Czeslaw Milosz et la littérature polonaise

C
[Cet entretien, réalisé avec Dorota Feldman, est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 453 du 16 septembre 1987.]

 

Czeslaw Milosz. — Gombrowicz a dit une chose très juste : il n’y a pas de littérature, il n’y a que de grands écrivains. Je suis tout à fait d’accord, mais je crois que cette phrase s’applique beaucoup plus à l’Amérique qu’à la Pologne ! L’idée d’une littérature nationale, avec son histoire et ses générations qui se succèdent, est très faible en Amérique. C’est une invention européenne qui date de la fin du XVIIIe siècle. En Pologne, on a très fortement ce sentiment d’un organisme unique qui se développe dans le temps. C’est ce qui explique que pour mon Histoire de la littérature polonaise [1] mon modèle a été Lanson. Lanson est aujourd’hui complétement démodé, enfoui sous tous les « ismes » qui se sont multipliés, mais j’ai voulu faire comme lui, informer sur le contexte ; puis passer aux cas individuels.

Q. L. — « Sentiment d’un organisme unique » dites-vous. N’est-ce pas aussi que, pour un Polonais, écrire une histoire de la littérature revient à écrire une histoire de la patrie ? La littérature assure une identité que le territoire n’assume pas : « En Pologne, c’est-à-dire nulle part». Un Français coïncide avec la France, un Américain doit occuper l’Amérique, un Polonais inventer la Pologne… Dès la parution du livre en 1980, Constantin Jelenski [2] insistait sur l’importance de votre inclusion dans la littérature polonaise des textes ruthènes des XVIe et XVIIe siècles, comme du hassidisme et du frankisme…

C. M. — Il est sûr que si un écrivain américain se demande « qui suis-je ? », cela reste très individualiste. La même question chez un Polonais signifie toujours « qui suis-je envers la Pologne ? » J’ai tenté dans ce livre d’avoir une attitude un peu différente de celle qu’on trouve dans les manuels classiques comme celui de Chrzanowski, qui était un nationaliste, qui envisageait tout du point de vue du patriotisme national polonais… Moi, je suis probablement le dernier poète de la République, de l’ancienne Respublica, multinationale, multireligieuse, multilinguistique, etc.

(…)

Q. L. — « Je relève de l’économie des lettres polonaises, ce qui exclut toutes les autres » écrivez-vous dans La Terre d’Ulro. Et dans cette Histoire, vous rappelez qu’avec Pan Tadeusz [3], Mickiewicz entendait « fermer la porte sur les bruits de l’Europe ». Et vous insistez souvent sur l’intraduisibilité des plus grands : Mickiewicz, mais aussi Norwid ou Lesmian [4]. Affirmation d’autant plus forte que vous-même êtes traducteur de la Bible et de nombreux poètes.

C. M. — C’est que la littérature polonaise est gorgée de références historiques, d’un réseau de références que tout le monde en Pologne connaît par cœur. Un exemple : Targowica[5]. Si je prononce ce mot, ce seul mot, pour un Polonais est très riche de significations, pour les faire comprendre à un étranger, je dois faire un cours d’histoire du XVIIIe siècle.

Autre exemple, à un autre niveau : Les Aïeux de Mickiewicz font trembler les Polonais alors qu’ils laissent froids les étrangers. Il faut pour entrer dedans, un sentiment anti-russe viscéral… Cela dit, cette situation est également celle de la littérature russe : combien d’étrangers se demandent pourquoi les Russes sont si fous de Pouchkine ! Seulement, les Russes ont un avantage : leurs romans sont traduisibles et « tirent » leur poésie. Nous, le roman n’est pas notre spécialité. L’histoire du pays ne laisse pas le temps d’observer le réel, les éléments romanesques sont comprimés dans la poésie… A ce propos, je me rappelle qu’un Russe a écrit un livre pour montrer ce que la grande prose russe doit à la poésie polonaise. L’image de Petersbourg comme ville-fantôme qui est chez les grands écrivains russes comme perçue du dehors, leur vient des Aïeux.

(…)

Q. L. — On connaît le célèbre texte de Gombrowicz, Contre les poètes (Journal, tome l). Gombrowicz, un peu votre autre, votre double antithétique… Il y a, à l’inverse, chez vous, un perpétuel Contre le roman. Comme si c’était à la poésie que vous confiiez la tâche qu’un Gombrowicz (qu’un Kundera aujourd’hui) confiait au roman. Un rôle de totalisation des autres genres. Vous lisez des romans ?

C. M. — Cela m’arrive, j’ai lu récemment avec un plaisir extrême le dernier livre de Stefan Kisielewski, Tout autrement, qui est un formidable feuilleton à clés sur la Pologne d’aujourd’hui. Je suis très séduit par les romans de Kundera parce qu’ils mêlent l’érotisme, la politique, l’absurde, la philosophie, l’humour… Je ne nie pas l’avenir du roman, mais je suis très déçu par beaucoup de romans actuels. Le nouveau roman par exemple : je suis d’accord avec mon ami Singer qui est, lui, un grand conteur. Quand il a appris que Claude Simon avait le Nobel, il m’a dit tout de même, un roman ne doit pas être si ennuyeux ! On retrouve cela aussi dans la poésie contemporaine. A croire qu’elle a renoncé à intégrer l’expérience… Je me demande ce qui s’est passé en France depuis Blaise Cendrars. Voilà quelqu’un que je relis toujours, et qui m’a beaucoup influencé. Toute la réalité rentre dans ses poèmes, et tous les types de prose.

Norwid

Q. L. — Votre Histoire est loin d’être platement « objective », et respectueuse des valeurs instituées. A ce propos justement, j’ai été frappé de ce jugement sur Norwid : « l’absence quasi complète de public favorisa à un tel point sa propension à torturer la langue que certains de ses vers sont désespérément obscurs »…

C.M. — Envers Norwid, mon attitude est très complexe. C’était un homme, un penseur d’une grande profondeur, mais je suis irrité par sa permanente self-pity, sa douleur constante. On pense à la célèbre réplique de Mrozek : « Ils me l’ont cassée ma dent, ils me l’ont cassée ! »… C’est très polonais. Comme est très polonaise, son obsession de la pureté. Sa rupture avec le pays, sa vie à l’étranger n’expliquent pas seuls que sa langue soit si tarabiscotée. Je songe à une nouvelle de lui très significative : Le Mystère de Lord Singelworth. Un lord anglais voyage en Europe, et, dans chaque ville, monte en ballon pour n’être pas contaminé par l’air impur. Pensez que Dostoïevski et Norwid sont strictement contemporains ! Quand l’un est fasciné par le crime et la souillure, l’autre l’est par l’angélisme. On retrouvera cela chez Witkiewicz, jusque dans sa manie intime de l’hygiène personnelle, ou chez Gombrowicz… Norwid est un parfait représentant d’un aristocratisme fondamental de la littérature polonaise.

Notes

[1] Fayard éd.

[2] « Ceslaw Milosz, historien de sa littérature », Le Monde, 21 novembre 1980.

[3] Principale œuvre de Mickiewicz (1834). Un peu l’équivalent pour les Polonais, de La Divine Comédie, pour les Italiens.

[4] Boleslaw Lesmian (1878-1937) poète symboliste. Cyprian Norwid (1821-1883), le dernier des grands romantiques, souvent appelé « le Mallarmé polonais ». Tous deux grands inventeurs de langue.

[5] Un peu l’équivalent de notre « Coblence »… Evoque pour tous les Polonais un texte de Mickiewicz.

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