Alain Robbe-Grillet : « Je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi »

A
[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 432 du 16 janvier 1985.]

 

Alain Robbe-Grillet: romancier et cinéaste. Né en 1922 à Brest. Etudes d’agronomie. Carrière d’ingénieur dans les colonies françaises. Premier roman en 1953 : les Gommes aux éditions de Minuit. Premier film en 1961 : l’Année dernière à Marienbad, en collaboration avec Alain Resnais. Dix-sept volumes, romans, nouvelles, ciné-romans publiés aux Editions de Minuit, où Alain Robbe-Grillet est par ailleurs conseiller littéraire. Vit à Paris, en Normandie, et dans les pays étrangers, notamment les Etats-Unis, où le conduisent ses activités d’enseignant de littérature française. Sur ses lectures, on consultera Pour un nouveau roman (1963) et le Miroir qui revient, qui vient de paraître.

Jean-Pierre Salgas. — Vous publiez votre autobiographie…

Alain Robbe-Grillet. — Je vous arrête tout de suite. Il ne s’agit pas d’une autobiographie, ou alors tous mes écrits le sont. Comme je le dis dans le livre, je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi. Disons qu’il y a, dans le Miroir qui revient, de nombreuses pages qui ont une valeur autobiographique directe. Mais je ne suis pas sûr que l’ensemble respecte le pacte autobiographique, tel que le définit Philippe Lejeune.

J.-P. S. — Etes-vous vous-même un lecteur d’écrits autobiographiques ?

A. R.-G. — Pas tellement, et quand j’en lis — je pense par exemple aux Mots de Sartre — je trouve cela souvent épouvantable ! On dirait presque que Sartre qui, toute sa vie, a été le porte-parole de la fragmentation existentielle (souvenez-vous de ce qu’il dit de Rollebon dans la Nausée : on ne peut recoller les morceaux, sous peine de les figer en imagerie morte, en statue) décide subitement de faire le contraire. D’annuler tout ce qui a été son apport à la littérature. Même si ce n’est pas pour se glorifier, même si la statue est ici négative ! Tout ce qui était énigme et contradiction devient clair tout d’un coup. On assiste à la transformation de Stavroguine en Père Goriot I En fait, le texte ne l’intéressait pas. C’était pour lui un pur medium qui devait seulement faire passer un message. Vous savez, j’ai pu entre les mains le manuscrit de la Dernière chance [1] : il a refait au moins dix fois la première page, sans se corriger, comme s’il essayait n’importe quoi, au hasard : présent, passé simple, style indirect, dialogue… pour voir l’effet que ça faisait. C’est le contraire d’un manuscrit de Flaubert par exemple.

J.-P. S. — Sartre est donc votre « anti-modèle ». Avez-vous eu des « modèles » dans cette entreprise, je songe au Barthes de Barthes par lui-même, au Leiris de la Règle du jeu

A. R.-G. — Barthes par lui-même est à l’origine du Miroir qui revient. Paul Flamand m’avait fait la proposition d’un Robbe-Grillet par lui-même, après le succès du Barthes… Reste que j’ai le sentiment qu’en choisissant le fragment, Barthes, qui toute sa vie fut un des grands anti-Sartre, s’est livré à un autre type de fraude : il fait une sorte de tableau quand même, pointilliste certes, mais qui frôle sans cesse la maxime et le moralisme.

Quant à Leiris que j’aime beaucoup, il finit par me lasser parce que son texte se désagrège complètement. Ce qui est son projet. Or j’ai, moi, toujours un vieux projet flaubertien, à l’opposé de toute désagrégation. Constituer une œuvre qui, de nouveau, va être comme du bronze. Du bronze qui bouge… Un livre mobile qui serait non pas moi, mais en tout cas une image de moi qui correspondrait un peu à mon travail.

Je vois le Miroir qui revient comme le premier volet d’un ensemble dont le titre général pourrait être Romanesques. Le Miroir qui revient correspond au stade du miroir lacanien : l’enfant recolle ses morceaux dans la glace e s’aperçoit que l’image de lui-même est un autre ! Non, curieusement, le seul livre où je reconnaisse un projet analogue au mien est un livre inachevé : le Contre Sainte-Beuve. On y trouve à la fois les Guermantes tels qu’ils seront dans la Recherche, les rapports avec la vraie mère et une théorie de la littérature qui s’oppose à la conception sainte-beuvienne.

J.-P. S. — On pense aussi souvent à Nabokov, ne serait-ce qu’à cause de l’insistance ironique que vous mettez à disposer de fausses clés à l’attention des freudiens pressés. Je crois qu’il a beaucoup compté pour le lecteur que vous êtes…

A. R.-G. — Oui, c’est sûr que le rapport à la psychanalyse officielle est le même chez nous deux. Mais je l’ai lu très tard. La première rencontre a été ratée : le livre qui m’a ouvert littéralement à la littérature contemporaine ça a été le premier tome des Situations de Sartre : élevé dans une famille d’extrême-droite, j’avais été nourri des chroniques de Brasillach. Or là, tout d’un coup, j’entendais parler de Bataille, Blanchot, Faulkner… et de Nabokov, mais de telle façon que je n’ai pas eu envie d’aller y voir de plus près.

C’est Nathalie Sarraute ensuite, qui, alors que tout le monde parlait de Pasternak, m’avait alerté, en me disant que le grand écrivain russe contemporain, c’était Nabokov. Et puis arrive le boom international de Lolita. Nabokov est invité à Paris par le journal Arts, qui lui demande quel écrivain français il souhaite rencontrer. Il répond : « Robbe-Grillet évidemment ! » Vous imaginez le scandale pour Arts. Je lis alors Lolita qui me passionne. Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre ! De son côté, il était en train de traduire la Jalousie. Depuis, son œuvre a été une de mes lectures constantes. Ses livres (c’est Feu pâle que je préfère à cause de son côté Nouveau Roman, si j’ose dire) sont de ceux qui me font rentrer chez moi le soir en toute hâte pour retrouver un monde où l’on m’attend.

Kojève euphorisant

J.-P. S. — Vous lisez de préférence à tel ou tel moment de la journée ?

A. R.-G. — Il n’y a pas de règle. Mais en général, j’ai tendance à avoir un bon moment de lecture après le petit déjeuner. Vers 11 heures. C’est une heure de bonne intellectualité, d’esprit alerte. J’en profite pour lire des choses considérées comme un peu difficiles, que je ne pourrais pas suivre aussi bien après un bon repas. Par exemple, je cite au hasard, un livre qui m’a occupé pendant quelques mois est l’Introduction à la lecture de Hegel de Kojève. Alors que je n’ai jamais réussi à lire Hegel, Kojève m’a semblé euphorisant. C’est un vrai roman d’aventures. En ce moment, le livre qui joue ce rôle-là est l’Histoire des idées politiques de François Châtelet. Je prends mon petit déjeuner à la cuisine. Plus tard, j’écris dans ma chambre au premier étage. Je rencontre ce livre sur le trajet de l’une à l’autre, dans la salle à manger. La salle à manger est le lieu principal des grandes lectures.

J.-P. S. — Y compris des romans ?

A. R.-G. — Oui, tout à fait. Je profite aussi de ces longues périodes où je redeviens étudiant, dans les universités américaines, pour consommer enfin ces grandes œuvres que je n’ai jamais lues de façon complète et continue. Par exemple, il y a deux ans à Gainesville, Florida, je travaillais au scénario de la Belle captive, et en même temps je lisais la Recherche du temps perdu, dans la Pléiade, très sérieusement, en me reportant aux notes à chaque fois.

J.-P. S. — Vous relisez beaucoup ?

A. R.-G. — Oui, j’aime bien. Non pas tant pour retrouver de vieux compagnons, mais parce que les livres changent. Pendant très longtemps, pour moi, le grand livre de Flaubert était Salammbô, à cause de son côté formaliste, déréalisé. Je l’ai relu récemment et tout d’un coup j’ai découvert qu’il m’ennuie un peu. Alors que l’Education sentimentale remonte. Et puis, il est très intéressant de relire des fragments d’œuvres qu’on connait très bien, parce que tel ou tel assistant du séminaire vous a fait remarquer un détail qu’on n’avait jamais vu. L’an dernier à Edmonton, au Canada, le chef du département de littérature comparée a attiré mon attention sur la disparition du « nous » au début de Madame Bovary. « Nous » est le premier mot du livre, il s’estompe en quelques pages, puis Flaubert écrit : « Il serait maintenant impossible à aucun de nous de rien se rappeler de lui. C’était un garçon de tempérament modéré qui, etc. » Un autre narrateur arrive ! Quand on pense que les imbéciles ont reproché à Flaubert ce nous comme une erreur ! Je prétends, quant à moi, que c’est un personnage du livre. D’autant que quand on regarde les manuscrits, il n’apparaît que sur le troisième brouillon.

J.-P. S. — Aujourd’hui, mais aussi dans Pour un nouveau roman ou le Miroir qui revient, vous ne parlez que d’écrivains proches de vous. Aimez-vous des auteurs dont le travail se situe aux antipodes du vôtre ?

A. R.-G. — Oui, j’ai cité Kipling… mais je ne le relis plus aujourd’hui. Alors non.

J.-P. S. — Quelles sont vos grandes antipathies de lecteur ?

A. R.-G. — Balzac, Zola ! Ils me sidèrent. La Comédie humaine me tombe des mains. A la rigueur, je peux trouver du plaisir à des Balzac très marginaux : Séraphita, Sarrasine, Une Ténébreuse affaire… Mais c’est tout. Vous savez, chez moi, la « théorie » s’est bâtie avant tout sur une sensibilité littéraire. Partagée d’ailleurs avec deux de mes maitres : Nabokov et Borges. Nabokov citait toujours les « trois fléaux » : Balzac et Thomas Mann. Quant à Borges, je me rappelle que, lors d’un déjeuner à New York University, quelqu’un l’a interrogé sur Balzac et Dickens. Il n’a répondu que sur Dickens. « Et Balzac ? » lui a dit son interlocuteur. Borges a simplement répondu : « Balzac, je ne sais pas, je ne l’ai pas lu ».

Mon impact international

J.-P. S. — Et du côté des contemporains ? Dans le Miroir qui revient, vous écrivez de Céline « Le Voyage et Mort à crédit qui demeurent pour moi ses deux grands livres ».

A. R.-G. — Je ne peux pas lire le reste. Aussitôt que je vois des points de suspension tous les trois mots… C’est le même problème avec Joyce : autant je suis passionné par la période Ulysse, autant la période Finnegans Wake ne m’intéresse pas du tout. C’est que je trouve commode et inutile de s’attaquer à la syntaxe et au vocabulaire. Je préfère m’en prendre au récit. C’est dans la mesure où je m’attaque au récit, que j’ai besoin de respecter la syntaxe. Je pense que c’est d’ailleurs une des raisons de mon impact international : j’écris un français remarquablement correct donc traduisible. Pensez par exemple que quand la Jalousie a paru, c’était un livre totalement illisible pour les amateurs de romans. Il a dû s’en vendre 500 exemplaires la première année ! Or très vite, le livre est devenu un livre scolaire à l’étranger, parfait pour apprendre le français aux étudiants. Quand Macmillan a commencé à éditer une collection de livres scolaires, au début des années 60, les deux premiers titres ont été l’Etranger et la Jalousie.

J.-P. S. — Vous relisez Robbe-Grillet ?

A. R.-G. — Etant très largement professeur de moi-même, j’ai tendance à parler de moi sous des formes camouflées. L’Etranger c’est moi, Madame Bovary, c’est moi. Mais il est sûr que les étudiants attendent de moi que je parle de mes propres livres. Je suis donc amené à me relire. Je dois dire qu’aujourd’hui je suis infiniment moins sensible qu’avant à mes premiers textes, les plus célèbres. Je préfère des livres comme Souvenirs du Triangle d’Or, qui constituent une sorte d’aboutissement de mon écriture.

J.-P. S. — On ne compte plus les lecteurs, parmi les plus grands, qui ont écrit sur vous. Ces lectures ont-elles eu un effet en retour sur votre travail ?

A. R-G. — J’ai le sentiment que chacun d’entre eux m’a aidé à me détacher de l’aspect qu’il avait mis en lumière. Barthes de l’objectivité, Morissette des restes de psychologie, etc.

J’ai une mémoire exceptionnelle

J.-P. S. — Votre œuvre fait une grande consommation ludique de stéréotypes érotiques ou policiers. Etes-vous vous-même un grand lecteur de ce type de littérature ?

A. R.-G. — J’en lis très peu. Que voulez-vous, je suis élitiste ! Mais c’est vrai, le fonctionnement du roman policier m’intéresse : l’intervention contradictoire de ce qu’on peut appeler le destin sur le projet du crime. Le piège se refermant sur le chasseur. Mais rares sont les livres où cela se joue dans le texte même : je ne vois que le Meurtre de Roger Ackroyd.

J.-P. S. — Imaginons que vous sachiez que le destin ne vous accorde plus que quelques années, quels sont les livres que vous avez absolument envie de lire ?

A. R.-G. Aucun. Dans ce cas, j’écrirai, je ne lirai plus… Vous savez, je n’ai pas beaucoup lu dans mon existence. Je lis extrêmement lentement, avec une très grande attention. Quand je m’attaque à un livre, il me faut des semaines, quelquefois des mois, pour en venir à bout. A tel point, c’est l’avantage de cette lenteur, que je peux presque réciter par cœur les livres que j’ai lus. J’ai, j’ai eu une mémoire exceptionnelle. Je pourrais vous réciter du Bossuet, du Malraux, du Barthes, du Valéry, du Mallarmé, du Breton… Ou même ceci : « Au terme du premier alinéa du premier article de la loi du 18 juillet 1891, tout contribuable qui, par une action justement introduite, conteste le bien-fondé ou la quotité des impositions mises à charge, peut, à condition de constituer des garanties propres à assurer le recouvrement des sommes contestées, surseoir au paiement de ces sommes, si, dans la demande introductive d’instance par laquelle il réclame le bénéfice de l’impôt suspensif, il précise les bases et fixe le montant du dégrèvement auquel il prétend. » C’est une seule phrase ! Un article du code auquel j’ai eu affaire. Je l’ai retenu comme s’il s’était agi d’un texte.

Notes

[1] Qui devait constituer le 4e tome des Chemins de la liberté et qui n’a paru qu’en fragments dans la Bibliothèque de la Pléiade (NDLR).

Liens