Artur Żmijewski. Re-présenter la Shoah

A
[Ce texte est à  paraître dans les actes du colloque : Représenter la Shoah après 1989 en France et en Pologne . Voix , poétique , images (Agnieszka Grudzinska , Kinga Siatkowska-Callebat dir.)]

Avec Witold Gombrowicz

Je ne suis pas un « spécialiste » d’Artur Żmijewski (il était présent parmi nous lors du colloque mais ne souhaitant pas intervenir, il a préféré organiser un work-shop ouvert à tous ceux qui le désiraient). Pourquoi donc mon intervention ? Au titre d’une sensation durable de spectateur. Je me souviendrai toujours de ma première « rencontre » avec son œuvre. C’était au Centre d’art contemporain Zamek Ujazdowski vers 2002 : je pénètre dans une salle. Au fond j’aperçois les photos d’Œil pour œil (Oko za oko, 1998) : vue de loin, une famille nue… qui se révèle de près toute autre chose, des corps entiers composés de corps différemment amputés. Dans une autre salle sur des écrans, des femmes et des hommes nus jouent (à chat ?) dans divers lieux dont une chambre à gaz (Berek, 1999), un défilé de soldats polonais habillés, puis nus, ne portant que casquettes et rangers (KRWP, 2000). Depuis, j’ai, à la 51e Biennale de Venise, visité le pavillon polonais Répétition : des acteurs rejouent l’« expérience de Philippe Zimbardo » de 1971, laquelle est elle-même le remake à Stanford de l’expérience de Milgram de 1963 : un groupe de prisonniers volontaires se conforment peu à peu aux rôles de bourreaux et de victimes qu’on leur a assigné. Enfin à Bâle la même année, une grande exposition au Musée des Beaux-Arts permettait de mesurer l’ampleur de l’œuvre.

Contrairement aux artistes présentés lors des trois jours du colloque[1], Żmijewski ne me semble pas tant un artiste « de la mémoire de la Shoah » qu’un artiste du « Corps polonais », d’un corps anatomique autant que national, d’un corps toujours à la limite de lui-même (handicapés, mutilés, sourds-muets, malades, mourants…) : la Shoah est comme la limite de cette limite. La Pologne est, on le sait, un pays partagé trois fois entre Russie et Allemagne, reconstitué, déplacé, dépecé, morcelé, recomposé… ce qui confère ses caractéristiques de l’art et de la littérature de ce pays. Qu’on songe dans l’après-guerre à Andrzej Wróblewski (1927-1957) ou, autrement, à Alina Szapocznikow (1926-1973)… Je ne peux pour ma part ne pas penser en amont au couple Władysław Strzemiński-Katarzyna Kobro (le futur inventeur de l’Unisme avait été deux fois amputé lors de la Première Guerre mondiale), à cette extraordinaire photo du couple au bord de la Baltique en 1928 avec leur chien, reproduite dans le catalogue Présences polonaises du Centre Pompidou en 1983 (Kobro dissimule la jambe droite manquante, des joncs cachent le bras gauche amputé de l’artiste), elle mourra en 1951, lui un an après. De Strzemiński, Anda Rottenberg écrivait : « Dès 1950, il gagnait sa vie comme étalagiste, en amusant la populace qui le regardait sauter sur son unique jambe pour accrocher les décors des vitrines des magasins à l’aide de son unique bras »[2]. Tous deux, on le sait, furent (paradoxalement ?) artistes et théoriciens de l’abstraction…

Le corps polonais ? Plus que la phrase de Jarry, toujours citée (le nulle part des partages), je voudrais rappeler un texte exact de… Jean-Jacques Rousseau :

Un grand corps formé d’un grand nombre de membres morts, et d’un petit nombre de membres désunis, dont tous les mouvements presque indépendants les uns des autres, loin d’avoir une fin commune, s’entredétruisent mutuellement, qui s’agite beaucoup pour ne rien faire, qui ne peut faire aucune résistance à quiconque veut l’entamer, qui tombe en dissolution cinq ou six fois chaque siècle, qui tombe en paralysie à chaque effort qu’il veut faire, à chaque besoin auquel il veut pourvoir, et qui malgré tout cela vit et se conserve en vigueur ; voilà, ce me semble, un des plus singuliers spectacles qui puissent frapper un être pensant[3].

En 2006, dans son livre d’entretiens Corps tremblants, Żmijewski écrivait : « Nous sommes les arrières petits-enfants de Witold Gombrowicz. »[4] C’est en effet chez Witold Gombrowicz qu’au XXe siècle, dès le départ de l’œuvre en 1926[5], qu’on peut toujours retrouver ce corps individuel-national découpé, mutilé, recomposé… Je rappelle les deux premiers textes des Mémoires du temps de l’immaturité (devenu Bakakaï), Le danseur de Maître Kraykowski (un corps garanti par un autre corps), et surtout les Mémoires de Stefan Czarniecki. Czarniecki-Goldwasser, comme plus tard Jojo de Ferdydurke, parcourt de l’école à l’armée toutes les étapes du kitsch national, sujet traversé par la rivalité des deux messianismes : « […] mon père était racé jusqu’au bout des ongles, ma mère l’était de son côté, mais sa race était sémitique »[6]. « Il souffrira terriblement quand il prendra conscience, je ne serai pas étonné s’il subissait alors une sorte de pogrome intérieur. (…) De quelle prise de conscience voulait-il parler, de quel pogrome ? Et d’abord de quelle couleur doit être un rat né d’un mâle noir et d’une femelle blanche ? Blanc et noir, tacheté ? »[7] . Ne sont-ce pas précisément ces mêmes questions que répète justement Artur Żmijewski : superposition constante, confusion de tous les corps : anatomique, national et pluriel (juifs et polonais autant que sains et malades), d’une société toute entière. L’un passant sans relâche dans l’autre. C’est, me semble-il, dans ce cadre qu’il « représente » la Shoah ; non…  qu’il la re-présente.

Żmijewski en France

Je crois qu’on touche là aux raisons qui font qu’exposé dans le monde entier, Artur Żmijewski n’a jusqu’ici pas eu beaucoup de chance avec la France : peu et mal montré, et peu acheté par les institutions. Il était absent de L’autre moitié de l’Europe consacrée au médium vidéo (au Fresnoy, à La Maison Rouge, au Centre d’Art de Quimper en 2006…), alors qu’il figurait au même moment dans After the wall à Stockholm. Et quand il est exposé, c’est pour l’être le plus souvent dans des expositions collectives. Puissent ces quelques mots inciter les lecteurs français à regarder cette œuvre en face, à éprouver ce corpus dans leurs corps.

En 2004, il fut certes présent dans la saison polonaise Nova Polska : à Toulon dans Fin des temps, l’histoire n’est plus, à Roubaix, à Saint-Etienne dans Passage d’Europe, un certain regard sur l’art d’Europe centrale et orientale (dans le catalogue, le critique autrichien Rainer Fuchs en parle assez justement). Et au Passage de Retz à Paris dans les Mémoires du temps de l’immaturité (en compagnie de Józef Robakowski, du groupe Azorro, de Zbigniew Libera et Joanna Rajkowska) dont le commissaire était Ami Barak, qui partiellement le dépolonise :

Artur Żmijewski surprend par l’émotion, la tendresse et son altérité mais son autre est toujours particulier, fragile, handicapé, dans la souffrance ou dans l’exil. Żmijewski nous invite à une réflexion sur la maladie, sur la disparition. Son observation du comportement humain dans la première des vidéos : Notre carnet de chant est une allusion à l’environnement concentrationnaire où il a d’ailleurs été tourné »[8].

Il figurait enfin au Centre Pompidou dans Les promesses du passé en 2010. Et à Bozar de Bruxelles, dans la belle exposition de Zofia Machnicka : The power of fantasy en 2011. Parmi toutes ces expositions, il faut signaler une exception et une fidélité. Il n’y a probablement qu’à Brétigny qu’un ensemble conséquent d’œuvres a été montré par Pierre Bal-Blanc, mais là encore, un « ensemble d’œuvres vidéo ». Je cite le catalogue :

Artur Żmijewski prend à contre-pied les stratégies de séduction du cinéma et de la télévision. Ses films questionnent le rôle du spectateur, ils confrontent le regardeur à son comportement voyeur et dans le même temps, ils dévoilent les penchants obscènes de tous les films et de toutes les émissions télévisées. »[9]

À ce mal-entendu, mal-vu, quatre raisons, me semble-t-il : la différence de temporalités entre la France et la Pologne, qui tient à l’histoire spécifique des deux pays, et de l’art dans ces pays : je renvoie aux communications polonaises contenues dans le présent volume. Plus globalement, pour reprendre le mot (et l’erreur) de Milan Kundera à propos du roman, le « grand contexte », hâtivement mis en avant, dissimule et efface les contextes polonais et français. Il y a en France un refus implicite de voir l’extrême violence, les blessures causées par « la grande Hache de l’histoire » (Georges Perec) : au fond, le modèle de l’artiste français de la mémoire se conforme au modèle esthétique « matissien » : je renvoie à l’analyse de l’œuvre exemplaire sous cet angle, et très cultivée, de Pascal Convert (né en 1957) autour de la figure du résistant Joseph Epstein (2007) proposée par Catherine Coquio[10]. Enfin, last but not least, la pensée moderne (greenbergienne-blanchotienne) qui voit chaque médium aller vers son essence, qui continue de régner en France : comme le sont les protagonistes de sa vidéo Répétition (prisonniers de l’expérience), Żmijewski est, ici, emprisonné dans la vidéo.

Les œuvres

Quelques indications rapides sur les deux époques de l’œuvre que partage la césure de Répétition à la 51e Biennale de Venise. Né en 1966 (d’un père ingénieur et d’une mère chimiste ; il a un oncle qui… « fait de la sculpture »), Artur Żmijewski est au lycée pendant l’état de guerre. Après un passage de 1990 à 1995 aux Beaux-Arts de Varsovie, dans l’atelier de Grzegorz Kowalski (1942), qui lui-même avait été proche d’Oskar Hansen[11], il étudie en 1999 à la Rietwelt Academy d’Amsterdam.

« Sculpteur » puis vidéaste (la pensée par médium n’est absolument pas la sienne), Żmijewski procède toujours par rencontres et scénarios. Comme toute sa génération : Paweł Althamer, Katarzyna Kozyra, et aussi Jacek Adamas, Jacek Markiewicz, Katarzyna Górna, Monika Zielińska. 1995 (autrement dit : après 1989 et 1991, le camp de concentration en lego de Libera date de 1996) : son diplôme de fin d’études Quarante tiroirs (dedans, des photos de corps déjà). Le très réussi catalogue de la galerie d’art Zachęta de 2005 nous permet de passer en revue les œuvres : Tempérance et travail (1995) avec Katarzyna Kozyra, Moi et le Sida (1996), Jardin botanique (1997) ; dans Œil pour œil (1998), une vidéo montre deux hommes amputés. Elle est suivie de la série de photos, dont je parlais : cinq personnes différemment amputées se mêlent pour recomposer des corps entiers. 140 cm (1999) : sur le même principe, s’alignent des gens de petite taille. On l’a déjà dit : dans Jeu au chat et à la souris (1999), des hommes et des femmes nus font irruption et jouent dans une ancienne chambre à gaz. KRWP (2000) : des soldats de l’armée polonaise défilent comme pour la relève de la garde, vêtus, puis nus, en casquettes et rangers uniquement. Krank de 2000, reconstitue un examen de proctologie à la manière des camps. Dehors pour se promener de 2001, met en scène un paralytique. L’art d’aimer (2000) : un homme atteint de Parkinson. Leçon de chant 1 (Varsovie, 2001), et 2 (Leipzig, 2003) : des chanteurs sourds (les nazis les vouaient à la stérilisation) interprètent ici Jan Maklakiewicz[12], là Jean-Sébastien Bach. Karolina (2001) nous fait entendre une jeune fille de 18 ans atteinte d’ostéoporose. Zeppelintribune (2002) : deux artistes turcs devant la tribune de Nuremberg. Les vagues et autres phénomènes (2002-2003) : huit films avec Paweł Althamer, sous l’emprise d’hypnose et des narcotiques. Israël tryptique : Itzick (2003) : un sioniste fanatique justifie par le génocide le meurtre de Palestiniens, Lisa (2003) : une femme allemande en Israël se croit être une réincarnation d’un enfant juif. Notre livre de chants (2003) : dans un hôpital de Tel-Aviv des vieillards juifs polonais se souviennent des chants polonais de leur enfance, dont l’hymne national. Pèlerinage (2003, avec Althamer) : les artistes se sont joints à un pèlerinage catholique en Terre Sainte. Faites-le vous-même (2004) : un handicapé mental sculpte un avion russe de la Seconde Guerre mondiale. Rendez-vous (2004) : montre la vie quotidienne d’un acteur, Wojciech Królikiewicz, souffrant de la maladie de Huntington et sa rencontre avec une femme qui souffre de la même maladie (Żmijewski a également enregistré un disque avec W. Królikiewicz qui essaie de lire les Sonnets de Shakespeare). 80064 (2004) : Józef Tarnawa, 92 ans, survivant non-juif d’Auschwitz, accepte de faire restaurer son numéro en voie d’effacement sur son bras. On le voit dans cet inventaire : la question d’Artur Żmijewski est celle du corps polonais anatomique-national (partagé, déplacé, malade, mutilé, morcelé, recomposé). Et c’est à l’intérieur de ce corps, sur lui, que se pose à l’artiste la question de la « représentation de la Shoah ». De sa re-présentation, aux antipodes sa « représentation ». Einmal ist keinmal.[13]

Extension des domaines (de l’art, de la Pologne)

Parallèlement à son art, Żmijewski déploie une importante activité de théoricien. D’abord avec la revue Czereja (du nom d’une galerie) dont il est le rédacteur en chef : six numéros paraissent de 1993 à 1998. C’est là qu’est paru son texte L’histoire de l’art favorite (Ulubiona historia sztuki). Depuis 2006, dans Krytyka Polityczna (un titre qui fait référence aussi bien à un samizdat des années 1970-80 qu’à une publication de la Jeune Pologne[14]) dont il assume la direction artistique. Devenue aussi une maison d’édition depuis 2007 elle propose dans son catalogue Badiou, Žižek, Butler, Mouffe, Deleuze, Guattari, Sloterdijk … « Nous voulons offrir une alternative au motif dominant le discours public : Dieu ou le marché »[15]. C’est dans cette revue que fut publié en 2007 son manifeste Arts sociaux appliqués (numéro 11-12). Et donc Corps tremblants, que je citais, de 2006, un recueil d’entretiens avec des artistes (Jacek Adamas, Paweł Althamer, Krzysztof Bednarski, Katarzyna Górna, Andrzej Karaś, Grzegorz Klaman, Grzegorz Kowalski, Katarzyna Kozyra, Konrad Kuzyszyn, Zbigniew Libera, Jacek Markiewicz, Joanna Rajkowska, Roman Stańczak, Roman Woźniak, Monika Zielińska).

D’autre part, il me semble que depuis 2005 et le pavillon polonais de la 51e Biennale de Venise, Żmijewski change d’échelle. Ses deux activités sont désormais étendues au corps social tout entier, à l’homme en société. Comme chez Gombrowicz, passé en 1939 de la périphérie de l’Europe à celle du monde, et la retrouvant, pour finir par revenir au centre, Żmijewski est, lui aussi, à sa façon, passé de la Pologne à la planète, via des pays voisins d’une manière ou d’une autre de la Pologne : Œuvres choisies (Wybrane prace, 2006-2012) regroupe dix-huit films tournés dans cinq pays. Démocraties (Demokracje, 2006-2015), trente films courts qui mettent en scène Jörg Haider, homme politique autrichien, des manifestations anti-avortement, l’Irlande partagée…. Ouvrières et ouvriers (Robotnice i robotnicy, 2008-2009) nous ramène en Irlande, Mes voisins (Moi sąsiedzi, 2009) en Israël. Dans À l’aveugle (Na ślepo, 2010) et La messe (Msza, 2011), on revient à Varsovie. Dernière étape à ma connaissance : l’artiste, souvent commissaire d’expositions collectives, fut commissaire de la 7e Biennale de Berlin en 2012, en compagnie de Joanna Warsza et du collectif russe Voïna (la guerre) très engagé contre Poutine : « plus un parlement qu’un musée », ainsi caractérisait-il la Biennale. Six mille propositions furent avancées, dont le projet de contre-monuments Berlin-Birkenau de Łukasz Surowiec, la performance de masse Rayon de soleil (Promień słońca) en Belarus de Paweł Althamer ou le congrès du Mouvement pour le renouveau juif en Pologne dont s’inspire Yaël Bartana, l’artiste israélienne qui avait été choisie pour occuper le pavillon polonais de la 54e Biennale de Venise en 2011 (le film « …and Europe will be stunned »). Un livre collectif fut publié : Forget fear [16].

Avec Walter Benjamin

Dans Arts sociaux appliqués, texte paru dans Krytyka Polityczna en 2007, Artur Żmijewski posait deux questions : « l’art contemporain peut-il avoir un impact social visible ? » et « pourquoi de telles questions sont-elles considérées comme des affronts à l’essence même de l’art ? »[17]. Sur le ton du manifeste, il constatait que, si « tous les mouvements d’avant-garde rêvaient pour l’art la même position que les autres disciplines structurant la réalité »[18], comme la science, la politique ou la religion, les conséquences réelles que cela peut engendrer sont désormais suspectes. Żmijewski associe ce refus d’influencer, d’être un acteur social, à la peur d’être instrumentalisé, à une « honte » qui découlerait de l’engagement de certains artistes auprès de régimes totalitaires comme le nazisme ou le socialisme soviétique. La honte, outil de « contrôle des comportements » artistiques. Réduit à sa pure autonomie, l’art se replierait sur une esthétisation exacerbée. Certes, « l’art peut être politique tant qu’il reste éloigné de la politique – il peut agir politiquement dans les galeries mais pas dans les débats de la vie réelle qui se déroulent dans un autre espace communautaire, tel que les médias. »[19]

Représenter la Shoah : notre colloque s’est tenu les 5, 6 et 7 février 2015 : en France, un mois exactement après les massacres de Charlie-Hebdo et de l’Hypercacher, et peu de temps avant ceux du 13 novembre 2015… Durant cette année plus que jamais en France le « devoir de mémoire » s’est mué en une idéologie de l’État et des médias (mixant tout : les trois massacres, la commémoration de la Première Guerre mondiale, le soixante-dixième anniversaire de la libération d’Auschwitz, l’entrée de quatre résistants au Panthéon, voire même un dramatique accident de bus dans le Sud-Ouest…). En quelques mois, les Invalides (pour le pouvoir) et la place de la République (pour le peuple) sont devenus l’épicentre à double foyer de la nation, dans une sorte de 11 janvier permanent, qui nie l’Histoire sous la Commémoration – sur fond de montée du Front National[20]. S’agissant de la Shoah, aujourd’hui un certain art de la mémoire est devenu la matière d’une « esthétisation de la politique » : comme si la France marchait soudain à grand pas vers ce que montrait le spectacle génial de Christoph Marthaler sur l’Autriche, Derniers jours, une veillée, présenté au Théâtre de la Ville en octobre 2013. Commémoration à égalité de tout : de rien… C’est peut-être face à cela ici et maintenant, pour nous, que l’œuvre de Żmijewski est plus urgente que jamais à montrer, à exposer. Parce que, j’y insiste : il re-présente la Shoah, ne la « représente » pas. Il en préserve la violence, la plaie à vif, l’intemporel présent, comme autrement Shoah, le film de Claude Lanzmann, ni documentaire, ni fiction (je songe à tous les débats autour du film depuis 1985). Pour le dire autrement, Żmijewski est de ceux, très rares, qui poussent à son paroxysme le programme que prônait (dans un tout autre contexte ?) Walter Benjamin au terme de son étude constamment approfondie de 1933 à 1939, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique : contre l’esthétisation de la politique (que pratiquaient les fascismes), il attendait alors (notamment du communisme – il pensait à des artistes comme Brecht) la politisation de l’art.

Remerciements à Zofia Waślicka, à la Fondation Galerie Foksal pour le prêt des films, à Wanda Gadomska et Anna Juszczak, traductrices lors du colloque Représenter la Shoah….

Notes

[1] L’auteur fait référence aux artistes présents et présentés au colloque : Mirosław Bałka, Anna Baumgart, Zbigniew Libera (NdR).

[2] Cf. Le XXe siècle dans l’art polonais, Ramon Tio Bellido (dir.), AICA press, Paris 2004.

[3] Jean-Jacques Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée. État de la question (1772) in Œuvres complètes, t. III, Gallimard, La Pléiade, p. 953-954.

[4] Trembling bodies, édition bilingue allemande-anglaise, Galerie Kronyka – DAAD, Berlin 2011.

[5] Rédigé en 1926, le conte Le danseur de maître Kraykowski a été publié pour la première fois en 1933 dans le recueil Mémoire du temps de l’immaturité aux éditions Rój de Varsovie. (NdR).

[6] Bakakaï, trad. du polonais par Allan Kosko et Georges Sédir, Gallimard, Folio, Paris 1998, p. 35.

[7] Bakakaï, op. cit., p. 30. On retrouve ce corps dans Ferdydurke (dès le premier chapitre. Et c’est tout le sujet de l’Introduction à Philidor cousu d’enfant et de Philidor : on pourrait recopier ces pages en entier), à chaque ligne d’Yvonne…, dans Le mariage (le doigt), dans Trans-Atlantique (le corps composite de Gonzalo), dans La pornographie (les deux nuques), dans Cosmos (de la bouche de Catherette au corps du monde tout entier). De La pornographie, Gombrowicz écrit dans le Journal : son « labyrinthe rejoint en secret le labyrinthe de la nation ». (Journal, trad. du polonais par Dominique Autrand, Christophe Jezewski et Allan Kosko, tome II, Gallimard, Folio, 1995, p. 154) La phrase pourrait convenir à Żmijewski. En France, par ses objets l’œuvre de Żmijewski peut faire songer à Michel Foucault (maladie, folie, prison, sexualité), en Angleterre à Olivier Sacks…

[8] Il s’agit d’une erreur. Nasz śpiewnik (2003) n’est pas la première vidéo de Żmijewski, et a été tourné dans la maison de retraite en Israël (il en est question plus loin dans le texte). (NdR)

[9] A. Żmijewski, catalogue de l’exposition au Centre d’art contemporain de Brétigny, Brétigny-sur-Orge.

[10] Cf le texte de C. Coquio dans ce volume, p. #

[11] Oskar Hansen (1922-2005), Russe et Norvégien aux racines polonaises, dont l’enfance s’était déroulée à Vilnius (Wilno à l’époque), membre de l’Armée de l’Intérieur (AK), critique de Le Corbusier, proche d’Henry Moore, professeur aux Beaux-Arts de Varsovie Hansen fut  l’auteur en 1958 d’un projet de contre-monument pour Auschwitz-Birkenau (« la Route »), chemin d’un kilomètre de long et de soixante-dix mètres de large, primé par le jury présidé par Henry Moore, parmi six-cent projets issus de trente-six pays. Le projet de Hansen fut refusé par les survivants. Hansen est également l’auteur de la Théorie de la forme ouverte (1959).

[12] Compositeur, enseignant et critique musical polonais (1899-1954).

[13] Une fois ne compte pas (all.)

[14] Il s’agit du mensuel Krytyka édité dans les années 1901-1914 par Wilhelm Feldman à Lvov et à Cracovie

[15] Cf le texte de présentation de la rédaction. Il existait également un café-restaurant-club de débats, lieu alternatif au centre de Varsovie, fermé en 2012.

[16] Forget Fear, A. Żmijewski, J. Warsza (réd.), Berlin Biennale, Berlin, 2012

[17]http://www.arpla.fr/mu/creationscollectives/files/2015/05/Microsoft-Word-Zmijewski_correction-Zofia-final.pdf

[18] Idem.

[19] Idem.

[20] On sait d’autre part qu’est devenue la Pologne, un an après l’ouverture du musée Polin…

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