On peut résumer l’histoire d’Un spécialiste comme celle de trois rencontres. Entre deux auteurs, entre ces auteurs et un livre de philosophie, entre ces auteurs, ce livre et un exceptionnel corpus, 350 heures d’archives longtemps occultées. Eyal Sivan (1964), le réalisateur, « dissident israélien », iconoclaste à la manière des nouveaux historiens (Tom Seguev), n’a eu de cesse dans ses films d’interroger le roman mémoriel national au nom de l’Histoire. Aqabat jaber (Vie de passage, 1987 ; Paix sans retour, 1995), Izkor, les esclaves de la mémoire (1990) et Itgaber, le triomphe sur soi (1993, entretiens avec Yeshayahou Leibovitz)… « Quand j’entends le mot mémoire, je me demande ce qu’il s’agit d’oublier » (exemple : Éloge de la désobéissance, le livre qui accompagne Un spécialiste, révèle que le mémorial de Yad Vashem est construit à l’endroit d’un village palestinien rasé en 1948). Rony Brauman (1950), le scénariste, président de « Médecins sans frontières » de 1982 à 1994, a vécu sur d’autres terrains (l’Éthiopie) les impasses, voire les paradoxes de l’humanitaire (sa fréquente complicité avec le pire comme parfois la Croix-Rouge dans les camps), qui pour beaucoup, surtout depuis le basculement Est-Ouest/Nord-Sud de 1989-1991, tient lieu de politique. Souvenons-nous du génocide rwandais de 1994 repeint par la France en bleu turquoise… Le crime s’accommode très bien du kitsch mémoriel planétaire (du rituel « plus jamais ça », à l’art de la mémoire instantané, que tant pratiquèrent à Sarajevo).
On comprend que tous deux se soient reconnus dans Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt : en 1963, dans ce qui est simultanément un reportage (journalistique) et un livre de philosophie (son contraire), la philosophe juive allemande devenue américaine, dans la ligne des travaux de Raul Hillberg (La Destruction des juifs d’Europe, 1961), montrait et démontait le procès du Hauptsturmführer SS (avril 1961-mai 1962). Organisé par Ben Gourion pour refonder symboliquement l’État d’Israël comme État des victimes du nazisme, celui-ci n’a pas tourné comme prévu : l’accusé ne correspond pas à l’image désirée du « fauve » type Mengele (Hausner le procureur) — qui est au passage celle qui domine dans le cinéma ; le « grand convoyeur de la mort » est un « petit homme », fonctionnaire méticuleux et obéissant, « spécialiste », « technicien », que n’inquiète ni les fins ni les conséquences — plus Papon que Barbie… (« Un personnage plus proche de Courteline que de Shakespeare se campe de lui-même, loin de l’image flamboyante du SS »). D’autre part, assurant lui-même sa défense, il met en lumière le rôle de la zone grise des « conseils juifs » dans la « solution finale ». Sioniste paradoxal, il a d’ailleurs longtemps pensé déporter les juifs à Madagascar. Banalité du mal et collaboration… qui expliquent que le procès, et les 500 heures de vidéo (tournées avec quatre caméras par Léon Hurwitz pour la première fois en Israël, pour être immédiatement exploitées par les télévisions étrangères) furent littéralement escamotés. Ne restaient dans les mémoires que l’évanouissement du témoin Yehiel Di-Nur-Ka-Zetnik, et la cage de verre baconienne de l’accusé, devenue une des « icônes du siècle » version « poids des mots/choc des photos ».
Ultime rencontre : en 1993, la découverte fortuite par Eyal Sivan des 350 heures restantes, celles de Hannah Arendt si l’on veut, la face la plus cachée du procès : le bourreau parle. Adolf Eichmann est ici une sorte de personnage conceptuel trouvé : le « criminel de bureau » (« Notre homme est de ceux que tout pouvoir rêve d’avoir dans ses rangs »). D’où le projet (après un an et demi de négociations avec Israël et les archives Spielberg) d’une adaptation du livre à partir de ce matériau (comme on le ferait de Moby Dick), qui innove au cinéma comme Arendt en philosophie, déplaçant, par son dispositif formel même, toutes les alternatives classiques et ouvrant sûrement (tels Nuit et Brouillard ou Shoah) une nouvelle étape esthétique et politique (ne jamais oublier que la mémoire du génocide a une géographie et une histoire, avoir à l’esprit l’inéluctable remplacement des survivants par les historiens). La solution du film est, comme autrement l’avait fait Lanzmann, de s’installer dans une apparente contradiction : « Mettre en scène ces archives selon les techniques et la grammaire reconnaissables comme ceux de la fiction », écrit Sivan, autrement dit composer un ovni du cinéma. Il y eut au festival de Berlin, parmi les Français, des « Idiots » (croyant au « dogme » de la « vérité » de l’archive…) pour critiquer la « manipulation ». Oubliant qu’au cinéma cela s’appelle montage. « On ne voit que ce que l’on sait. » Eyal Sivan et Rony Brauman ne croient pas à l’innocence des matériaux : il n’y a pas d’image juste, juste des images… Un spécialiste est d’autant plus monté (découpe des scènes selon la logique de l’essai dans le stock des 350 heures, puis image avec image, image avec son, enfin montage interne à chaque image) qu’il s’agit d’encadrer, par tout un labyrinthe de points de vue, la simple schizophrénie d’un accusé qui se raconte volontiers en Ponce-Pilate. La chance formelle des archives est de la donner à voir : les hasards d’une myopie ont doté Adolf Eichmann de deux paires de lunettes, aucune ne semble lui fournir le bon point de vue sur ses actes. Le générique nous le montre, obsessionnel, nettoyant, dans la cage, son bureau comme l’Europe…
Un spécialiste ne respecte pas la chronologie des quatre mois du procès. Douze « tableaux » se succèdent, séparés par des fondus au noir et accompagnés d’une musique originale qui finit par se fondre dans The Black Rider de Tom Waits. On pourrait les titrer : autoportrait d’un « spécialiste » ; un survivant raconte ; la cour montre à l’accusé des images des camps ; problèmes ferroviaires ; Eichmann devant la carte de l’Europe ; les enfants de Drancy ; la conférence de Wannsee ; les conseils juifs et le défilé des témoins ; les mécanismes de l’obéissance ; le conseil juif de Budapest ; Cholm, Chelmitz, Chelmno, Kulm ou Kulmhol ? péroraison finale d’un Eichmann kantien divisé (la parole du Führer mise à la place de l’impératif catégorique) qui la fois « considère l’extermination des juifs comme l’un des crimes majeurs de l’histoire de l’humanité » (le spectateur) et « ne s’en sent pas responsable en son for intérieur » (l’acteur). Surtout, ces « tableaux » ne sont rien hors du dispositif optique qui redouble et contredit la mise en scène nationale (voulue comme telle : « Autopsie d’un génocide ? »). Dès le prégénérique, la caméra balaie une salle d’audience qui est autant une salle de cinéma. Et dévoile, en lieu et place de l’écran, la cage de verre, qui fonctionne pour le spectateur comme un écran (lui-même divisé en trois) à l’intérieur de l’écran. « Il était impossible de saisir la pleine dimension de ce fait historique si l’on ne comprenait pas les mécanismes des actes des exécuteurs. C’est l’exécuteur qui avait la vue d’ensemble […]. C’est par ses yeux que je devais voir l’événement… », dit Hillberg avant Arendt. La cage de verre : centre perspectif reflétant et diffracté, boîte noire qui absorbe et renvoie (les incrustations — au début le visage d’Arendt comme une dédicace — sur la silhouette de celui qui sait beaucoup et ne voit rien) tous les points de vue, toutes les images, toutes les langues ; les témoins directs et indirects, l’État d’Israël et son procureur, la cour, le public, l’avocat… Spectateur-spectacle et acteur-agi, Eichmann est le négatif de chaque spectateur. Mené en ce dédale, où ce qui regarde chacun déborde ce qu’il croit voir ; enjeu fondamental — de l’ordre du savoir et de l’éthique : comment la servitude volontaire est-elle possible ?
Deux ans de montage, souligne Eyal Sivan, pour aboutir à deux heures : « Un film abordable à la fois par sa taille et par sa forme, un spectacle. » Du genre « spéculaire-spéculatif », pourrait-on commenter — galerie des Glaces de la raison —, qui passe par l’émotion la plus nue (« l’espèce humaine » tout entière passe dans le « tableau » des témoins) comme par l’humour le plus noir et le plus juif (le dialogue freudien ou perecquien sur « l’espèce d’espace » de Cholm). J’irai même (le dispositif optique, les genres de connaissance, la question de la servitude…) jusqu’à parler d’un film spinoziste (ou brechtien ou godardien). More video geometrico et théologico-politique… Un film athée en tout cas (les auteurs parlent de « laïcité ») qui déplace, je le disais, les traditionnelles antinomies de la mémoire et du cinéma, du cinéma et de la politique. Ni document (religion de l’archive) ni monument (religion d’une Shoah érigée en événement sacré hors Histoire)… Un spécialiste est d’après la « querelle théologique des images » Lanzmann-Spielberg. Pas plus un film historique, fût-ce sur le génocide. Non ; un film (philosophique) de la famille (mince) des films sans famille, qui inventent une forme nouvelle de pensée de l’Histoire à un moment clé de celle-ci : Octobre, Trois Chants sur Lénine, L’Espoir, Le Dictateur vs Monsieur Verdoux, Hiroshima mon amour, Ici et Ailleurs, Le Chagrin et la Pitié, Shoah, Khroustaliov, ma voiture !. Notre époque (du génocide rwandais à la France des sans-papiers), nous disent Brauman et Sivan, est celle du « criminel de bureau ». « Cet homme qui nous raconte son travail, nous parle de ses joies et de ses peines, ressemble en effet à tout le monde […] c’est dans cet espace ténu qui sépare identification, compréhension et indulgence que nous avons voulu évoluer », écrit Sivan. « Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas maudire, mais comprendre », disait Spinoza.
UN SPÉCIALISTE
France-Israël (1998).2 h 08. Réal. : Eyal Sivan. Écrit par : Rony Brauman et Eyal Sivan, d’après Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt. Son : Nicolas Becker, Audrey Maurion. Mont. : Audrey Maurion. Mus. orig. : Yves Robert, Krishna Levy, Béatrice Thiriet, Jean-Michel Levy. Prod. : Eyal Sivan. Prod. exéc. : Armelle Laborie. Cie de prod, : Momento, France 2 Cinéma, Bremer Institut Film Fernsehen, Image Création, Lotus Film, Amythos. Dist. fr. : AFMD.