Bourdieu par lui-même

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 489 du 1er juillet 1987]

 

Pierre Bourdieu
Choses dites
Ed. de Minuit, 230 p.

Il est difficile d’écrire sur Pierre Bourdieu. Une difficulté à la mesure de l’écriture sociologique telle qu’il la pratique : « Je pense que, la qualité littéraire du style mise de côté, ce que Spitzer dit du Style de Proust, je pourrais le dire de mon écriture. Il dit que, premièrement, ce qui est complexe ne se laisse dire que de façon complexe, que, deuxièmement, la réalité n’est pas seulement complexe, mais aussi structurée, hiérarchisée, et qu’il faut donner l’idée de cette structure (…) que troisièmement cette réalité complexe et structurée, Proust ne veut pas la livrer telle quelle mais en donnant simultanément son point de vue par rapport à elle, en disant comment il se situe par rapport à ce qu’il décrit ».

Une difficulté à la mesure de cette sociologie, doublée par une « sociologie du sociologue »[1]… De l’insertion, aussi, de cette œuvre dans l’actualité de ces trente dernières années. Algérie et décolonisation, école, culture et intellectuels : Bourdieu n’a cessé, en gros et en détail, d’« aller en chaque cas au point où l’on attend le maximum de résistance ». D’où des malentendus par dizaines : ce n’est pas sans risques que « les mots du sociologue contribuent à faire les choses sociales ». Ou à les défaire…

C’est à ces divers titres que Choses dites, recueil de conférences et d’interviews (« la parole permet d’aller très rapidement d’un point à un autre ») publiées ces dernières années dans des revues savantes étrangères, est un livre passionnant. Bourdieu ne se contente pas d’affronter ces malentendus, de répondre aux objections, ou de développer certaines implications de sa théorie (sur les intellectuels, la croyance, l’œuvre d’art, le « peuple », le sport, les sondages…, ce qu’il faisait déjà dans Questions de sociologie (1980). Pour la première fois, il reconstitue son itinéraire intellectuel, des années 50 à aujourd’hui. Choses dites est un Bourdieu par lui-même.

« Je ne raconte pas ma vie » dit-il. Il ne s’en tient pas pour autant une programmatique « sociologie du sociologue ». Retournant contre lui-même ses propres concepts, il expose sa « stratégie » (« ligne théorique » + « realpolitik du concept »), et définit sa place dans le champ intellectuel.

Les deux premiers textes de Choses dites, Fieldwork in philosophy et Repères, pourraient s’intituler « genèse et structure du structuralisme génétique » pour reprendre le nom qu’il donne à sa pensée. Genèse : Bourdieu revient sur son option de jeune normalien philosophe en faveur de l’« histoire des sciences et de la philosophie rigoureuse » (Canguilhem, Vuillemin, le côté Koyré-Weil de Critique contre l’existentialisme régnant alors) ; puis en faveur de l’ethnologie (à laquelle Lévi-Strauss avait redonné son prestige d’anthropologie) contre la philosophie. Structure : sa situation entre Sartre (le choix) et Lévi-Strauss (les règles). La réintroduction de « l’agent » dans les sciences humaines de l’époque, ni sujet tout-puissant, ni support tout-agi. Au passage, il donne des définitions souvent lumineuses des concepts qu’il a forgés : le champ (le moyen, contre une sociologie mécaniste, de « saisir la particularité dans la généralité, la généralité dans la particularité »), l’habitus (« la nécessité faite vertu »), ou la stratégie : « Il suffit de penser à la décision instantanée du joueur qui monte au filet à contretemps pour comprendre qu’elle n’a rien de commun avec la construction savante que l’entraîneur, après analyse, élabore pour en rendre compte ». Et pourtant il fait « beaucoup plus souvent que s’il agissait au hasard, la ″seule chose à faire″. »

« Tout mon travail depuis plus de vingt ans vise à abolir la distinction entre ethnologie et sociologie ». C’est l’un des grands problèmes évoqués dans Choses dites. Plus importante encore est la confrontation avec la philosophie. Du mémoire d’étudiant sur les Animadversiones de Leibniz à l’enthousiasme d’aujourd’hui pour Wittgenstein, ou Austin, en passant par le flirt avec Kant dans La Distinction, elle hante la démarche de Bourdieu. Le joueur de tennis Bourdieu, joue tout le temps, en double avec elle, et contre elle. C’est que la sociologie telle qu’il l’entend, réalise les « ambitions éternelles » de la philosophie, ses promesses non tenues ; elle « libère, en libérant de l’illusion de la liberté ou plus exactement de la croyance mal placée dans des libertés illusoires ». Ce en quoi elle est d’ailleurs immédiatement politique. Cette phrase l’indique, il y a du Spinoza chez Bourdieu, et on comprend que tel le Hollandais, ses habituels détracteurs soient des philosophes, et qu’ils le traitent en « chien crevé » ; si l’illusion de la liberté par rapport à toutes les déterminations sociales est l’illusion spécifique des intellectuels, elle est, au carré, celle des philosophes, dont le programme est évidemment de combattre l’illusion. Spécialistes du fondement, ils redoutent la mise au jour des fondations sociales de la pensée.

Un paradoxe qui n’est que la pointe de la situation paradoxale de la sociologie dans la société ! Ceux qui la lisent n’ont pas intérêt à la vérité, ceux qui y ont intérêt ne la lisent pas. « Au fond, la sociologie est une science sociale sans base sociale ». C’est là que Bourdieu quitte la philosophie classique (pour se rapprocher encore plus, et très en profondeur, de l’exception spinoziste) à laquelle peut faire penser l’architecture de son système : dire le vrai ne suffit pas faire reculer la méconnaissance. La sociologie s’adresse à (et est produite par) des habitus, non à des cogitos, C’est ce qui explique certainement l’autre versant de l’itinéraire relaté dans Choses dites : à la rigueur démonstrative se mêle souvent le ton de la confession au sens le plus fort, celui d’un Rousseau. Bourdieu laisse entendre la douleur du malentendu, ou insiste sur le bonheur du sociologue. Comme si à l’instar du Genevois, il lui fallait rendre compte des raisons singulières, biographiques (l’enfance béarnaise, le passage par la Kabylie…) qui peuvent pousser, alors que le social fonctionne à la méconnaissance de lui-même, un « agent » à vouloir la vérité. A passer donc du monde de ceux qui y ont intérêt sans le savoir, à celui de ceux qui s’y intéressent contre leur intérêt.

La beauté de Choses dites est, je crois, dans cet alliage et cette tension, d’une rivalité victorieuse avec la philosophie sur le terrain du système, et de l’exigence de faire entendre autre chose qu’il ne dit pas tout à fait, et qui concerne la place sociale du désir de vérité sur le social. D’où le parti-pris de l’itinéraire… D’où la référence à Proust (à Saint-Simon, à un autre moment) : la littérature permet peut-être de dire les deux d’une seule voix. En tous cas, Pierre Bourdieu ne s’était probablement jamais à ce point, et dans tous les sens du mot, exposé.

Notes

[1] « Faute d’objectiver la vérité du rapport objectivant à la pratique, on projette dans les pratiques ce qui est la fonction des pratiques pour quelqu’un qui les étudie comme quelque chose qui doit être déchiffré ».

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