En 1950, année de la naissance de Chantal Akerman, « Belge d’origine juive polonaise », « vieille enfant », « fille de la génération sacrifiée », comme elle aimait à se présenter[1], paraissait Lazare parmi nous(Seuil, Paris), de l’écrivain Jean Cayrol, qui avait connu le camp de Mauthausen et qui serait cinq ans plus tard l’auteur du commentaire de Nuit et brouillard, le film d’Alain Resnais. A rebours de ce qui deviendra bientôt la vulgate, l’interdiction de toute littérature sur le sujet, due notamment aux textes de l’essayiste Maurice Blanchot, Cayrol, ressuscitant la parabole de Lazare, montrait que, loin de le périmer, Auschwitz accélérait l’art moderne : un « romanesque lazaréen » doit accompagner la « nuit blanche de l’humanité » ouverte par les camps.
No Home Movie [2], le dernier film d’Akerman, qui a mis fin à ses jours le 5 octobre 2015, peu après la disparition l’année précédente de sa mère, survivante des camps, est un condensé de son cinéma, « lazaréen » s’il en est, et qui fut déclenché par une double commotion « moderne » : Jean-Luc Godard et Pierrot le fou en 1965, puis Michael Snow et La Région centrale, vu par la jeune fille à New York en 1971. « Il n’y a rien à ressasser disait mon père, il n’y a rien à dire disait ma mère, et c’est sur ce rien que je travaille »,affirmait-elle. Ouvert et fermé par des images du désert (le Sinaï ?), No Home Movie montre le dialogue tendre et impossible, dans l’appartement de Bruxelles ou par Skype, de la cinéaste nomade et de sa mère.
En 1975 (l’année aussi de W ou le Souvenir d’enfance de Georges Perec, de La Vie devant soi de Romain Gary, des Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France de Pierre Goldman…), elle renouvelle le cinéma avec Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles [3], l’histoire d’une mère juive survivante, morte à la vie, ménagère obsessionnelle, qui se prostitue et qui tue quand elle connaît le plaisir. Trois heures dans un appartement filmé comme un désert. Un film féministe qui entame une très complexe « autobiographie de sa mère », non naturaliste, interprétée ici par Delphine Seyrig, le premier double de l’auteur, le second étant Aurore Clément qui, dans Les Rendez-Vous d’Anna (1978), parcourt l’Europe de l’après-guerre pour y montrer ses films. Ces deux films inaugurent une œuvre d’une étonnante nouveauté.
« Ça pue la Pologne », disait Jean-Pierre Marielle, agent immobilier, à chaque visite, dans Demain on déménage (2004). La caméra d’Akerman n’a pas cessé de « déménager », ce qui apparaît avec force dans ses documentaires (réunis par les éditions Shellac en 2011) : la Pologne et la Russie (D’Est) ; l’Amérique, celle vécue par les Mexicains (De l’autre côté) ou inspirée de William Faulkner (Sud) ; Israël (Là-bas)… Mais la cinéaste a également adapté Marcel Proust et Joseph Conrad (La Captive, La Folie Almayer).En quête d’une « chambre », d’une cuisine « à soi »… Dans ce cinéma lazaréen, la chaîne des femmes est le seul antidote à la folie et à la mort. Au mi-temps des Rendez-vous d’Anna, au cœur de ce film, au cœur de l’œuvre entière, la mère (Léa Massari) et la fille dialoguent dans le lit d’un motel de Bruxelles. « Proust voulait que sa mère lui lise des histoires. Moi, je voulais connaître l’histoire de ma mère. » Celle qui a subi la hache de l’histoire… No Home Movienous mène au bord de cette « région centrale »[4].
Notes
[1] Les propos de Chantal Akerman sont extraits de ses écrits : Hall de nuit et Une famille à Bruxelles, L’Arche, Paris, respectivement 1992 et 1998 ; Autoportrait en cinéaste, Centre Pompidou – Cahiers du cinéma, Paris, 2004 ; Ma mère rit, Mercure de France, Paris, 2013.
[2] Sorti en salles le 24 février 2016.
[3] Coffret Chantal Akerman. Les Années 70, cinq DVD, Carlotta, Paris, 2007.
[4] Le numéro 97 de la revue Trafic (POL, Paris, mars 2016) est largement consacré à Chantal Akerman. Une rétrospective devrait avoir lieu à l’automne à Moscou.