je ne dis pas, ce serait cela la morale, « femmes, mariez-vous », « vieillards, pensez à la mort », j’appelle à ce qu’on y pense ensemble. Il ne s’agit pas d’imposer un jugement moral, mais de faire en sorte que le lecteur, le temps du livre, se refigure sa propre existence, sa vie singulière face aux vies singulières des personnages, les « ego expérimentaux » dont parle l’Art du Roman [1]. J’appelle éthique la rencontre de cet appel de l’auteur avec le crédit que lui accorde le lecteur.

J.-P. S. : Est-ce que cette éthique ne pose pas autant de problèmes qu’elle semble en résoudre ? L’appel au lecteur ne risque-t-il pas de déboucher sur une écriture ordonnée à l’attente du public, autrement dit sur son contraire ? On peut, de même, trouver ambiguës certaines réflexions que vous avez pu faire sur la non-intransitivité de l’écriture — le retour de la référence ne dissimule-t-il pas un éloge du consensus ? — ou sur la lisibilité comme ultime contrainte formelle.

D. S. : Il s’agissait d’un propos polémique. Disons que je ne crois pas que l’illisibilité ou l’hermétisme volontaire soit le meilleur moyen de rencontrer l’autre, que la problématisation de l’accès à l’œuvre soit sa voie royale. Je n’ai pas envie de me porter vers une esthétique de la déception. Concernant l’intransitivité, je pense tout simplement, contre une certaine formalisation des années 60, que si le langage parle toujours de lui-même, c’est à condition de parler de quelque chose et à quelqu’un. Le travail de l’écrivain se situe à l’intérieur de ce triangle-là. Pour le reste, je ne réponds pas à une attente, à une demande. Mon goût, ma réflexion, mon assiduité au théâtre m’ont appris, s’il en était besoin, que le « public » psychologiquement ou sociologiquement définissable n’existe pas. Encore une fois, je ne m’adresse pas aux femmes mariées ou aux vieillards malades, mais à ce qui dans l’autre est unique, singulier. La seule demande est la demande d’œuvre.

J.-P. S. : Rangeriez-vous vos premiers livres dans cette littérature déceptive que vous attaquez ? En d’autres termes, avez-vous, vous, le sentiment d’avoir radicalement changé comme certains vous le reprochent ou vous en louent ? Comment pensez-vous en 1986 votre parcours ?

D. S. : Il me semble que j’ai toujours été préoccupée par le rapport entre le fragment et la continuité. Par la question du montage. C’est l’une des raisons de mon intérêt pour le nouveau roman. Dans Paysage, j’ai résolu le problème, tout simplement, en retirant la ponctuation, de telle sorte que le fragment se dissout dans la continuité. Dans le Voyage d’Amsterdam, la solution est apparue à la moitié de la rédaction, deux discours sont apparus, l’un qui était celui de la mémoire, l’autre celui du présent continu qui apparaît en italiques. Les Portes de Gubbio, au départ, devait paraître en feuilleton dans le Monde de la musique : la technique du journal intime résolvait le problème de cette discontinuité imposée, en même temps qu’elle était aussi une nouvelle façon de résoudre la contradiction continuité-discontinuité qui me préoccupait plus profondément. Le journal permet le montage sec, cut, entre des séquences narratives, lyriques, etc. Ce livre au reste, marque un changement, mais non pas un retour à on ne sait quelle tradition : avec Gubbio, j’essaie de construire pour la première fois un narrateur distinct de l’auteur. Homme, musicien, il vit dans un pays qui n’est pas le mien. Emerge petit à petit la possibilité d’écrire à la troisième personne — tout est gagné quand on y parvient, disait Kafka. Je continue à dire mais ce « je » est déjà un autre. Enfin, dans Un printemps froid, j’explore de nouveau une continuité : c’est un récit en onze récits, qui va de l’abandon à la résurrection, et qui constitue une parabole. Ce n’est pas un « recueil de nouvelles ».

J .-P. S. : J’insiste sur le changement qu’on vous reproche. On vous l’a infiniment moins reproché au moment des Portes de Gubbio. Ne déplace-t-on pas, sur la « forme », des réticences qui tiennent au sujet, noble ici (la création), trivial dans la Vie fantôme: l’adultère dans une petite ville de province ?

D. S. : Sans aucun doute. Mais il y avait de l’amour, adultère ou non, dans le Voyage d’Amsterdam et dans les Portes de Gubbio. Et, entre parenthèses, quand Tolstoï écrivait la Sonate à Kreutzer, personne ne se demandait s’il avait « régressé ». Qu’un roman soit une opération expérimentale, qui vise au dévoilement du monde, je suis stupéfaite qu’on appelle cela de la régression. Que le lecteur puisse être troublé, qu’il refuse qu’on lui parle de mariage, d’adultère, du conflit de la loi et du désir, c’est une autre affaire, cela rentre dans le débat éthique entre l’auteur et lui, dont je parlais tout à l’heure.

Là où je me sépare de la modernité

J.-P. S. : A ce propos et à l’inverse, j’ai été surpris de vous voir souvent, ici ou là, insister sur la dimension ethnologique de la Vie fantôme.

D. S. : Le roman, à distinguer ici du récit, n’est pas un genre, il se transforme sans cesse, se détruit (voir l’Antiroman de Sorel), se recompose. Il peut intégrer tous les modes de réflexion et je crois que dans la Vie fantôme, il y a un essai sur le mariage, comme il y avait dans les Portes de Gubbio un essai sur la musique. Mais contrairement aux Misérables — rappelez-vous l’essai sur l’argot — ou même à ce que fait Hermann Broch, l’essai reste en filigrane. Au fond, c’est peut-être là que je me sépare de la modernité. La modernité insistait sur les ruptures entre les éléments, pratiquait un montage cru, sec. L’essai intégré appartient à ce que j’appelle la dimension éthique du roman. Encore une fois, je revendique cette dimension, ce qui ne veut pas dire que je suis le philosophe du mariage, de la musique ou des pays de l’Est…

J.-P. S. : On pense évidemment à Kundera. La Vie fantôme fait d’ailleurs souvent penser à Kundera par sa construction phénoménologique. Vous tournez autour de l’adultère, en variant les points de vue, comme pour en atteindre l’essence. Kundera et, de façon plus générale, les romans qu’il a fait relire, ont-ils compté pour vous ?

D.S. : C’est le plus grand éloge qu’on puisse me faire. La construction phénoménologique, c’est en tout cas ce que j’ai tenté, et j’estime que cela relève de la littérature la plus achevée sur le plan formel. En lisant Kundera, j’ai eu le sentiment de trouver un « sol » où faire reposer le roman moderne. De voir exposer avec force et lucidité mes propres craintes sur l’avenir du roman. Et mon désir que soit maintenue, avec le roman, cette découverte européenne que le roman est connaissance et découverte du monde. Autre proximité : sa manière musicale de concevoir « l’art du roman », plus voisine de mon travail que ne l’est le modèle pictural du nouveau roman. Avec lui, on peut être un formaliste du thème. Les thèmes ne sont pas forcément des contenus, mais des formes vivantes soumises à variations.

J.-P. S. : Y a-t-il d’autres écrivains dont vous avez le sentiment qu’ils font écho à vos préoccupations ? En d’autres termes, de qui vous sentez-vous contemporaine ?

D.S. : De tous ceux qui ont à l’égard de la littérature quelque chose comme une confiance en ses pouvoirs, et une véritable idée de sa nécessité. Il me semble parfois en rencontrer davantage au Centre et à l’Est de l’Europe, ou aux Etats-Unis. Cela dit, le roman français me semble redécouvrir qu’on n’est pas forcément prisonnier de l’alternative : engagement/art pour l’art. La littérature pense, et ceux qui pensent que la littérature pense sont mes amis. Je crois qu’il faut parier, au sens pascalien, sur la valeur de la littérature, qui est justement d’être porteuse de valeurs. Il faut se faire le « conservateur de l’avenir », comme disait Mgr Decourtray ! Et en finir avec une conception de la littérature forme idéologique en voie de disparition ou objet de divertissement culturel. Réhabiliter une idée politique de la littérature à la jonction immédiate de l’esthétique, c’est peut-être aussi cela que je nomme l’éthique.

J.-P. S : Vous croyez à une efficacité propre de la littérature ici, analogue à celle qu’elle possède à l’Est de l’Europe…

D. S. : La littérature pose forcément la question de la liberté. Et c’est vrai que, jusqu’à présent, on y a beaucoup réfléchi à propos de l’Est, c’est-à-dire d’un monde orwellien. Moins s’agissant de notre monde qui est celui d’Huxley. Le meilleur des mondes de la satisfaction hédoniste, tactile, infantile, dans lequel le citoyen branché et atomisé peut, après le travail, assouvir ses cinq sens, saturer tous ses orifices. La littérature est le contraire absolu du clip vidéo. Elle représente une exigence de réindividuation, elle aide l’individu à se reconstruire autour de la connaissance de soi, de la mémoire, de ce que Patocka appelle le « soin de l’âme ».

J.-P. S. : Disant cela, est-ce que vous ne rejoignez pas les théoriciens du « retour au sujet » contre la « pensée-68 » ? Je songe au Todorov de Critique de la critique, ou à Luc Ferry et Alain Renaut…

D. S. : Pour être tout à fait franche, si je trouve qu’il y a chez Todorov quelques naïvetés, j’approuve entièrement son entretien avec Paul Bénichou. Quant à Ferry ou Renaut, il n’est pas sûr qu’on soit fondé à leur reprocher de vouloir restaurer un sujet maître du sens. Ils disent même clairement le contraire: il faut poser la question de la possibilité d’un sujet, même problématique. C’est le geste même de la littérature. Elle ne peut s’écrire sous le signe de la mort du sujet, de sa déconstruction totale.

J.-P. S. : Vous recroisez Sartre aussi, ses positions sur Husserl, l’intentionnalité et le roman, son opposition à Freud…

D. S. : Pourquoi pas ? Un romancier sera toujours plus près d’une philosophie du sujet que d’une pensée de sa mort. Et puis j’ai toujours été sensible à la défiance de Sartre envers la psychanalyse. J’aime chez Freud l’homme des Lumières dont Thomas Mann disait qu’il était le premier à avoir sorti l’inconscient de son aura de nuit. « Là où c’était, je dois advenir. » J’ai envie d’advenir, moi aussi, là où c’était.

Notes

[1] De Milan Kundera, voir la Q.L. no 476.

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