Gérard Genette : « La littérature est aujourd’hui mondiale. »

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[Cet article est paru originellement dans La Quinzaine Littéraire n° 483 du 1er avril 1987]

 

Gérard Genette : né en 1930. Directeur d’études l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Tous ses livres sont publiés au Seuil : Figures I et II, deux recueils d’essais, en 1966 et 1969 (collection « Tel Quel »). En 1972, Figures III, tout entier consacré à Proust, et à fonder la narratologie, est l’un des premiers de la collection « Poétique ». Suivent : Mimologiques, en 1976, sur les avatars du cratylisme ; Introduction à l’architexte (1979) ; Palimpsestes, en 1982 ; Nouveau discours du récit, (1983) ; enfin, Seuils, qui parait ces jours-ci.

Jean-Pierre Salgas. — Seuils parait aux éditions du Seuil. Je me demande si on ne peut pas continuer, et se demander si vous n’êtes pas au seuil… de sortir de la poétique. Au seuil d’une sociologie de la littérature, façon Bourdieu ou Boschetti. Vous dites du paratexte qu’il est « le lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie ». Autrement dit, quel sera le quatrième volume de la tétralogie : après le texte et le monde (Mimologiques), le texte et le texte (Palimpsestes), le texte et la société (Seuils)…

Gérard Genette. — Vous alignez les livres de façon ingénieuse, mais inexacte : ils sortent bien sûr, les uns des autres, mais pas de cette manière. Palimpsestes et Seuils sont à rattacher à Introduction à l’architexte. Architexte, hypertexte, paratexte, là est l’unité. A chaque fois, un problème, latéral dans un livre, est devenu central dans le suivant. Mimologiques prolongeait un intérêt, beaucoup plus ancien, pour une certaine linguistique fantasmatique. Quant à la suite, j’imagine qu’elle marquera un retour au texte : j’ai rencontré en travaillant sur Seuils des questions, que je n’ai pas voulu développer, sur les rapports entre les notions de texte et d’œuvre, sur la littérarité… Qu’est-ce qui, d’un texte fait une œuvre d’art ? se demandait déjà Jakobson. C’est autour de cela que je réfléchis actuellement.

Alors, la sociologie… La sociologie de l’institution littéraire me paraît tout à fait importante, et j’espère que Seuils pourra être utile aux sociologues. Mais je n’ai, pour ma part, pas l’intention de m’y engager davantage, et d’autre part je me méfie de l’interprétation du texte lui-même par des schémas sociologiques. Quand on commence à interpréter, on trouve toujours ce qu’on apporte. Je n’irai donc pas au-delà du paratexte, qui est encore, remarquez-le, « du » texte, même s’il n’est plus « le » texte ! Le texte, pour lequel j’ai encore la faiblesse formaliste de penser, qu’il se tient à l’écart, que les effets de la pression sociale y sont atténués par une visée d’ordre esthétique : je crois qu’un auteur écrit son livre en artiste, et que c’est ensuite qu’il se dit, comme je l’ai un jour entendu dans la bouche d’Armand Lanoux : « maintenant, je vais au charbon. »

J.-P. S. — « Un problème, latéral dans un livre, devient central dans le suivant », dites-vous, insistant sur les déterminations internes de votre travail. Reste que Seuils foisonne de traits d’ironie sur « l’époque ». N’est-ce pas elle qui vous a suggéré cet objet, et ce ton ?

G. G. — En partie, bien sûr ! même si pour l’essentiel, tout cela remonte au moins au XVIe siècle. Quant au ton, on peut évidemment adopter celui de la jérémiade : « Tout fout le camp, etc. » J’aurais plutôt tendance à prendre les choses par leur versant comique, puisque comédie il y a dans la République des Lettres, des lors que les auteurs doivent se faire, comme le dit Furetière, à propos du titre, les proxénètes de leur œuvre.

J.-P. S. — Ce qui m’a peut-être le plus surpris, c’est que votre ironie s’applique aussi, à des courants qui furent ou demeurent proches de vous. Un exemple entre cent, page 105 : vous brocardez — il s’agit du prière d’insérer — le « milieu avant-gardo intellectuel autour du Nouveau Roman, de Tel Quel, de Change, de Digraphe et autres paroisses parisiennes ». Dans des termes voisins de ceux de vos adversaires, alors que vous fûtes l’un des seuls à défendre « la pensée 68 » lors de « l’enquête » du Nouvel Observateur prônant la Grande Lessive dans la pensée (13-19 juin 1986).

G. G. — Disons que j’égratigne au passage certains effets paratextuels — y compris certains des miens, je chantais la chanson de tout le monde ! — produits dans certaines chapelles littéraro-mondaines qui pouvaient entourer d’importants mouvements de pensée. Il y a eu là un moment de bluff intellectuel, comme il y en a eu à d’autres époques : pensez aux manœuvres paratextuelles d’un Balzac. Loin de moi, à l’inverse, de nier qu’il s’est fait aussi en ces lieux,-du bon travail, a fortiori d’attaquer Lévi-Strauss ou Barthes ! Je ne romps pas avec mon passé structuraliste, je continue de penser qu’on ne juge bien des éléments que par leur place dans un ensemble, et que les relations importent plus que ce qu’elles relient. C’est le principe fondamental de la science moderne. Je serais donc désolé qu’on mette mon ironie en résonance avec les poussées de poujadisme anti-intellectuel du moment. Et dont l’unique nouveauté est qu’il survient à gauche : Pour ce qui concerne mon champ, c’est dans ce numéro du Nouvel Observateur qu’on a pu voir dénoncer « la cuistrerie desséchante qui a envahi la critique littéraire, ou ce qu’il en reste » ! C’est exactement le discours qu’il y a vingt ou trente ans, on lisait sous la plume d’Emile Henriot ou de Pierre-Henri Simon !

J.-P. S. — Vous ne reniez pas non plus Figures III et la narratalogie. Je songe à ce que vous dites page 189, des retrouvailles du Barthes de la fin avec le Barthes des débuts, par-delà la phase « sémiologique ». A vous relire en accéléré, Figures III semble un peu votre Système de la mode, qui rompt une continuité…

G. G. — Avant, j’étais un essayiste, depuis je le suis redevenu. C’est mon livre le plus technique et le plus sec (mais son sous-titre est quand même « Essai de méthode ») et d’ailleurs, c’est un peu grâce à Barthes que je l’ai écrit. Il nous poussait à travailler sur le récit, et je lui disais que c’était par excellence un objet qui ne m’intéressait pas. « C’est un bon point de vue, m’a-t-il répondu, vous verrez ce que d’autres ne verraient pas… » Cela dit, pour moi, la narratologie, c’est à peu près fini.

J.-P. S. — Revenons à ces années. Par une sorte de curieux paradoxe, alors que ce livre est un des premiers de la collection Poétique (1972), qui se sépare donc de la collection Tel Quel, dans laquelle vous publiiez jusqu’alors, on y lit : « La théorie littéraire sera moderne et liée à la modernité de la littérature ou ne sera rien. » Phrase très « tel-quelienne »

G. G. — Il faut rappeler que le démarrage de Poétique coïncide avec la phase maoïste de Tel Quel, qui cesse de s’intéresser à la théorie littéraire, telle que Todorov et moi l’y avions introduite. Et avec un certain espoir quant à l’évolution de l’université après mai 1968 : pour la première fois étaient créées en France une revue et une collection vouées à la théorie littéraire et non plus à l’histoire littéraire. Par ce type de phrase, nous entendions insister sur le fait que la poétique que nous voulions promouvoir ne consistait pas en un pur retour à Aristote, ou à l’abbé d’Aubignac, mais qu’il s’agissait de penser une poétique ouverte à des pratiques inédites. De ce point de vue, la littérature contemporaine était un lieu d’inspiration capital. Je pense surtout au Nouveau roman : Dans le Labyrinthe, de Robbe-Grillet m’a été révélé le jeu des formes fondé sur le jeu de la répétition et de la variation, et à Borges, qui est un cas à part. D’autre part, durant toutes ces années Tel Quel, qui correspondent pour moi aux deux premiers volumes de Figures, j’étais peu à peu passé de la critique thématique découverte à la fin de mes études (Bachelard, Rousset, Starobinski, Jean-Pierre Richard) à la critique structurale (Barthes a été mon grand éveilleur), puis de cette dernière à la poétique, autrement à une théorie générale des formes, qui reste aujourd’hui encore mon propos fondamental.

Proust, Valéry

J.-P. S. — Je m’étonne que dans ce bref survol vous ne mentionniez ni Valéry, qui est un peu votre surmoi permanent ? ni Proust qui reste votre objet idéal et constant ? Ni Sartre : votre antithèse ! Dans Seuils vous le contournez avec réserve…

G. G. — Il est vrai que Proust est le seul auteur que je connaisse presque bien, et l’écrivain que dans l’état actuel de mes lectures, j’ai envie de considérer comme le plus grand. Et que Valéry, comme j’y avais insisté dès Figures I, est le grand précurseur du formalisme (même si son œuvre contient tout, et le contraire de tout). Son programme d’enseignement pour le Collège de France était un manifeste de la théorie littéraire. Je préfère évidemment mille fois son côté cristallin, à l’espèce d’épaisseur substantielle qui imprègne Sartre (dont il faut, j’y insiste cependant, relire au moins Situations I, un des livres fondateurs de la critique moderne)… Je vous parlais de Borges : j’ai été très tôt, vers 1961-1962, fasciné par Enquêtes et Fictions. Comme Valéry, il est un anti-Sartre. Quand Sartre lit Baudelaire, Genet ou Flaubert, il cherche un homme, quand Valéry ou Borges lisent, ils cherchent une « machine ». Il y a chez les deux une même vision totalisante de la littérature : on peut passer d’un livre à l’autre sans prononcer le nom d’un seul auteur, ou, ce qui revient au même, imaginer que l’Imitation de Jésus-Christ a été écrite par Céline… J’aime cette transfusion. Je me sens très proche de cette désaffection pour la dimension psychologique, qui est charriée par la notion d’auteur. Le Monsieur, je m’en moque ! Alors que je m’intéresse au texte ou à de plus vastes catégories génériques. D’ailleurs, à part Proust — mais il n’en a écrit qu’une ! — je ne connais aucun auteur dont j’aime toute l’œuvre. J’aime Melville, ce qui veut dire que je mets Benito Cereno plus haut que tout, alors que Moby Dick m’ennuie.

J.-P. S. — Je vous demandais pour commencer si vous ne vous teniez pas sur le seuil de la poétique. D’autre façon, est-ce que votre objet même, le paratexte, ne vous invite pas à en sortir, vous redonnant l’auteur via la stratégie ? Seuils ironise à plusieurs reprises sur les proclamations auctoriales de la « mort de l’auteur ». D’inspiration blanchotienne certes, mais qui ne sont pas, dans la modernité, sans croiser leur version borgésienne…

G. G. — Encore une fois, pour des raisons qu’il faudrait peut-être psychanalyser, l’auteur comme principe d’unité de lecture, parce qu’il renvoie à un fond psychologique ne m’intéresse pas ! En revanche, et là je fais mon autocritique, nous avons été certainement excessifs dans la négation du rôle de l’auteur dans son texte et autour : l’objet paratexte me le réimpose, c’est sûr. Même si je continue de penser que le point de vue de l’auteur sur son œuvre n’est pas nécessairement le plus pertinent, je crois qu’il est bon de le prendre en compte.

J.-P. S. — Autocritique, dites-vous ? A ce stade de la discussion, je ne peux pas ne pas vous demander comment vous jugez la Critique de la critique de votre ami Tzvetan Todorov (Seuil, 1984) : après avoir été avec vous le champion du formalisme, le voilà qui rejoint les partisans de la Grande Lessive et de « l’humanisme » contre le nihilisme d’un Blanchot. Poujadisme de gauche ?

G. G. — Non, simplement nous ne nous occupons plus des mêmes choses. Il quitte d’ailleurs la codirection de la collection Poétique. Il a découvert que ce qui l’intéressait c’était le contenu éthique des œuvres… Cela dit, je ne me sens pas en désaccord, mais il ne s’agit plus là de théorie littéraire, au sens où nous l’entendions, avec son humanisme rationaliste. Même si je ne suis pas comme lui hypersensibilisé à ce qu’il nomme « nihilisme » : j’appelle nihiliste quelqu’un qui ne croit en rien, et qui ne croyant en rien, est capable de prendre sur le destin de l’humanité les positions les plus folles. Or, concernant Maurice Blanchot, je constate au moins deux choses : ses positions politiques depuis la guerre d’Algérie manifestent qu’il adhère à des valeurs. Et, d’autre part, il croit éperdument en la littérature : elle va vers sa disparition, mais à coup de livres, et la disparition est toujours remise à plus tard…

J.-P. S. — Il y a ses phrases sur l’impossibilité de continuer la fiction après Auschwitz. Auschwitz comme fin négative de l’histoire amenant une fin de la littérature…

G. G. — C’est du Sartre : devant la mort d’un enfant, la Nausée ne fait pas le poids. Blanchot est hanté par le malheur de l’humanité, tout en sachant que lui-même est de part en part littérature. La disparition chez lui, comme l’agonie chez Beckett, est aussi un thème littéraire.

J.-P. S. — Parmi les œuvres qui reviennent au premier plan, portées par la vague « humaniste », celle de Paul Ricœur qui, ces dernières années a publié Temps et récit. Il y a vingt ans, dans Figures I, vous critiquiez son « herméneutique ». Où en êtes-vous aujourd’hui avec lui. De façon plus générale avec la philosophie ?

G. G. — Le Ricœur de Temps et Récit me concerne directement ! Mais là où il s’intéresse au Temps, je m’occupe du Récit ! Nous nous croisons ! Il utilise mes observations techniques et j’ignore, moi, ce que je peux prendre de sa philosophie. En revanche, il a le grand mérite, alors que la narratologie s’est toujours concentrée sur le récit de la fiction, de réfléchir sur le récit historique… Sinon, le genre de philosophie qui me parle n’est pas ce qu’on appelle ainsi en France, ce que moi je nommerais l’idéologie (Nietzsche, Heidegger, Sartre, etc.) C’est l’esthétique (Kant, Hegel), la philosophie du langage, Husserl dans la mesure où je crois le comprendre. Je regrette que l’entreprise phénoménologique ait été débordée de divers côtés. Pour qui réfléchit sur l’art, il y a là, une tentative de description fondamentale du mode d’existence des œuvres : qu’est-ce qu’une partition, qu’une exécution par rapport à une partition, qu’un texte par rapport à l’idéalité de l’œuvre dont il est le support… Ce sont mes questions actuelles.

J.-P. S. — Figures III de nouveau, pour finir. La poétique ouverte disiez-vous, doit l’être sur des littératures virtuelles. Quelles virtualités sont, selon vous, en train de s’accomplir ? Quels sont les écrivains qui vous incitent à la théorie aujourd’hui ?

G.G. — Ceux que j’appellerais peut-être néo-baroques, plutôt que post-modernes… je songe surtout à des étrangers : Vladimir Nabokov, John Barth, John Hawkes, Julio Cortazar, Donald Barthelme, l’Italo Calvino de la trilogie des Ancêtres, Renaud Camus, Severo Sarduy… mais c’est peut-être une phase qui a donné ses plus beaux fruits. Vous savez : je redisais à la fin de Palimpsestes que, par ses tableaux, la théorie littéraire contribuait à faire apparaître des cases vides, où pouvaient se loger des pratiques inédites. Cela ne veut pas dire qu’elle peut précéder la création. J’ai, mais je sens la facilité de ce propos, le sentiment qu’on traverse aujourd’hui une phase de transition, où on tâtonne beaucoup, ou on patine, même… Je n’ai qu’une certitude : on ne peut plus parler de littérature « française », la littérature est désormais mondiale. Je ne crois pas tellement aux critiques-phares. Nous aussi, sommes des oiseaux de Minerve.

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