Kazimierz Brandys : né en 1916 à Lodz (Pologne). Etudes de droit à Varsovie. Participe au Front populaire. Pendant la guerre, la presse clandestine. 1946 : entre au Parti communiste (qu’il quittera en 1966) et publie son premier roman, le Cheval de bois. Une vingtaine de livres depuis, dont la Mère des rois et les Lettres à Mme Z (Julliard), Façon d’être (Gallimard 1968), et en Pologne, c’est-à-dire nulle part (Seuil 1977).
Depuis 1978, interdit de publication dans son pays, à cause de ses prises de position en faveur des ouvriers en grève. En 1981, le coup d’Etat du 13 décembre le surprend à New York. Vit à Paris depuis 1982. Un film a été en 1961 tiré par Andrzej Wajda de son roman Samson. Gallimard va publier prochainement ses carnets sous le titre : Carnets de Varsovie 1978-1981.
Jean-Pierre Salgas. — Quels sont vos premiers souvenirs de lecteur ?
Kazimierz Brandys. — Comme tous les gosses du monde, j’ai lu les romans d’Alexandre Dumas… Je me rappelle aussi qu’avec mon frère, nous avons joué Othello : je faisais Desdémone ! Sinon, il y a les lectures scolaires, Sienkiewicz en tête, qui nous passionnait. « Un génie de la médiocrité », a dit Romain Rolland, après son prix Nobel pour Quo Vadis. Il avait su croiser le western patriotique avec Dumas ou Hugo. Autre souvenir important : Nana de Zola, lu en cachette vers 12 ans : je m’en rappelle comme d’une initiation d’un premier contact avec la littérature française…
J.-P. S. — De quand date le contact avec celle-ci ?
K. B. — Des années 30. Je ne lisais que ça. Ce fut un très grand choc, comme pendant la guerre, la littérature russe. Un éblouissement que, comme tous les Polonais de ma génération, je dois à Boy Zelenski, un homme qui a transplanté la littérature française dans la conscience polonaise. Etudiant en médecine à Cracovie, il l’avait découverte lors d’un séjour de deux ans à Paris vers 1900. A son retour, il s’était mis à traduire tous les classiques, de Montaigne à Proust. A les préfacer aussi : le recueil de ses préfaces, qu’il a intitulé Le Cerveau et le sexe est un essai excellent. Ceci pour le premier contact, parce que je dois dire que je l’ai découverte de nouveau après la guerre. En voyage à Paris en 1946, j’ai acheté un petit volume dont l’auteur m’était inconnu. A mon retour en Pologne je l’ai littéralement dévoré en une nuit. A tel point que j’ai réveillé ma femme pour lui dire que nous tenions là un chef-d’œuvre. C’était l’Etranger. Elle l’a traduit en polonais.
J P. S. — Les Français vous ont, eux, découvert grâce à Sartre, qui a publié plusieurs de vos nouvelles dans les Temps Modernes des années 50. De votre côté, vous l’aviez lu ?
K. B. — Je crois que je suis une exception absolue : l’œuvre de lui que je préfère, ce sont Les Chemins de la liberté, que je vois comme une grande tentative épique. Ce fut ma première lecture d’un grand écrivain européen après la période du réalisme socialiste. Ensuite, j’ai rencontré Sartre, plusieurs fois, à Varsovie et à Paris — la dernière, ce devait être en 1972 — Voici la dédicace qu’il m’a faite des Chemins de la liberté en 1962 : « A Kazimierz Brandys, dont les œuvres ont été pour moi la révélation de ce que pouvait être la littérature socialiste ». En 62 : J’ai relu cette dédicace avec stupéfaction. Cet homme si intelligent avait cru qu’il pouvait exister une « littérature socialiste » ! En fait je pense que son rêve secret avait dû être un long entretien nocturne avec Staline, où il lui aurait expliqué ce que devait être la culture socialiste ! Je sais d’ailleurs qu’il a en vain tenté de rencontrer Khrouchtchev. Cela dit, malgré ses erreurs politiques, j’ai pour lui une très grande admiration.
J.-P. S. — Revenons en arrière : ce sont vos lectures qui vous ont poussé à devenir écrivain ?
K. B. — Pas tout à fait. Bien sûr, on se met à écrire sous l’influence de certains livres. Mais dans mon cas, ce sont mes rencontres avec des écrivains dans les cafés de Varsovie qui ont joué. Je fréquentais notamment le café Zodiak, où Gombrowicz avait sa table. A force de les observer, je me suis dit : « Pourquoi pas moi ? » Et c’est l’Occupation, qui à cause du couvre-feu, m’a donné le loisir d’écrire mon premier roman, une chronique familiale, que je n’ai jamais publiée. Mais j’avais montré le manuscrit, entre autres, à Czeslaw Milosz qui l’a lu et m’a encouragé. C’était en 1942. Mes débuts littéraires, comme toute la vie littéraire de cette époque, se sont donc passés dans la clandestinité.
J.-P. S. — Votre témoignage sur Gombrowicz dans le Cahier de l’Herne qui lui a été consacré, donne le sentiment que vous l’admirez plus que vous ne vous en sentez proche…
K. B. — C’est vrai, je garde une distance. Je l’ai longtemps considéré comme un auteur de contes philosophiques — Ferdydurke, etc. — et à vrai dire, ce n’est pas le genre que je préfère. Il n’y a que son Journal qui me séduise totalement. Mais vous savez, cette distance… Est-ce qu’on aime toujours un grand écrivain que l’on admire ? Même un écrivain génial ? Kafka par exemple… je sais bien que c’est un génie, mais il y a chez lui quelque chose qui manque. Malgré toutes ses horreurs, la vie a parfois une radiation, un éclair de beauté, de richesse, d’amour… Or, cette source de radiation, je ne la retrouve pas dans l’œuvre de Kafka. Ne croyez pas que je sois pour la bibliothèque rose… mais cette source de radiation, elle existe derrière chaque personnage de Dostoïevski ou de Proust. Les femmes de Dostoïevski… Alors que le monde de Kafka ressemble un espace géométrisé, éclairé par une lampe de bureau.
J.-P. S . — « Je me demande parfois », dites-vous dans les Carnets de Varsovie 1978-1981, en critiquant les « désillusionneurs Marx et Freud », « s’il ne faudrait pas dissimuler à nouveau certaines questions démasquées jadis »…
K. B. — Oui, je dirais même que la conscience européenne est accablée par son complexe de culpabilité. Ce ne serait pas mal de la « démarxiser » et de la « défreudiser ». Je crois que l’Occident a perdu la foi en lui-même. On est fasciné par le mal, par l’horreur. C’est très net dans la littérature depuis la guerre. Kafka était génial, mais ses épigones… Regardez Le Choix de Sophie de Styron, ce croisement de l’holocauste et du sexe. On a perdu ce que Conrad appelait la « tenue », on n’entend plus que gémissements et lamentations ! J’en ai marre ! Naturellement, il y a des exceptions : avez-vous lu The fifth business de Robertson Davis ? C’est un romancier canadien, totalement inconnu en France, que j’aime énormément. Son monde n’est pas absurde, bien qu’il soit paradoxal. Oui, je pense qu’il est temps de redécouvrir la vie qui nous entoure, avec ses valeurs et même certaines illusions…
Je me sens proche de Nabokov
J.-P. S. — En lisant cette page des Carnets je pensais à Nabokov…
K. B. — Je me sens très proche de lui, même si j’ai du mal à analyser cette proximité. En tous cas, quand je le lis, je me rends. Prenez Pnine : ce n’est pas un livre très gai, et pourtant il n’écrase pas le lecteur. Je suis très attiré par son comique et sa bonté, sa compassion ironique pour l’homme.
J.-P. S. — De façon générale, quels sont les écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
K. B. — Surtout les grands poètes polonais du XIXe, Mickiewicz, Slowacki, Norwid. Hélas pour la plupart intraduisibles, ce qui est un vrai désastre. Chez les classiques occidentaux, je dirais : Stendhal, Thomas Mann, Proust, Faulkner, Camus… Stendhal, et non pas Balzac… je préfère l’intelligence au génie… Ce sont ceux-là que je relis le plus. Ils sont le plafond, je dirais : on doit avoir au-dessus de la tête un plafond très élevé, qu’on essaie d’atteindre en écrivant.
J.-P. S. — Et ceux dont vous vous sentez le plus éloigné. Que vous n’arrivez pas à lire ?
K. B. — Joyce. C’est une impossibilité physique ! Je n’ai jamais pu terminer un seul livre de lui. Je pense comme Virginia Woolf qu’Ulysse est une « mémorable catastrophe littéraire
J.-P. S. — Et Dostoïevski, dont vous dites dans Les Carnets : « En le lisant, je dois me répéter que je sortirai de cette maladie » ?
K. B. — J’ai beau avoir un besoin très profond de retrouver un monde où le Bien et le Mal ne se mélangent pas, alors que lui, les mélange, il me fascine. Quand j’ai ouvert Les Possédés c’était encore la guerre et je découvrais la littérature russe — j’ai été pris d’un accès de fièvre. Et, vous savez, c’est l’humour qui m’a séduit d’abord ! L’humour a servi d’appât. Cela dit, ce n’est que dans les années 50 que j’ai découvert la clé des Russes : parce que l’ombre de la Russie avait commencé à s’infiltrer en nous, par l’intermédiaire du langage byzantin du pouvoir, de l’idéalisme hypocrite, de la suspicion omniprésente, de l’auto-critique noyée de repentir… Les Smerdiakov et les Ivan Karamazov pullulaient.
J.-P. S. — Quand, et où, lisez-vous ?
K. B. — Toujours le soir, au lit. Et je m’arrange pour lire simultanément deux ou trois livres très différents les uns des autres un roman, un journal intime, un roman policier. En ce moment, par exemple, Lénine à Zurich de Soljenitsyne et le Chien jaune de Simenon. Et en même temps le Journal de Léautaud. Et puis des journaux et des reportages écrits par des prisonniers politiques polonais.
J.-P. S. — Vos lectures sont les mêmes, que vous soyez ou non en train d’écrire ?
K. B. — Pas du tout. Je lis bien plus quand je n’arrive pas à écrire. Ce sont des périodes de souffrance, et lire est ma seule consolation. A l’inverse quand je travaille sur un livre, j’évite les lectures purement littéraires. Je lis beaucoup de romans policiers. C’est très hygiénique. Et puis, c’est une école de narration. Vous savez, Dostoïevski a beaucoup pris à Eugene Sue. Le roman policier apprend à raconter. Et je crois qu’un écrivain doit savoir raconter, un peu comme un peintre, même abstrait, doit savoir dessiner. Décrire sa maison, sa rue, sa journée, ses haines et ses amours… Savoir ranger les choses pour « rendre justice au monde visible » comme disait Conrad. Au monde invisible aussi.
Retour aux grands livres du passé
J.-P. S. — Quelles sont vos grandes envies de lecture ?
K. B. — Le retour aux grands livres du passé. Et naturellement les prochains livres de Beckett, de Milosz, de Kundera, ou de Claude Roy, dont la trilogie autobiographique m’a beaucoup intéressé.
J.-P. S. — Vous citiez son Moi je comme exemple de ce que vous appelez l’autoroman en 1970, dans un précédent entretien à La Quinzaine. Or, si on considère votre oeuvre, elle semble avoir, peu à peu, évolué du roman à l’autoroman, via, pourrait-on dire, le roman en forme d’autoroman (En Pologne, c’est-à-dire nulle part). Est-ce sous l’influence de telles lectures ?
K. B. — Pas exactement. Mon premier livre publié après la guerre, La Ville insoumise, était déjà un autoroman. Dès le début, je ressentais le besoin d’échapper à la composition trop rigoureuse trop close du roman-fiction. J’ai donc eu envie de chercher une forme plus ouverte, roman-essai ou roman-journal. J’ai toujours été un grand lecteur de journaux intimes, particulièrement de ceux des écrivains polonais du XVIIe. Et je préfère Henri Brulard au Rouge et le Noir. Mais n’en concluez pas que je doute du roman : en même temps qu’En Pologne, c’est-à-dire nulle part, j’ai écrit Rondeau, l’histoire d’un homme qui, par amour d’une jeune comédienne, crée en 1942 une organisation clandestine fictive destinée à la sauver d’une conspiration authentique. Une pure fiction.
J.-P. S. — Une dernière question en forme de retour au point de départ : dans votre hommage à Gombrowicz, vous évoquiez votre lecture de Georges Duhamel…
K. B. — C’est vrai, j’aimais beaucoup cela… Anatole France, Jules Renard, Georges Duhamel… Je sais bien qu’aujourd’hui cette littérature est rejetée par les critiques, et abandonnée des lecteurs. N’empêche que je leur reste fidèle… j’ai parfois la nostalgie de cette époque peut-être naïve, où j’étais un lecteur normal, c’est-à-dire ensorcelé et croyant, un lecteur des « belles lettres ». Cela dit, il n’y a que les romans policiers à avoir survécu à tous les tremblements de terre. Certainement, parce qu’ils me tranquillisent : un cadavre normal dans une armoire ordinaire, un cadavre apolitique, aujourd’hui, c’est rassurant, non ?