Pachet, Echenoz (Ravel), Robbe-Grillet, Sollers, Fanon, Bellmer, Butor, Lucot, Nadeau, Bessette, Brémond, Lahire, Genette, Littell
Vient de paraître n°24 (mars 2006)
Pierre Pachet, Les occasions de la réflexion
Editions de Minuit
p 821 à 914, 11 E, ISBN 2-7073-1916-3, EAN 011-1600
Je signalais dans Vient de paraître 23 l’heureuse initiative de la revue Inculte rééditant la défunte revue L’arc, son âge d’or. Une manière de jouer avec (contre tout contre) la culture de la commémoration (de la culture – malheureux Mozart !). De rappeler qu’il y eut une époque ou les revues pouvaient célébrer un auteur vivant, une œuvre en cours… Il convient donc de louer Critique qui consacre sa livraison de novembre à faire découvrir un auteur majeur. A en donner le gout plutôt tant sa posture « entre » le rend difficile à cerner même par ses proches (Michel Deguy, Claude Lefort, Claude Mouchard). « La littérature est pour moi liée aux idées, à la capacité d’avoir des idées et non au langage, à la langue » : Pierre Pachet (né en 1937) est un écrivain d’idées, à la manière de Paul Valéry ou Roger Caillois. Qui écrit dans les revues et les journaux. Le contraire d’un « essayiste », l’opposé d’un « intellectuel médiatique » -infiniment moins convaincant quand il joue à « l’écrivain » (sa chronique Loin de Paris dans La Quinzaine littéraire, appliquée), quand il délaisse la polémique, la colère, l’intervention (Frederic Lefebvre analyse son long débat intime avec René Girard), une certaine violence intellectuelle. « Pierre Pachet invente une anthropologie littéraire de l’individu moderne qui va puiser ses idées et ses thèses dans l’œuvre littéraire mais aussi dans l’attention au quotidien ». « Altruisation » dit justement Florence Dumora. Il n’y a chez Pachet aucune différence entre les écrivains commentés (de Baudelaire à Michaux ou Naipaul via les russes) et les siens analysés (Autobiographie de mon père 1987, L’amour dans le temps 2005), tous égos expérimentaux – et c’est de nous (de lui) qu’il écrit. Transfusion. Un inédit, sur sa mère, ouvre la revue : Parler tout seul. Espérons en tous cas que cet hommage fera lire de grands livres méconnus comme Le premier venu, essai sur la politique baudelarienne (1976) De quoi j’ai peur (1980), La force de dormir (1988), Un à un, de l’individualisme en littérature (1983) – entre autres…
De Perec etc., derechef. Textes, lettres, règles & sens
Mélanges offerts à Bernard Magné, recueillis et présentés par Eric Beaumatin et Mireille Ribière
Joseph K
398 p, 28 E, ISBN 2-910686-46-9, EAN 9 782910 686468
Jean-Claude Brisville : Quartiers d’hivers, souvenirs
De Fallois
234 p, 18 E, ISBN 2-87706-583-9
Jacques Bens : Genèse de l’Oulipo, 1960-1963
Castor Astral
318 p, 19 E, ISBN 2-85920-593-4, EAN 9 782859 205935
De Perec etc., derechef est un livre d’hommage à l’éminent perecquien Bernard Magné. Chance de l’actualité éditoriale : deux ouvrages permettent de mesurer ce qui est en jeu dans l’adjectif « perecquien ». Ici Jean-Claude Brisville (Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune) à 83 ans donne des souvenirs d’homme de lettres, assez décevants, lesquels en revanche commencent par un long pastiche réussi de Perec, Je me souviens 1925-1939 : «Je me souviens du boxeur canadien Lou Brouillard (un nom inoubliable) disqualifié pour coup bas dans son match contre notre champion Marcel Thill ». Dédié à Patrick Modiano le livre se clot par une méditation sur Dora Bruder… Là, Jacques Bens (1931-2001 – Jacques Duchateau signe une nouvelle préface) a rassemblé les procès verbaux des quarante premières séances de ce qui ne fut d’abord qu’une Société de Littérature Expérimentale en marge du Collège de Pataphysique, fondée lors d’une décade Queneau à Cerisy (baptisée Oulipo par Latis). Georges Perec se situe proprement à l’intersection des deux, mieux il est leur somme, véritable contemporain capital posthume depuis 1982, avec donc ses deux cotès Modiano (mémoire), Oulipo (jeu) – qui souvent s’ignorent : Brisville ne lit pas Bens qui, j’imagine, ne lisait pas Brisville… On pourrait dire que Bernard Magné (comme autrement David Bellos le biographe de Perec, ou Claude Burgelin) est de ceux qui les ont rassemblés et par là vraiment fondé les études « perecquiennes » – bien au-delà de l’université. Il est – Régine Robin le montre à merveille- celui qui de l’auteur de La disparition (entré en 1967 à l’Oulipo) a trouvé la formule, les aencrages, les autobiographèmes (Georges Perec, Nathan collection 128, 1999) – que je définirai pour ma part par une phrase de Tadeusz Kantor : « j’entretiens avec la mort des rapports purement formels ». Ceci dit ces « mélanges » sont universitaires avec les limites du genre : Paulette Perec y signe une vie de Magné (né en 1938, venu des études dix-septièmistes, passé ensuite par la textique Jean Ricardou…) dont l’exemplarité sociologique est déniée par l’insistance automobile, et son épouse un « j’aime j’aime pas » à la manière de Perec mimant lui-même Barthes dans L’arc (aux antipodes de Je me souviens). Les disciples sont un peu trop disciples, et les pairs (Vincent Colonna, Philippe Lejeune, Michel Arrivé) se racontent eux-même. Quelques mises au point passionnantes (Christelle Reggiani, Jean-Luc Joly, Cécile De Bary, Mireille Ribière). A signaler au passage (la galaxie Perec est en expansion constante) du psychanalyste Maurice Corcos : Penser la mélancolie, une lecture de Georges Perec (Albin Michel, 274 p, 17,50 E, ISBN 2-226-16827-3), le roman d’Harry Matthews : Ma vie dans la CIA (POL, 2005), les souvenirs de sa dernière compagne Catherine Binet : Les fleurs de la Toussaint (2005). Liste non exhaustive
Jean Echenoz : Ravel
Editions de Minuit
124 p, 12 E, ISBN 2-7073-1930-9, EAN 9 782707 319302
« Ce roman retrace les dix dernières années de la vie du compositeur français Maurice Ravel (1875-1937) ». Jean Echenoz a beau n’être pas dupe de « l’illusion biographique » – son Ravel est clairement envisagé depuis 2005, l’auteur connaît la suite et la fin (« il lui reste aujourd’hui, pile, dix ans à vivre », « il est à cinquante-deux ans, au sommet de sa gloire ») – il ne joue pas avec le genre à la manière de ses premiers opus. Ravel n’est pas non plus un livre sur la musique signé par un Jean Echenoz mélomane : quand il commence, le musicien a fini son œuvre pour piano, et l’époque mue, le muet s’interrompt, le jazz arrive. Plutôt une « vie imaginaire » dans la tradition de Marcel Schwob. « La chaise longue de Ravel est rayée de bleu et blanc et le pont promenade assemblé en pitchpin des Canaries est jaune zebré de veines rougeatres ». Peu à peu, la litterature arts déco (maison de Montfort-Lamaury, garde-robe, voyages, paquebot France et trains américains) se métamorphose en requiem… le Boléro (1928) est la charnière (« tourbillon de la mort ») qui anticipe (esthétiquement, par ses malentendus) l’accident fatal. « J E » les initiales de l’auteur peuvent se déchiffrer « je »…
Autoportrait d’Echenoz en Ravel : à quelques (importants) détails près (âge, place dans son art, degré de notoriété, pays basque, rapport aux interprètes, passages dans le texte de Conrad, Larbaud et Gustave-Jean Aubry, traducteur de l’un, biographe de l’autre, leitmotiv de l’insomnie…), les points communs sont souterrains, ils concernent le moi qui écrit, pas le Monsieur qui passe. Pour parler comme le premier Barthes (rappelé par Robbe-Grillet dans Préface) le style, non l’écriture (avec Le méridien, Echenoz en inventait une nouvelle dans la bibliothèque) – le style, qui d’ailleurs perçait de plus en plus depuis Nous trois… L’humeur, élegance funèbre, mélancolie absolue : difficile de ne pas lire Ravel comme le quatrième épisode d’une sorte de tétralogie (non préméditée) des fins : Je m’en vais (le reniement du contemporain… jusqu’à en toucher le prix), Au piano (la douleur post Goncourt), Jérôme Lindon (l’héritage intellectuel). Ravel donc, une auto-autopsie dont je vois peu d’exemples, un noir, très noir diamant, vanité des vanités… La Vie de Rancé de Jean Echenoz, son Sonnet en Yx
Post-scriptum sur un incipit : « on s’en veut quelquefois de sortir de son bain ». La première phrase du livre semble faire signe vers Jean-Philippe Toussaint (La salle de bain, 1985). Dans la postface de la réédition de 2005, Toussaint à son tour relatait sa rencontre avec Jérôme Lindon. Et le jeu autour du signifiant « grand » semblait une réponse mimétique au Jérôme Lindon d’Echenoz (le jeu avec le prénom « Jérôme », voir Vient de paraître n°). A l’heure des stratégies d’autocommémoration d’Alain Robbe-Grillet, qui les supporta tous deux, comme une danse autour de la place qui fut celle de Beckett auprès du fondateur des éditions de Minuit. Post-post-scriptum : Christine Jerusalem, déjà auteur d’un Jean Echenoz : géographies du vide aux Publications de l’université de Saint-Etienne, coll « Lire au présent », en 2005 (234 p, 23 E, ISBN : 2-86272-349-5, EAN 9 782862 723495) signe chez ADPF publications un Jean Echenoz. Invitation (magnifique) au voyage sur les « territoires » d’un romancier « géographique » – comme il y a des romanciers « historiques ».
Eric Meunié : Auto Mobile Fiction
POL
140 p, 16 E, ISBN 2-82682-118-6, EAN 9 782846 821186
« Si Meunier ressemble à l’infinitif, notre accentuation en Meunié nous confère une vocation de participe passé ». « Meunié » donc (sans en avoir l’R) signe un roman sur l’identité, « mobile d’une petite autofiction et fiction d’une petite automobile de location » (amusant au passage que le perecquien Bernard « Magné » soit vu par Paulette Perec à partir de son penchant automobile – voir ce n°). Un roman sur les identités de location : las des « identifications » anciennes (poète), en « vacances » pour une semaine dans les Maures, près de Fréjus dans le Var, le narrateur qui porte le nom de l’auteur (autofiction), se trouve (automobile) célibataire de hasard (sa femme « aquitaine » n’est pas venue), homosexuel en pensée (il fantasme sur les annonces trouvées à l’HyperChampion) etc… Auto-mobilité à la merci d’un coup de volant ou de tête… De phrase surtout car c’est dans les mots que tout se passe… Un livre de la famille Toussaint (Jean-Philippe). Et le second de son auteur chez POL (après Confusion de peines, 2001). Eric Meunié collabore à la Revue littéraire (Léo Sheer). Il est également spécialiste de Malcolm de Chazal.
Alain Robbe-Grillet : Préface à une vie d’écrivain
France-Culture – Seuil
236 p, 19 E, ISBN 2 02084588 1, EAN 9 782020 845885
Alain Robbe-Grillet : Scénarios en rose et noir, 1966-1983
Textes et photographies réunis et présentés par Olivier Corpet et Emmanuelle Lambert
Fayard
712 p, 28 E, ISBN 2-213-62393-7, EAN 9 782213 623931
Dossier de presse. Les gommes et Le voyeur d’Alain Robbe-Grillet
Textes réunis par Emmanuelle Lambert
10-18 / IMEC
312 p, E, ISBN 2-264-04174-9, EAN 9 782264 041746
Mais qui a créé les créateurs ? se demandait Pierre Bourdieu en 198 dans une célèbre conférence aux Arts Déco sur le « champ » et les « stratégies » (un résumé par anticipation des Régles de l’art de 1992). On sait que la plupart des créateurs se vivent incréés, ou autocréés – je renvoie au Sartre des Mots. Depuis les trois tomes des Romanesques, Alain Robbe-Grillet à rebours ne cesse de tenter une autosocio-analyse, en lui faisant faire un tour de plus, exposant (manipulation) la stratégie (objective) de sa stratégie (sujective). Derniers épisodes : la prise en charge en 2001 de sa propre commémoration à l’occasion de la conclusion avec l’IMEC du viager de sa propriété en Haute-Normandie et de la publication simultanée de la Reprise et du Voyageur ; le Journal opportunément retrouvé de Catherine sa femme (Jeune mariée. Journal 1957-1962) alors qu’il est élu paradoxal à l’Académie Française – qui enraye la machine (l’écrivain se trouve, à la minute présente, entre élection contrainte et impossible reception). Ces trois nouveaux livres constituent comme un nouvel étage de l’édifice de la célébration du fedérateur du Nouveau Roman par lui-même. Au Seuil, sous un titre emprunté à Flaubert, la transcription de vingt-cinq émissions qui se sont tenues à l’été 2003 sur France-Culture : Alain Robbe-Grillet écrivain et lecteur raconté (de 1953 à aujourd’hui) par Robbe-Grillet Alain professeur. Un somptueux manuel de modernité qui excède largement son œuvre propre. Au cœur de l’esthétique robbe-grilletienne (version 2005), une citation de Spinoza (Traité de la Réforme de l’Entendement) : « l’esprit humain est d’autant plus capable de fiction qu’il perçoit plus de choses et qu’il les comprend moins. Dieu qui comprend tout est totalement incapable de fiction ». Cette phrase tient un peu chez lui le rôle dévolu à Don Quichotte chez Kundera – la comparaison serait d’ailleurs bienvenue entre les deux romanciers-théoriciens). Chez Fayard, le recueil des scénarios, de Trans-Europ Express (1966) à La belle captive (1983). En « rose et noir » pour dire sexe et polar (les deux sont un peu les deux) : « l’écriture est une activité érotique et l’éros va donc être son domaine favori »
Le chapitre 21 de Préface s’intitule Heurts et malheurs de la critique. Le plus novateur des trois volumes pourrait bien être le plus apparemment secondaire, modeste, destinée aux seuls étudiants : le dossier de presse en 10-18 (magnifique édition d’Emmanuelle Lambert dans le sillage des travaux d’Anne Simonin). Le roman d’une « réception » et un bonheur sociologique, le champ révélé par ses acteurs même… En deux temps : Les gommes (co-éditées par les éditions de Minuit avec le Club Français du Livre) ou Robbe-Grillet écrivain. Le voyeur ou Robbe-Grillet devenu auteur. Tout l’éventail de la critique d’Emile Henriot à Roland Barthes. Parmi eux, quasi inconnu, un article de Jean Cayrol (Lazare parmi nous, 1950) sur le premier livre de Robbe-Grillet (juin 1953) – « livre témoin », « roman altier » : « je retrouve plutôt l’atmosphère étouffante, dure, baroque de la clandestinité durant les années noires de 1940-1945, dans laquelle on ne savait jamais à qui s’adresser (…) ou la vie quotidienne avait un relent policier, baignait dans la peur, l’incertitude, l’anomalie (…) les villes prenaient elles-même cet air d’écheveau que je retrouve dans Les gommes« . A relire en regard de ce que Robbe-Grillet dit aujourd’hui du « monde en ruine » dans lequel il décide de commencer à écrire (La reprise, Préface à une vie d’écrivain)
Philippe Sollers : Une vie divine
Gallimard
528 p, 20 E, ISBN 2-07-076831-7, EAN 9 782070 768318
Philippe Sollers : Logique de la fiction et autres textes
Editions Cécile Defaut
142 p, 16 E, ISBN 2-35018-027-1, EAN 9 782350 180274
Philippe Forest : De Tel Quel à l’Infini, nouveaux essais
Editions Cécile Defaut
346 p, 18 E, ISBN 2-35018-025-5, EAN 9 782550 180250
« Parménide a dit : « on ne pense pas ce qui n’est pas ». Placés à l’autre extrème, nous disons : « ce qui peut être pensé est certainement fictif » ». Dès 1962, c’est à Nietzsche que Philippe Sollers emprunte l’exergue de sa Logique de la fiction, qui fut en 1968 repris dans Logiques (dont une version abrégée, centrée sur l’« histoire de l’écriture textuelle » fut ensuite éditée en poche sous le titre L’écriture et l’expérience des limites). Excellente idée de Philippe Forest – romancier et auteur de Philippe Sollers (1992) et d’une Histoire de Tel Quel (1995) qui rassemble au même moment ses « nouveaux essais » – de rééditer ce texte avec d’autres pour escorter Une vie divine. La continuité ainsi restaurée est impressionnante et devrait permettre de repenser la rupture « figurative » (et dans le champ littéraire) de 1983 (Femmes, passage de Tel Quel au Seuil à L’infini chez Gallimard) – la « permanence mobile » (Forest) de Sollers. Dans ce même recueil, on doit relire également Crise de l’avant-garde, une intervention du 12 décembre 1977 au Centre Pompidou qui annonçait ces inflexions de trajectoires, et les textes du colloque Artaud-Bataille (Cerisy 1972). Surtout l’époustouflant Le roman et l’expérience des limites de 1965, une critique du Nouveau Roman (les dévots de « l’évangile trinitaire » Proust-Joyce-Kafka) au moment de son apogée même, par le fondateur de Tel Quel (agé à l’époque de vingt-neuf ans).
Une vie divine donc : c’est justement à partir de la citation de Spinoza que fait au même moment Alain Robbe-Grillet dans Préface à une vie d’écrivain (voir ce numéro) –en la retournant– qu’on peut définir ce roman philosophique qui relate les trois dernières années de la vie consciente de Nietzsche (dites « de la folie » : 1887-1888-1889 ; séjour à Turin et dans les Alpes ; Le crépuscule des idoles, L’antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce homo). « Il ne croyait pas en Dieu, il se prenait pour Dieu, Dieu devait le punir, Dieu l’a puni ». Sous Nietzsche, Eckhart et les mystiques rhénans, les présocratiques… la théologie du Sollers de Paradis (1981). Le gai savoir d’un roman (farci d’essais) contre le nihilisme et le « monotonothéisme ». L’auteur propose même au passage un changement de calendrier : nous sommes en 118. A l’arrivée, bien au-delà des flash-backs nietzschéens, un très complexe édifice temporel (la bibliothèque de La guerre du gout, d’Eloge de l’infini) comme enchassé, d’une manière très XVIIIè (Diderot, Sade) dans un cadre ou le stéréotype semble assumé (un professeur de philosophie enquète sur « la vie secrète de M N », deux femmes l’entourent, Ludi 33 ans, blonde, « le monde de la mode », Nelly 28 ans, brune, « philosophe de boudoir »). Un livre constamment, simultanément et paradoxalement « élitaire » et « pour tous »… Page 348, le narrateur croise Daniel alias Michel Houellebecq, son négatif absolu, au bar du Lutetia… A signaler justement dans Ligne de risque n°22 : Eclats divins 1 (decembre 2005, 72 p, 8 E, ISSN 1620-9958) un dossier Houellebecq qui comporte une longue analyse de La possibilité d’une île par Philippe Sollers. Son titre : Antipodes.
Les temps modernes novembre-decembre 2005-janvier 2006, n°635-636 : Pour Franz Fanon
416 p, ISSN 0040-3075, EAN 9 782070 776924
Après un énorme Notre Sartre (n° 632-633-634, juillet-octobre 2005), la revue dirigée par Claude Lanzmann nous donne un Pour Franz Fanon préparé par Jean Khalfa. De ce médecin psychiatre et révolutionnaire, né aux Antilles en 1925, disparu à trente-six ans en 1961 en Algérie, on connaît les titres principaux : Peau noire masques blancs, Les damnés de la terre (préface de Jean-Paul Sartre). Aujourd’hui les postcolonial studies (à l’inverse du tiers-mondisme naguère) s’interresse plus au premier qu’au second (articles de Albert-James Arnold et Azzedine Haddour). Au centre du volume, son originalité dans une très abondante littérature sur Fanon, le chassé-croisé juif-nègre qui est au départ de sa pensée (je songe en écrivant ces mots à la formule de Romain Gary dans Tulipe : « juif se dit également nègre » ou à la trajectoire inverse d’un André Schwarz-Bart, Le dernier des justes–La mulatresse solitude, ou à celle d’un Pierre Goldman) : Bryan Cheyette rappelle que Fanon commença à écrire Peau noire masques blancs après avoir lu les Réflexions sur la question juive de Sartre (1946), inversement un texte de 1969 de Jean Améry (1912-1978, auteur de Par delà le crime et le chatiment) relate la reconnaissance qui fut la sienne de son identité juive à la lecture d’une prépublication en 1951 de Peau noire masques blancs. Pour sa part Claude Lanzmann, qui sera bien plus tard l’auteur de Shoah, relate leurs rencontre en Tunisie : « on peut, on doit tout à la fois assumer le nom « juif » et honorer Fanon ». En ouverture de ce numéro des Temps Modernes, un texte majeur du même contre la « concurrence des victimes ». Et son Discours au Mémorial du 9 octobre 2005. Plus surprenants en revanche, entre ce même discours et le dossier Fanon, deux textes : la réponse de Jean-Claude Milner, l’analyse minutieuse par Eric Marty du dernier livre d’Alain Badiou (Circonstances 3, portées du mot « juif ») : dissertation contre dissertation a-t-on envie de dire, sans beaucoup de « réel », sans grand rapport à l’Histoire… On préferera lire (ou relire) Fanon, voir (ou revoir) Lanzmann…
Vient de paraître n°25 (juin 2006)
Hans Bellmer : Anatomie du désir (sous la direction d’Agnès de la Baumelle)
Gallimard – Centre Pompidou
262 p, 39,90 E, ISBN 2 07 011841-X, EAN 9 782070 118410
Hasard objectif : au Louvre, Jean-Dominique Ingres (1780-1867), ses femmes-poupées au corps toujours le même, véritables mannequins de chair (Madame de Sennones, Mademoiselle Rivière, Comtesse d’Haussonville…), parfois nues : le ruban de Moebius de la chair de la Grande Odalisque, le Bain turc, les esquisses d’odalisques venues de Montauban… Au Centre Pompidou, Hans Bellmer (1902-1975) (comme pour Ingres, les catégories de la raison conservatrice l’emportent : les dessins sont séparés des photos – montrées en 1983). Un des plus importants passagers (un peu) clandestins du XXe siècle. Qui transite de Rainer-Maria Rilke à Jeanne de Berg (Catherine Robbe-Grillet), Mandiargues, Kot Jelenski, Georges Perec (Catherine Binet)… Via tout le surréalisme. Né à Katowice en Silésie alors allemande, fasciné par la France de Lautrec, formé par le Berlin de Grosz et d’Heartfield, installé à Paris à partir de 1938. En 1933, lors de l’accassion d’Hitler au pouvoir, Bellmer décide de cesser « tout travail socialement utile ». Et l’anatomie devient son destin : « Le corps est comparable à une phrase qui vous inciterait à la desarticuler pour que se recomposent, à travers une série d’anagrammes sans fin, ses contenus véritables ».
L’anatomie gouverne le désir : en deux temps, qui finissent par se chevaucher. Métamorphoses, anamorphoses. D’abord, avec la célèbre poupée et ses « spirales de l’intimité », il propose une autre économie libidinale contre le corps fasciste et la pulsion de mort (Hans Bellmer contemporain de Ferdydurke, ou du Bleu du ciel, de Malaise dans la civilisation). Une sorte de machine désirée désirante (les dernières années, il la retrouve dans le bondage) dont tous les organes peuvent permuter. Plus tard, Rose ouverte la nuit (1941) et l’illustration d’Histoire de l’œil de Georges Bataille (1946) inaugurent le temps du passage intérieur-extérieur du corps (et celui d’un sexe à l’autre). C’est le sexe de la femme qui ouvre et informe (dans les deux sens) le monde : le « con d’Irène » (avait écrit Aragon), les « guenilles » d’Edwarda (écrira Bataille)… Ce jusqu’à l’arabesque, voire une certaine paradoxale mièvrerie. Eros énergumène. Petite anatomie de l’inconscient physique ou anatomie de l’image le livre de Bellmer est imaginé dès 1941, publié en 1957. Toujours, comme le montre l’Autoportrait avec Unica Zurn de 1961 (p 206), l’œil du peintre ne fait qu’un avec le sexe de sa compagne (Nora Mitrani, Unica Zurn). Pendant la guerre, Hans Bellmer était devenu l’ami à Carcassonne de Joe Bousquet : le célèbre portrait du poète par le peintre orne la couverture de Joe Bousquet, une vie à corps perdu d’Edith de la Heronnière qui paraît chez Albin Michel (270 p, 20 E, ISBN 2-226-17088-X, EAN 9 782226 170880)
Michel Butor : Œuvres complètes sous la direction de Mireille Calle-Gruber
I, Romans
1268 p, 49 E, ISBN 2 7291 1605 2, EAN 9 782729 116057
2, Repertoire 1
1080 p, 49 E, ISBN 2 7291 1606 0, EAN 9 782729 116064
Editions de La différence
Destin des ex-« nouveaux romanciers » (baptisés par Emile Henriot en 1957, regroupés volens nolens par Alain Robbe-Grillet et les éditions de Minuit, Jean Ricardou et les colloques de Cerisy dix ans plus tard) : Nobel et-ou Pléiade ici, académie perturbée et commémoration perverse là, sublime forcément médiatique ailleurs. Michel Butor ou « la différence ». Onze volumes (pour le coup vrais pavés) d’œuvres complètes sont annoncés par l’éditeur de ce nom : un Romans, deux Repertoires, trois Génie du lieu, un Matière de rèves, une Improvisations (le professeur, y compris de lui-même), deux Poésie, un Essais. Né en 1926, Michel Butor commence à écrire en 1945 (sur Max Ernst), il vient alors de la philosophie, et de la Libération – une chronologie ouvre le premier tome. Michel Butor touche moins que ses pairs aux « notions périmées » et au récit, moins à la langue et à l’inconscient, mais il attente au livre : en 1962 il passe de l’invention formelle à l’invention d’une nouvelle forme de livre (Mobile, essai de représentation des Etats-Unis). Des séries, des séries de séries recomposées sans cesse (on pourrait avancer qu’il y a du Leibniz chez lui quand il y a du Descartes chez Robbe-Grillet et du Pascal chez Simon). Qui plus est boomerangs (la place du lecteur) dans une galaxie en expansion.
Sartre louait Butor contre ses pairs, y voyant le romancier de la totalisation. Elle se retourne en dissémination. A l’arrivée, une nouvelle image de l’écrivain bien avant le web (1400 titres selon le catalogue de l’Ecart. Seul Jacques Derrida peut être comparé). Dans le premier tome, on trouve les romans (les quatre publiés de 1954 à 1960), plus Portrait de l’artiste en jeune singe. D’emblée, Passage de Milan évoque plus Jules Romains (l’unanimisme, Les Hommes de Bonne Volonté) que Sartre – et déjà Georges Perec. L’immeuble, le train, le lycée sont des mondes, déjà « le » monde qui occupe aujourd’hui l’auteur. Dans le second volume, les repertoires, plus Essais sur les essais (issus d’une commande de préfaces pour le Livre de Poche) et l’essai sur un rêve de Baudelaire. Là ou d’autres veulent n’être que des modernes, lui devient très vite un classique qui commente Montaigne et Roussel de la même plume. Et puis, Michel Butor est le seul poète parmi les nouveaux romanciers. Au même moment que cette immense entreprise (hugolienne) la collection Poésie-Gallimard sort une Anthologie nomade. En 1962, il déclarait à Tel Quel : « j’ai du pain sur la planche pour cent ans »… Nous aussi – nous y reviendrons…
Anna Falkiewicz-Saignes : Stanislaw Ignacy Witkiewicz ou le modernisme européen
282 p, 24 E, ISBN 2 84310 073 9, EAN 9 782843 100734
2004 : fin des partages de l’Europe comme il y eut en 1918 fin des partages de la Pologne (du « nulle part » d’Alfred Jarry). Witkiewicz « génie multiple de la Pologne », romancier et dramaturge fut traduit quasi intégralement en français par Alain Van Crugten dans les années 70, l’artiste exposé lors de Présences polonaises au Centre Pompidou en 1983, depuis réenfoui chez les soldeurs. Son destin n’a pas accompagné celui des deux autres « mousquetaires de l’avant-garde polonaise » (Gombrowicz préfaçant L’inassouvissement en Allemagne en 1967) Witold Gombrowicz et Bruno Schulz. Suicidé en 1939 entre le feu allemand et le feu soviétique qui assassinaient son pays, Witkiewicz a laissé quatre romans érotico-politico-métaphysiques, entre « portraits de l’artiste et romans du philosophe » : Les 622 chutes de Bongo (un inédit de jeunesse), L’adieu à l’automne (1927), L’inassouvissement (1930), La seule issue (un inédit posthume). Qu’étudie ce livre d’Anna Falkiewicz-Saignes – le second en français sur l’auteur, après celui d’Alain Van Crugten sur le théatre. Elle réintégre justement Witkiewicz dans l’histoire du roman européen (autrement dit l’extrait du nationalisme polonais et de l’ignorance générale) : Marcel Proust, Robert Musil, Thomas Mann, Virginia Woolf. Elle rappelle son inspiration par Ernst Mach (Witkiewicz se vivait de plus en plus comme philosophe). Un livre important – malgré ses concessions à une certaine scolastique académique polonaise : le débat sur le modernisme ; malgré la faible présence de l’artiste : or Witkiewicz abandonne la Forme pure en peinture et le théatre en même temps, au début des années 20 ; la création de la « fabrique de portrait » est parallèle au passage au roman et à son fourre-tout esthétique.
Marc Fumaroli : Exercices de lecture. De Rabelais à Paul Valéry
Bibliothèque des idées
Gallimard
778 p, 35 E, ISBN 2-07-072985-0, EAN 9 782070 729852
Il y a – au moins- deux Marc Fumaroli : l’immense historien de la littérature et des arts (L’école du silence, La diplomatie de l’esprit, Chateaubriand, Poésie et terreur), professeur au Collège de France, et le pamphlétaire réactionnaire, paléo-reactionnaire même (L’état culturel) – pour le distinguer des idéologues regroupés par Daniel Lindenberg qui venaient de la gauche. Souvent le second dissimule le premier, ici il le préface, brocardant entre autres le « singulier couple d’araignées sublimes » Georges Bataille et Maurice Blanchot, « yogis laissant le pouvoir à un commissaire nommé Sartre ». Exercices de lecture : le titre de ce recueil d’études savantes fait signe vers les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola autant que vers Montaigne, la traduction latine des essais par « exercitia », voire vers les exercices scolaires. Fil conducteur de l’ouvrage : « La fonction de la littérature en France comme lieu de civilisation entre individus jaloux de leur individualité, fonction qui l’a mise en concurrence avec sa mère et rivale, l’Eglise et la religion chrétienne ». De Rabelais (vaincu par Jacques Amyot) à Paul Valery, il suit une courbe qui mène au sacre puis à la désacralisation de l’écrivain (ce livre doit aussi être lu contre tout contre la somme de Paul Benichou : Romantisme, la réponse de Fumaroli). Trois sections se succèdent du 16e siècle à la Seconde Guerre Mondiale (du commencement à la fin de la « mort de Dieu » dirai-je) : Jacques Amyot ouvre la première, les Goncourt sont au centre de la troisième. Au cœur de cette véritable contre-histoire de la litterature française (de la « patrie littéraire »), Chateaubriand et plus précisément le paradoxal René : une des sources d’A rebours, lui-même « souche-mère d’une surabondante modernité littéraire anti-moderne, aujourd’hui dissoute et dissimulée par ses sous-produits « culturels » médiatiques et publicitaires » (l’étude sur Huysmans est de celles qui font de cet énorme livre un bonheur constant – lequel n’exclut pas, quand donc le second Fumaroli l’emporte sur le premier, le désaccord parfait…)
Hubert Lucot : Le centre de la France
POL
448 p, 24 E, ISBN 2-84682-126-7, EAN 9 782846 821261
» Je professe que seule l’écriture peut se liver à un travelling qui démarre sur la gare de l’Est certain jour d’aout 14 et se perd dans la plaine des Jarres pendant la guerre d’Indochine, après avoir fait du canotage sur le lac de Constance au printemps 1945″. Citant cette phrase, je décrivais dans Vient de Paraître n° 8 comment à partir d’un matériau de type « journal intime », l’« autobiogre » Lucot (« apparu » en 1935) fabrique des capsules d’espace-temps à la manière de Warhol qu’il monte pour en composer des livres (Hubert Lucot devrait interresser et… bouleverser les académiques débats sur l’autofiction). « Toute histoire est celle de concentrations, avec abandon d’éléments ; son Sens, celle de la charge maximale : mon émotion d’aujourd’hui. Plusieurs échelles se succèdent, ou représentations dans le temps, ou vitesses de sédimentation ». Le centre de la France est un « poème romanesque », un film, un volume d’archéologie cubiste ou de géologie constructiviste : les mêmes scènes de sexe et de société y sont inlassablement refouillées. Pour constituer ce que le narrateur nomme « l’Œuvre-trèfle ». En 1989 à Grayan l’Océan et Paris, Hugues Boucault se souvient de ses amours avec sa « tante » Agnès Lenoir, de dix-huit ans son ainée, épouse de Marc. Jusqu’à un séjour en sanatorium ou il rencontre Helena. Agnès est aujourd’hui disparue, ses obseques figurent dans le livre.
Le centre de la France ? : Marc le mari s’y rend souvent – vers Bourges- laissant Agnès libre pour l’amour. La littérature évidemment (« sous nous courait une nappe la littérature »). La chartreuse, lue à douze ans pour toujours, qui a légué à Hugues Boucault-Hubert Lucot le « microréalisme » de Stendhal-Henry Brulard, Diane de Vaugrigneuse muse d’Alain Fournier qui est de la famille etc… et surtout peut-être « bazar sur prout » comme on dit chez les Dabasary de Moldavie dans la famille d’Agnès : Balzac et Proust soit les enchevetrements sociaux-sexuels et Paris-province d’adultères dans les beaux quartiers (Trocadéro et boulevard Saint-Germain, Landes et bords du Loing). Le centre de la France donc : l’adultère bourgeois comme fait culturel total. Enfin, le centre de la France : le sexe d’Agnès Lenoir (l’érotisme de Lucot peut être exubérant et apollinairien, ou géométrique et japonais – ne pas oublier qu’il est l’auteur du Voleur d’orgasmes, un roman nippon)
Maurice Nadeau : Journal en public
320 p, 20 E, ISBN 2-86231-196-X, EAN 9 782862 311968
La Quinzaine-Maurice Nadeau
La Quinzaine littéraire n : 40 ans
48p, 4 E, ISSN 0048-6493, EAN
« Ma vie étant de lecteur principalement, de critique à l’occasion(…) ». Sous un titre emprunté à Elio Vittorini, comme un troisième tome, après Grace leur soit rendues (les mémoires de l’éditeur des Lettres Nouvelles, nées en 1953, chez Julliard puis Denoël), et Serviteur (les articles du critique, embauché par Pascal Pia à Combat en 1946). Ce Journal démarre en 1997 : la Quinzaine Littéraire qu’il a fondé, a alors trente ans, l’air est à la dissolution et à Le Pen et dans la littérature la Restauration-Spectacle a tout recouvert (années Houellebecq : nous sommes très exactement entre Extension du domaine de la lutte, publié par Nadeau, et Les particules élémentaires ; le livre se clot par une lecture précise de La possibilité d’une île). Le plaisir que donne ce livre magnifique est celui d’une conversation à batons très rompus, au fil imprévisible des parutions, avec ce grand peu bavard qu’est l’auteur : Maurice sous Nadeau. On y croise ses objets de toujours : Pascal Pia le maitre autant que Trotsky (une anecdote : Alfred Rosmer lui a offert un jour une rare édition de Mallarmé), Gustave Flaubert (il y est venu par Sade) à qui il emprunte son éthique, le surréalisme, Maurice Blanchot. Et ses passions du moment : Claudio Magris (« nous nous embrassons »), Annie Le Brun, Daniel Bensaid ou Enrique Vila-Matas…. « Le scripteur » se définit d’emblée comme une sorte d’anti-Jean-François Revel, à un autre niveau par la detestation d’Aragon, comme une voix dans la ligne de la prose française qui passe de Montaigne à Paul Léautaud via Stendhal – (p 82, Nadeau confesse « bander pour La Bruyère »). « Que le lecteur me pardonne, je joue ici mon rôle de survivant » : les flash-backs sont l’autre grand bonheur d’un livre qui compte des pages décisives sur Céline, Larbaud, Guilloux, Koestler, Beckett, Des Forets, Naville, Mascolo, Rousset, Maspero – des pages qui historicisent. Et rescussitent (Robert Carlier fondateur du Club Français du Livre ou un écrivain méconnu comme Jean-Claude Hemery). Au passage, la démolition des « historiens » Michel Winock ou Stéphane Courtois va bien au-delà de l’occasion (Dictionnaire des intellectuels, Livre noir du communisme).
En 1966, la Quinzaine donc, 32 pages, fut créée sur le modèle du Times litterary Supplement. 1966, un âge d’or, celui d’un passage de témoin du nouveau, de Sartre à Foucault ou Lacan, du Nouveau Roman à Tel Quel, Le Clezio ou Perec. Dans le numéro anniversaire, l’historienne Giséle Sapiro analyse « le prix de l’indépendance », l’itineraire du journal loin du couple médias-université (hétéronomie versus autonomie d’appareil) -même si les collaborateurs sont des universitaires – qui desormais tout tient. La Quinzaine devenue la seule dans la presse spécialisée (avec le supplément livres de Libération, c’est mon sentiment) à tenir face à la Restauration-Spectacle. Numéro anniversaire oblige, un dialogue réunit la « bande » du journal qui réinterroge le sentiment de changement d’époque, de deuil, évoqué lors du précédent de 1986. Ecrivains et membres du Comité de rédaction témoignent. Surtout, deux grands témoins s’entretiennent avec Bertrand Leclair : Pierre Michon (l’auteur de Vies minuscules en 1984 : « comme si Chateaubriand avait lu Barthes »), François Maspero (« l’un des derniers libraires-éditeurs », auteur des Abeilles et la guêpe).
Claude Simon : Œuvres, édition établie par Alastair B. Duncan, avec la collaboration de Jean H.Duffy
Pléiade
Gallimard
1664 p, 62,50 E, ISBN 2-07-011708-1, EAN
1985, Discours de Stockholm, merveilleux manifeste pour une littérature nouvelle : le Nobel fut pour Claude Simon l’occasion de démontrer que le Nouveau Roman n’était pas mort (classique) parce qu’enterré sous les honneurs. Suivirent L’invitation (1887), L’acacia (1989), Le jardin des plantes (1997), Le tramway (2001) – et une polémique politique avec Kenzaburo Oe (disparue de la chronologie : pourquoi ?). A rebours d’œuvres complètes, cette Pléiade offre un « choix fait par l’écrivain », enlève évidemment les quatre premiers livres publiés entre 1945 (Simon avant Simon) et aussi ceux qui utilisent un matériau familial (le contraire du parti pris contemporain de Michel Butor). A rebours donc des lois de la collection (le mausolée : René Char), plus encore que Nathalie Sarraute, cette Pléiade est pensée comme un manifeste, celui d’une œuvre critique serrée autour du Discours de Stockholm. Sept livres de 1957 à 1997 : Le vent, La route des flandres. Le palace. La chevelure de Berenice. La bataille de Pharsale. Triptyque. Le jardin des plantes. Et deux textes théoriques Préface à Orion aveugle (1970), La Fiction mot à mot (1972). Et les plans de La route des Flandres…
La bataille de Pharsale versus « la bataille de la phrase » : l’anagramme de ce titre de 1969 (souligné alors par Jean Ricardou) dit l’essentiel, le chaos de l’histoire versus l’établi de l’écrivain (on pense à Francis Ponge), lecteur de Iouri Tynianov (L’évolution littéraire) : il y a une histoire de l’art parce qu’il n’y a pas de progrès dans l’Histoire des hommes. Souvenons-nous de l’exergue du Palace – la définition du mot « révolution » empruntée au dictionnaire Larousse, de toutes les exergues (Proust, Dostoievski, Conrad, Heidegger, Valery, Pasternak, Rilke, Montaigne…) : « Cela nous submerge Nous l’organisons. Cela tombe en morceaux / Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux ». Face à la guerre (débacle de 1940), à la révolution (Espagne)… la seule bataille qui puisse être livrée, voire gagnée, est celle du texte. De ce point de vue, dans cette Pléiade littéralement mise en ordre de bataille, les préfaciers se montrent assez centristes, plus que l’auteur prets au compromis avec l’adversaire. En ouverture, l’étude d’Alistair Duncan montre bien comment « les romans sortent les uns des autres ». En cloture, dans Le récit de la description ou De la necessaire présence des demoiselles allemandes tenant chacune un oiseau dans les mains, Mireille Calle-Gruber revient sur cette dimension d’une œuvre obsédé par les arts visuels (de Grünewald à Novelli ou Rauschenberg)
Vient de paraître n°26 (septembre 2006)
Helène Bessette : Le bonheur de la nuit
Laureli. Léo Sheer
Postface de Bernard Noel
280 p, 16 E, ISBN 2-7561-0041-2
Revue littéraire n° 28, dossier Helène Bessette 1 réapparition/ 5 interventions
Léo Sheer
Résurrection (réapparition) d’Hélène Bessette (Levallois, 1918-Le Mans 2000), auteur de treize romans chez Gallimard, de Lili pleure (1953) à Ida ou le délire (1973), et d’une pièce Le divorce interrompu (1968), restée dans les mémoires (de la libraire parisienne Michèle Ignazzi, des poètes Emmanuel Hocquard et Claude Royet-Journoud) parfois dans les rayons (au Salon du Livre on ne cessait de trouver ses livres) mais effacée des histoires de la littérature contemporaine. Parce que femme, parce qu’étrangère au monde des lettres (institutrice), parce que fréquentant la folie, parce que quittant la France… ? Estimée de Leiris, de Paulhan, de Sarraute, de Queneau qui la salua tout de suite (« Un des auteurs les plus originaux de ce temps. Enfin du nouveau »), Bessette est une expérimentatrice moins systématique que le Nouveau Roman, qu’on pourrait rattacher appartient à l’ensemble flou de l’alitterature défini par Claude Mauriac en 1958 : en 1954, elle écrit le Manifeste – quatre pages, en 1959, elle fonde le Gang du roman poétique. Entre les deux, le Résumé, cinquante pages qui ne paraitront qu’en 1969 (il est d’ailleurs étrange qu’il ne soit pas repris intégralement dans la Revue Littéraire, au lieu d’y être abondamment cité). « Au milieu de la soi-disant Paix notre monde est dominé par une mentalité de guerre prononcée ». « La littérature a cinquante ans de retard sur la Peinture, l’Architecture et la Musique ». Face au roman de l’Abjection, elle définit un roman poétique et abstrait. « La littérature vivante, pour moi, pour le moment, c’est Hélène Bessette, personne d’autre en France » (Duras 1963).
Le bonheur de la nuit donc, un roman de 1968-1969 resté inédit : comme chez Duras au même moment, une histoire d’adultère dans un château, capturée au roman bourgeois et remixée autrement. Personnages : Nata de Natanael, la Marquise, Doudou, Chérie, Lolelitina. Entre poésie (les coupes), le roman (l’intrigue), le théatre (la page). « Chez Hélène Bessette, la phrase est un angle » (Bernard Noël). Echantillon : « Madame très pin-up. Offensive de charme. Assise jambes croisées haut. Sur le bureau de Nata. Que Nata occupe. Exhibition de cette vieille image néolithique ». A lire Bessette, on songe en 2006 à Olivier Cadiot (et à Feydeau). Cette réapparition est l’œuvre de deux fans, Laure Limongi l’éditrice, Julien Doussinault le biographe (responsable d’un site web consacrée à l’auteur). Dans le dossier de la Revue littéraire – laquelle devient trimestrielle à partir de septembre-, outre Limongi et Doussinault, des écrivains d’aujourd’hui Mathieu Benezet, Frédéric Léal (« Les folles de Charcot se mélangent étrangement avec les personnages de Bessette »), Céline Minard (Bessette comme anti-Besson), Nathalie Quintane (« le cineaste qui lui correspond vraiment, au tournant 60-70, c’est Fassbinder »), laquelle vient de publier Cavale chez POL. Il arrive que les réhabilitations (pensez à ce que firent Raphael Sorin et Le Tout sur le Tout au tournant des années 80 avec des écrivains des années 50) soient faites en polémique contre la littérature vivante. Là au contraire, il s’agit de rouvrir les possibles. « Le nouveau demande un effort » (Hélène Bessette)
Alban Bensa : La fin de l’exotisme, essais d’anthropologie critique
368 p, 21 E, ISBN 2-914777-24-8, ISSN 9 782914 777247
Anacharsis
Chefs d’œuvres dans les collections du Musée du Quai Branly
114 p, 8 E, ISBN 2-915133-21-2
Musée du Quai Branly
Gradhiva nouvelle série n° 3 : Du Far West au Louvre : Le musée indien de Georges Catlin
128 p, 18 E, ISBN 2-915133-26-3, ISSN 9 782915 133264
Musée du Quai Branly
« Au cœur de notre démarche (…) il y a le rejet de ce faux évolutionnisme qui prétend que certains peuples seraient comme figés à un stade antérieur de l’évolution humaine, que leur culture dite « primitives » ne vaudraient que comme objets d’études pour l’ethnologue ou, au mieux, sources d’inspiration pour l’artiste occidental » (Jacques Chirac). A coup sur, l’ouverture du Musée du Quai Branly le 20 juin dernier est un évenement historique comparable à celle du Centre Georges Pompidou en 1977 (un musée d’art moderne à l’âge contemporain) : un collectionneur Jacques Kerchache et un Président de la République ont réussi à combler le retard des musées français, sur ce que disait l’art (depuis Picasso), sur ce que montrait le savoir (depuis Leiris)… Les status quo meurent aussi. Le Musée du Quai Branly ou la métamorphose réussi du MAA0 (1931 et 1960) et du Musée de l’Homme (1878 et 1937), la fin possible de l’exotisme colonial ou ethnographique – après la préfiguration que constituait le Pavillon des Sessions du Louvre (2002). Enjeu : ni plus ni moins que l’unité de l’humanité créatrice et la pensée de cette unité. Or paradoxe : à la suite du malheureux mot d’« art premier » (Kerchache), une muséographie (due à Jean Nouvel l’architecte) végétale et nocturne en forme de voyage au cœur des ténèbres (Conrad), strictement inverse du Pavillon des Sessions (involontaire testament de Jacques Kerchache, lumière du jour et philosophie des Lumières : les « artistes » font des « sculptures ») ; loin de l’esthétisation anti-ethnographique redoutée (par les détracteurs du lieu), une surprenante esthétisation de l’ethnographie… A l’arrivée, un « cabinet de curiosité » généralisé, relayé par l’orgie primitiviste soudaine des médias (premières rencontres en prime time), la grande fête de l’autre là on attendait l’historicisation des regards. Le Musée du Quai Branly semble tirer du côté opposé ou il vise…
Nul doute que tout cela sera dénoué par les grandes expositions à venir à commencer par D’un regard l’autre (histoire des regards européens sur l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie, commissaire Yves Le Fur) qui se tiendra du 19 septembre au 21 janvier 2007. Reste que cette contradiction interne (les ambiguités de ce mot « premier ») traverse toutes les publications (nombreuses) qui accompagnent la naissance du musée : parmi celles qui permettent d’y voir clair, La fin de l’exotisme, un recueil d’essais (1979-2003) d’Alban Bensa, ethnographe de l’Ouest de la France et de la Nouvelle Calédonie, enseignant à l’EHESS : deux d’entre eux concernent directement l’art et les musées, l’un publié dans le catalogue Partage d’exotismes de la Biennale de Lyon (2000), l’autre à propos du centre Jean-Marie Tjibaou à Nouméa (1996-1998). Ils sont regroupés selon trois ensembles : le réel, le temps, l’acteur. Cible de Bensa : le Grand Partage entre nous (le temps linéaire, l’individu) et eux (le temps cyclique, la tradition), l’ethnie, passés au crible d’une pensée qui se nourrit des travaux de Jack Goody, de la sociologie de Pierre Bourdieu, de la micro-histoire de Carlo Guinzbourg, de la pensée de Gregory Bateson etc. Au cœur souvent (injustement : on pourrait imaginer un autre « grand partage » des sciences humaines) de la cible : Claude Lévi-Strauss (quand ce fut un des sens du structuralisme de rendre moins « sauvage » la « pensée sauvage »). En fin de volume des textes sur Philippe Descola et les Indiens, Patrick Williams et les Tziganes. A signaler aussi l’excellente « revue d’anthropologie et de muséologie » Gradhiva, fondée par Jean Jamin et Michel Leiris, désormais revue du Musée du Quai Branly et dirigée par Françoise Zonabend. Toute la livraison est à dédiée à Georges Catlin et à son musée indien exposé en 1837 à New York (cinq cent tableaux, cent objets issus de quarante tribus) qui passionna à Paris Baudelaire, Delacroix, Gautier, Sand etc. Dossier coordonné par Claude Macherel. Dans sa préface, Daniel Fabre montre que les débats d’aujourd’hui ont déjà eu lieu… A signaler encore, le cycle (conférences, exposition) autour de l’invitation de Toni Morrisson au Louvre 6 au 29 novembre (Etranger chez soi)
Henri Bremond : Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours
Sous la direction de François Trémolières
Jérôme Millon
5 volumes reliés sous coffret
4700 p, 250 E, ISBN 2-84137-188-3, ISSN
Emile Goichot : Henri Brémond, historien de la « faim de Dieu »
Choix de textes et introduction par François Trémolières
368 p, 26 E, ISBN 2 841367 193 X, ISSN 9 782841 371938
D’Henri Bremond (1865-1933), les mémoires cultivées n’ont en général retenu que le nom, associé à la « querelle de la poésie pure » et à Paul Valéry en 1926. Et un héritier l’historien Michel de Certeau (éditeur de Surin, auteur de La fable mystique, commentant Brémond en 1966 à Cerisy, présent en 1985 au départ des éditions Jérôme Million qui fête par la réédition de ce momument ses vingt ans). Né à Aix (deux ans après la Vie de Jésus de Renan), condisciple de Maurras au lycée, jésuite à dix-sept ans en riposte aux lois Jules Ferry, imprégné de pensée anglaise, de Newman en particulier, en réaction à l’Eglise de France, il quitte les jésuites à quarante ans en 1904. Le projet de l’Histoire date de 1909. Une vingtaine d’ouvrages la précèdent dont Apologie pour Fénelon et Sainte Chantal. Onze volumes furent publiés de 1916 à 1933 chez Bloud et Gay (salués par Albert Thibaudet dans la NRF en 1933). En 1923, il est élu à l’Académie Française. On ne peut s’empécher de penser cette « faim de Dieu » (l’expression est d’Emile Goichot « biographe de l’œuvre » en 1982, disparu en 2003) comme une riposte à la « fin de Dieu » dans la société française. De lire Brémond hors la problématique de l’« l’interrègne » (Mallarmé), qui va de la Révolution à la séparation de l’Eglise et de l’état de 1905 (via la mort de Hugo en 1885) et au-delà… sans ses contemporains Huysmans, Gide, Claudel, Valéry, Péguy, Bernanos etc (L’échelle mystique un inédit publié en fin de volume 1, cœur du livre, pensait Goichot, ouvre vers le siècle, fait pont vers la poésie). Sans les soubresauts internes de l’Eglise : le pape en 1907 condamne le modernisme. A rebours avec l’Eglise, Brémond est à rebours dans l’Eglise. L’Histoire est une œuvre polémique à plusieurs étages. Surtout peut-être, un anti Port-Royal, un « pour Fénelon contre Bossuet », qui entend réhabiliter (il refuse le mot) la Contre-Réforme. « Le XVIIe siècle religieux n’est pas le siècle de Louis XIV » (arret en 1661)
Les onze tomes sont là rassemblés en quatre volumes, auquel l’éditeur a adjoint un volume d’annexe (bibliographie, traduction des citations). La table des matières couvre à elle seule 80 pages. Si l’objet est religieux, le matériau est littéraire : écrivains et saints, croisés. Volume 1 : L’humanisme dévot. Volume 2 : Port-Royal (anti-Pascal et Contre Sainte-Beuve). Volume 3 : Métaphysique des saints. Volume 4 : la prière. Au point de départ, l’humanisme dévot (un « être de raison » dit-il, un objet construit par l’historien) de Saint-François de Sales puis Pierre de Bérulle et Nicole. Prévu pour aller jusqu’à 1914, le livre se déploie mais n’arrive pas à sortir du 17è même s’il parle de l’actualité de son écriture, Brémond remanie sans cesse son plan, s’interrompt des années, le livre s’enfonce dans ses méandres, se perd dans ses spirales, on retrouve de tome en tome les mêmes personnages racontés sous des angles différents. Le narrateur en effet est omniprésent, son je, son époque, l’histoire de son enquète (les bibliothèques). Bonheur proustien. « L’enclos mystique dans lequel je m’enferme est bien au milieu de la cité, il a des portes et fenètres qui donnent sur la rue ; je me mettrai parfois à la fenètre, mais je ne franchirai pas les portes ». Roman d’idées, l’Histoire a l’allégresse du feuilleton. Les portraits des mystiques (pour le premier volume et pour le plaisir des noms Louis Richeome, Yves de Paris, Marie de Valence, Jean de Saint-Samson, Madame Acarie, Jean de Quintanadoine, Marguerite d’Arbouze, Charles de Condren, Jean-Jacques Olier – entre autres) et des couvents constituent une autre histoire de la province française. « Il a le bel entrain du style mousquetaire mais tempéré par une distinction, une élégance qui lui est propre ». Ce que l’auteur dit des romans de Jean-Pierre Camus vaut pour lui. Proust plus Dumas… Il y a enfin du Quignard ou du Chaillou dans Brémond : quand il recopie en longues citations les textes du XVIIe siècle, faisant surgir un continent de langue englouti. Brémond dit vouloir « atteindre les incroyants ». Les incroyants sont atteints…
Europe : Ecrire l’extreme. La littérature et l’art face aux crimes de masse
Juin-juillet 2006
370 p, 18,50 E, ISBN, 9 782351 500002
Boris Taslitzky. Buchenwald : l’arme du dessin
Musée d’art et d’histoire du judaisme
56 p, 10 E, ISBN 2-913391-24-9, 9 782913 391246
Peut-on écrire (faire de l’art, filmer) « après Auschwitz » ? Il semble que la période Adorno-Blanchot –une certaine lecture de Lanzmann- soit close. Parce que d’autres génocides ont eu lieu et d’autres crimes de masse, parce que la disparition des survivants change les données du problème (rendant possibles des romans comme Le nom de Klara de Soazig Aaron), surtout parce que des œuvres sont autrement interrogées… Dans tous les arts, la période qui a vu terme à terme s’opposer iconoclasme (l’irrepresentable) à iconodulie est finie. Il convient surtout de penser à partir des œuvres (et non à partir de la « pensée »). « En quoi les œuvres liées aux crimes de masse déplacent-elles les catégories esthétiques existantes ou conduisent-elles à remettre en cause certaines représentations de l’art ? » demande Pierre Bayard qui a conçu cet ensemble : il y est question de l’Italie, du Cambodge, du Rwanda, de la Chine… de Mario de Andrade, de Chalamov, de Coetze, de Goya et de Roman Karmen, de Wu Ziniu, d’Olivier Py etc. Au centre, la question du témoignage, sa limite avec la fiction, les limites entre les genres, entre les arts. Une autre voie (pas une troisième avec ce que cela a de tristement centriste) se dessine, se confirme – (je rappele pour mémoire les trois dossier d’art-press en 1993 et 1995)- dont sont exemplaires deux études : dans La litterature selon Lazare. D’un art de l’après à venir. Catherine Coquio (s’appuyant sur une thèse de Marie-Laure Basuyaux) suit le fil du « merveilleux lazaréen » dans l’œuvre de Jean Cayrol (déporté à Mauthausen, co-auteur de Nuit et brouillard, disparu en 2005) depuis le grand essai méconnu de 1950 Lazare parmi nous. Dans Les éléphants sont-ils allégoriques ?, Pierre Bayard (auteur aux PUF d’un pionnier Il était deux fois Romain Gary) pose à propos des Racines du ciel (1956) – un ancien déporté Morel lutte contre l’extermination des éléphants d’Afrique- les bases d’une approche « fantômatique » de la Shoah dans la littérature. Deux entretiens encadrent ce numéro : avec Primo Lévi en 1986, De la nécessité de raconter (« A mon avis, la chimie est intrinsequement antifasciste. Toutefois nous avons malheureusement eu des chimistes célèbres qui étaient fascistes »), avec Jacques Rancière, L’irrepresentable en question (« Je me situe dans le cadre des possibles de l’art, non dans celui d’une théorie du sujet en général, ni dans celui des normes d’acceptabilité définies par une morale, une religion ou tout autre système dogmatique »).
Les possibles de l’art : au Musée d’art et d’histoire du judaisme, du 14 juin au 1er octobre 2006, se tient une exposition des dessins réalisés au camp de Buchenwald par Boris Taslitzky, déporté en 1944 (disparu à 94 ans le 9 décembre dernier). En 1946, cent-onze d’entre eux avaient été publiés par Aragon avec une préface de Julien Cain directeur de la BN, ancien compagnon de détention. On peut y voir aussi le tableau de 1950 La mort de Danièle Casanova. Elle pose autrement les mêmes questions qu’Europe : la réponse (paradoxale en apparence) de Taslitzky, pétri d’art classique – Le petit camp, 27 mars 1945 – passé au réalisme socialiste, est passionnante : dans le film (magnifique interview d’une heure et demie) qui accompagne l’exposition, pour l’artiste qu’il était, Buchenwald fut une chance : « (…) jamais je n’eus autant et si fortement la révélation de la beauté (…) ».
Labyrinthe, atelier interdisciplinaire n° 24 (2006, 2)
Dossier : Faut-il être postcolonial ?
138 p, 10 E, ISBN : 2-9526131-1-7, ISSN 9 782952 613118
Maisonneuve et Larose
L’ensemble « postcolonial » de ce numéro est issu d’un séminaire tenu l’an passé par Labyrinthe sur les « indisciplines de la recherche » : « La pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité méritent d’être relancées dans le sens d’une indiscipline foncière ». C’est sans nul doute cette proclamation (le mot apparaît lors du n° 17 Jacques Rancière l’indiscipliné) qui fait le prix, le charme, de cette revue de jeunes chercheurs philosophes et historiens -d’inspiration librement foucaltienne. Tant les revues comparables semblent prises dans les « disciplines » universitaires, voire dans les « disciplines » de parti – devenues de médias depuis le début des années 80 (sur le sujet, lire un entretien avec le philosophe Yves Michaud dans le n° 6 en 2000 Le sens des savoirs : « l’université est le lieu de la reproduction par excellence »).
Faut-il être postcolonial ? donc. C’est la problématisation qui importe : des Etats-Unis nous vient souvent le mot plus que la chose (idem pour les « genderstudies », comme naguère le « postmoderne »), lequel peut recouvrir la plus académique des marchandises (historique) intellectuelles ou une nouvelle « figure du paradis ». Cette livraison entend interroger son objet des deux côtés de l’Atlantique entre campus et société. Au centre, un lumineux entretien avec Anne Berger, enseignante à Cornell et Paris VIII (Traversée de frontières : postcolonialité et études de « genre » en Amérique) qui retrace la genèalogie des « postcolonial studies » depuis la guerre froide (les area studies) et leur critique par Edward Said (L’orientalisme, 1978), l’histoire des Africana studies contemporaines du mouvement des droits civiques des années soixante, Gayatri Spivak « figure iconique de la théorie post-coloniale » et les subaltern studies depuis son article de 1983, Homi Bhabba, les liens avec les queer studies et Judith Butler, etc. Laurent Dubreuil expose les théories de Spivak et de Bhabba, Anthony Mangeon s’interresse lui à Achille Mbembe et Valentin Mudimbe, Marc Aymes explore les sites Internet post-coloniaux des campus américains.
La dernière, en juin dernier, des sessions du « séminaire des indisciplines » fut consacré à deux jeunes ancêtres de Labyrinthe, le Critique des débuts – de Georges Bataille, Les cahiers du cinéma après 1968. Cette présentation critique d’un « problème transcontinental » et transdisciplinaire (aussi excitant et indispensable que le récent livre de François Cusset French Theory) supporte la comparaison (parmi les numéros récents de la revue, fondée en 1998, actuellement dirigée par Marc Aymes, Laurence Marie et Charles Ruelle, rappelons également La cognition (20) et La biopolitique (d’) après Michel Foucault (22)) Post-colonialisme suite (sans fin) : le prochaine livraison (26) de la revue Multitudes (plus classiquement militante que Labyrinthe) lui sera également dédié, à partir de la lecture latino-américaine de Hardt et Negri (Empire, Multitude). Au sommaire annoncé, un survol historique par Sandro Mezzadra, un entretien avec Homi Babha, des objections de Warren Montag à Gayatri Spivak. Beaucoup de traductions, soulignent Yann Moulier Boutang et Jerôme Vidal car « La France est sans doute le dernier pays européen à accueillir, à lire et à traduire, les travaux produits dans le cadre des études postcoloniales ».
Bernard Lahire : La condition littéraire. La double vie des écrivains
(avec la collaboration de Géraldine Bois)
La découverte
624 p, 25 E
Au sociologue Bernard Lahire (né en 1963), on doit quelques livres marquants qui tentent de penser un après-Bourdieu qui ne soit pas bourdivin (et-ou hostile) mais bourdieusien et hétérodoxe : L’homme pluriel (1998), La culture des individus (2004). Avec La condition littéraire, l’enjeu est double. Anthropologique : « l’écrivain à second métier constitue un beau cas d’appartenance multiple » (cet « univers social pas comme les autres » de la condition littéraire est un bon modèle réduit de la « condition humaine »). Plus régional : l’attention au second métier devrait permettre de renouveler la « sociologie des conditions pratiques d’exercice de la littérature ». Au modèle de « l’homme-plume » Flaubert (continué par les éditions de Minuit, du Nouveau Roman à Jean Echenoz – l’écrivain rentier ou vivant, mal ou bien, de sa plume) à partir desquels Bourdieu a pensé sa théorie du marché inversé, Bernard Lahire (qui se réfère à Gottfried Benn : Double vie) veut substituer le paradigme Kafka (qui était agent d’assurance). On n’est pas écrivain comme on est médecin, universitaire, scientifique ou ecclesiastique, plombier ou coiffeur… On peut aussi ne pas demeurer écrivain, changer de champ ou muter dans le champ…
Au point de départ donc, la découverte d’un point aveugle, d’une paille dans l’œil de Bourdieu (Les règles de l’art 1992 : L’éducation sentimentale sert à penser la sociologie qui va rendre compte de L’éducation sentimentale). Bernard Lahire qui entend fonder une « anthropologie des conditions pratiques d’exercice de la littérature » insiste en revanche sur la litterature comme « jeu » (dont il emprunte le concept à Caillois). Grandes propriétés sociales du travail d’écrivain, degré d’intégration professionnelle, modalités du travail d’écriture, rapport aux sollicitations paralittéraire, degré de reconnaissance, sentiment d’être écrivain… : sur toutes ces questions, La condition littéraire fera date. Le livre est riche aussi par ses aperçus théoriques, les débats qu’il ouvre à l’intérieur du champ de la sociologie de la littérature : Lahire assassine Nathalie Heinich, discute Alain Viala, Anna Boschetti, Gisèle Sapiro, Christophe Charle, sinon avec eux. Les pages sur l’autonomie de l’écrivain sont excitantes… Mais une reserve nait peu à peu, le sentiment que cette construction théorique est empéchée, lestée par une poutre symétrique de la paille découverte dans l’œil du maitre. La recherche du sociologue a été financée par la Région Rhone-Alpes : 503 écrivains auteurs de huit livres en moyenne chacun ont répondu à questionnaire. De Marc Lambron (qui semble fasciner Lahire), Paul Fournel, Driss Chraibi, Nicole Avril, Enzo Cormann ou Marcelin Pleynet à des auteurs régionalistes ou publiés à compte d’auteur, certains l’ont accepté sous pseudonyme. Beaucoup sont enseignants ou exercent un métier du livre. Quarante portraits d’écrivains à second métier puis sans second métier occupent la moitié du livre.
Cette poutre, je la vois qui perce dans la façon dont l’auteur perçoit à élude à la fois le débat avec Daniel Oster, romancier d’idées, qui s’occupait du discours des écrivains sur la condition littéraire : le sociologue dépouille et analyse les réponses au questionnaire, batit des portraits mais ne lit pas les œuvres. Or les écrivains écrivent… et les « romans », les poèmes ne sont le plus souvent que des confessions plus ou moins élaborées, le premier métier consiste fréquemment à parler du second (que de rédactions-dissertations sociologiques sans le savoir) ou de l’idée que le second se fait du premier (exemples à cette rentrée : le nouveau roman d’Angot Rendez-vous, d’Angot people, le livre de François Bon Tumulte de Bon « grand écrivain ». Un étonnant corpus en est le recueil annuel des journaux d’écrivains dans Libération du samedi. Les cas de reflexivité, façon Annie Ernaux ou François Bégaudeau, sont très rares). A un niveau plus profond encore, que le premier Barthes nommait celui de l’écriture (le choix formel dans la bibliothèque), ce n’est pas la singularité qui frappe dans nombre de livres, mais ce qu’il y a de commun – qui n’informe que de la représentation que se fait l’écrivain de l’écrivain. Laquelle attend sa sociologie au croisement exact d’une sociologie interne et d’une sociologie externe de la littérature (qui existe chez Bourdieu, rarement chez ses disciples). La théorie novatrice que Bernard Lahire propose de la double vie des écrivains pourrait permettre de la constituer, si elle ne manquait son objet au moment-même ou elle le découvre… Un grand livre raté ?
Vient de paraître n°27 (décembre 2006)
Christine Angot : Rendez-vous
Flammarion
382 p, 20 E
« Et si l’on désactivait le buzz-Angot ? » demandait Daniel Schneiderman dans Libération du 1er septembre ; mais non, le buzz appartient à Angot, il est Angot : durant trois mois de campagne médiatique (warholienne ou debordante), Christine Angot n’a pas quitté les couvertures et les plateaux. Pour à rebours y revendiquer son asocialité d’écrivain : la litterature comme voyance, « oreille absolue », la « lucidité » de qui a la « position divine de l’écriture » (entretien dans Les Inrockuptibles du 22 au 28 aout), la vérité qui troue le langage social. Au sens strict, Christine Angot joue sur les deux tableaux, à la manière de Marguerite Duras après L’amant, dans la période de L’autre journal (affaire Grégory, Mitterrand, Platini)… (Eric, l’acteur de Rendez-vous, interprète ces textes page 155). La trilogie « autofictive » depuis 1999 racontait son entrée contrariée dans le monde littéraire (refus de l’inceste puis de l’inceste social puis assomption des deux via Pierre, à la mort du père) à l’âge de spectacle (Pourquoi le Brésil ? se clot par diner chez Beigbeder) son devenir-buzz justement, Angozy ou Angolène.
Alors Rendez-vous ? un quatrième tome : après l’écart d’un roman à clés dans ce monde enfin conquis (Les désaxés), nous retrouvons la suite des aventures de Christine (et de sa « famille » : Claude l’ancien mari, Léonore la fille et Pierre l’ex) devenue people-écrivain ou écrivain-people (lequel, that is the question). B un banquier aime C Christine (qu’il a lu) qui aime A Eric un acteur (qui l’a lu). Au cœur de Rendez-vous, la lecture dans tous les sens, colloque intime ou spectacle à presque le théatre. B, « grosse queue », gros stylo, grande maison, veut interpréter le rôle du père, A, partenaire de scène d’un soir, fuit de Toulouse à la Colline. De nouveau, on retrouve ce qui fait la touche Angot : l’état de nature de la littérature censé correspondre à l’irruption de nature de l’écrivain dans le monde social (Nan Goldin, auteur de La ballade de la dépendance sexuelle, a photographié « sujet Angot » pour Elle (21 aout), les épaules dénudées). Avec toute l’ambivalence : rien ne serait plus sot que d’en vouloir à Angot de son « second métier » (dirait Lahire) particulier de people, mais le style (l’écriture plus précisément pour parler Barthes) est souvent proche des magazines féminins, plus dans le registre de la confidence haletante que de la dissection de la bourgeoisie d’affaires et de l’univers du théatre. Plus Bovary (qui n’est pas Flaubert) que Flaubert (qui, comme chacun sait, est Bovary). A suivre.
François Cusset : La décennie. Le grand cauchemar desannées 80
La découverte
372 p, E, ISBN 2-7071-4654-4, EAN
Le meilleur des mondes 2.
Denoel
158 p, 15 E, ISBN 2-207-25902-1
1983, 1989, 2001 : en cercles concentriques et pour un citoyen français, la France, l’Europe, le monde ont changé. Polarité Nord-Sud au lieu d’Est-ouest, fin des partages de l’Europe, la « gauche de droite » et la cohabitation devenues la norme, l’hétéronomie redevenue la « règle de l’art »… Il faut sûrement lire Chateaubriand et-ou Stendhal pour retrouver consignée une expérience existentielle comparable… Mémoires d’Outre-Tombe versus Vie de Henri Brulard. Quoi que nous pensions, nous mourrons dans un autre monde que celui ou nous sommes nés (comme le premier), nous gardons dans le nouveau monde les sensations de l’ancien (comme le second, homme du XVIIIè sous Louis-Philippe). Innombrables sont les livres qui « traitent » de ces métamorphoses. A gauche, à droite. L’interet de ce livre, de cette revue est de se situer tous deux sous le regard de l’Amérique (la France n’occupe plus le centre du monde) et de vouloir orienter le débat d’idées. Selon deux traditions : celle de l’intellectuel critique, celle de l’intellectuel conseiller du prince.
Avec sa French Theory (2003), François Cusset a ouvert grand les fenêtres, a révélé une France libre outre-Atlantique quand ici s’étendaient les manières de la Nouvelle Philosophie (décryptées pour toujours par Deleuze en 1977, voir Deux régimes de fous). La décennie entend se retourner sur la France sans théorie française. Dans la ligne de Guy Hocquenghem (Lettre ouverte à ceux qui sont passé du col mao au Rotary). Cusset parcourt ces dix ans, en treize étapes et onze portraits (Coluche, Attali, Tocqueville, Bruckner, Baudecroux, Ferry, Tapie, Finkielkraut, Joffrin, Furet, Debray). Puis détaille cinq figures intellectuelles de la Restauration : la fin sans fin de la politique, l’ordre des experts, la gestion des corps, l’esprit de l’entreprise, la culture « c’est la vie ». Entre les deux moitiès du livre, un « intermezzo télévision ». Qui trop embrasse… Pour ne rien dire de ce mauvais titre décennal (on songe à Ferry-Renaut et leur Pensée-68). Il eut fallu plus que dépouiller le Nouvel Obs… et peut-être moins accabler Libération (surement plus contradictoire que ne le dit l’auteur). Ne pas négliger les œuvres (dont la lecture serait plus accablante) sous les portraits. En deux mots se faire plus Bourdieu que Baudrillard, faire moins journalistiquement le procès du journalisme… Dommage (un)
Dirigée par Olivier Rubinstein et Michel Taubmann, la nouvelle revue des éditions Dénoël entend regrouper « quelques-uns en France » qui voient dans le 11 septembre la pointe avancée d’une nouvelle sorte de totalitarisme (dont l’Iran d’Ahmadinejad entend prendre la tête), lutter contre un nouvel esprit munichois. Le titre excellent – et l’exergue- veulent, j’imagine, répondre aux Temps modernes, Georges Orwell ou Aldous Huxley plutôt que Sartre-Chaplin, pour une entreprise voisine des « néo-cons » américains. En ouverture de la seconde livraison, un texte : Saul Bellow par lui-même : J’ai une stratégie, issu de conversations avec Philip Roth à partir de 1998. Fil conducteur : la genèse de ses premiers romans, notamment Les aventures d’Augie March. Au centre, les souvenirs de l’écrivain à Paris en 1948 – son regard de jeune américain juif sur la France. « Puisque les Américains avaient libéré Paris, Paris me devait bien une faveur ». Une présence cruelle pour ce qui suit. Le reste du numéro, outre deux entretiens avec deux des candidats aux presidentielles, apparaît encore plus proche du news magazine : articles façon « sciences-po-instituts de sondage », et reniements façon « café du commerce » (Olivier Rolin, Thierry Jonquet). Nulle littérature au sens de Saul Bellow (vite, relisons Philippe Muray ou Michel Houellebecq). Pas plus que de sciences sociales (La France invisible paraît ces jours-ci à La découverte). Dommage (deux)
Gerard Genette : Bardadrac
Le Seuil, coll Fiction et cie
454 p, 21,90 E, ISBN 2-02-087463-6, EAN 9 782020 874632
« Je me souviens » des trois premières Figures (1966 -1972), de la trilogie Mimologiques en 1976, Palimpsestes en 1982, Seuils en 1987, des deux tomes de L’œuvre de l’art… Toute entière consacrée à la poétique, à la suite de Valéry et Borges, l’œuvre de Gérard Genette est sans « je ». Le je est le sujet de Bardadrac. « (…) cette effroyable quantité de Je et de Moi ! » (Stendhal). L’ordre alphabétique permet de donner une forme à cette multiplicité qu’il soit simultané ou dans la durée. (« Qui dit je en nous ? » dit en même temps Claude Arnaud). « Je n’ai pas avec moi un rapport de continuité ». Cette quadrature de son cercle, il la nomme « Bardadrac », empruntant le nom de ce chaos ordonné à son amie Jacqueline qui baptise ainsi son sac fourre-tout (au même moment, contemporains exacts de l’auteur, Michel Deguy et Jacques Roubaud publient des livres « autobiographiques » à contrainte alphabétique). Celà dit, rien d’intime au sens commun dans Bardadrac hors l’enfance : protestante, père tailleur, entre banlieue, Ménilmontant et pays de Loire. (« Babette » ne fait que passer au bras de « Frederic »). On dévore littéralement ce gros livre pour les digressions théoriques et pour son sens de la bathmologie ou « science des degrés de langage » (Barthes par Barthes, théorisé par Renaud Camus : Buena vista park). Tous les mots y semblent entre guillemets. Il arrive qu’ils se rangent en listes dans de magnifiques chapitres : dictionnaire des idées reçues, idées, médialectes, mots-chimères, souvenances (de choses communes intimes à la façon de Perec)…
Attention à ce nom propre qui ne vaut pas comparaison. Malgré des ressemblances (la passion de l’énumération), Bardadrac est le moins perecqien des livres. Comme il est le moins bourdieusien. Le désordre alphabétique éclaire une absolue continuité, celle d’un « boursier à vie mais toujours autodidacte » devenu « homo academicus » (lycées de province, EHESS puis campus américains). Un « je net » et sans « genèse » : Bardadrac est une autobiographie très normalienne, pas une auto-socio-analyse : khagne à Lakanal après-guerre, entrée conjointe à la rue d’Ulm et au Parti communiste (portrait de « Vieil Alt ») et dans la culture américaine (jazz et cinéma). Genette raconte l’invention de la Nouvelle critique. Et parle avec tendresse de Barthes l’ami et maitre, de Borges aperçu très tard. Les portraits d’Aron (Mandarin) ou de Deleuze (Stroboscopie) de Foucault en laborantin ou de Derrida à Zurich les montrent en situation universitaire. Une permanente ironie voltairienne tient lieu de reflexivité. Légère déception donc (patatrac), si on se rappelle le bonheur, qui va bien au-delà de l’admiration, que peuvent donner les articles (« Stendhal » dans Figures II justement pour le Bardadrac) ou les grands sommes théoriques de l’auteur.
Henri Godard : Le roman modes d’emploi
Gallimard Folio essais Inédit
538 p, ISBN 2-07-033956-4, EAN
De Paludes (1894) à La vie mode d’emploi (1978) : l’auteur, spécialiste de Céline, Malraux, Giono, Guilloux, Queneau, souvent leur éditeur (dans la Pléiade), entend retracer ici quatre-vingt cinq ans de « roman dans le roman », de réflexivité, de mise en abyme du genre – contre les « notions périmées » (dixit Robbe-Grillet) du roman appelé au choix « balzacien », traditionnel, réaliste… Henri Godard préfère dire « mimétique ». En France : malgré l’exergue empruntée à Kenzaburo Oe justifiant le cadre national français, rien sur russes, anglais, américains, latino-américains, centre-européens, qui à certains moments du siècle entrèrent dans le débat esthétique national… Autre réserve : dans sa reconstitution, le livre contourne scrupuleusement certains des moments obligés de la modernité : la controverse Sartre-Mauriac, Jean Cayrol et la littérature lazaréenne, le premier Sollers… Et s’il parle de Robert Antelme, il voit bizarrement dans l’autobiographie l’apport à la littérature de la seconde guerre mondiale.
Justement a-t-on envie de dire : Henri Godard n’est pas un moderne mais un classique averti qui parle en lecteur de Giono qui aurait compris Robbe-Grillet. Et trace une histoire du champ esthétique du point de vue de la tradition (Malraux, Giono, Guilloux, et aussi Bernanos, Genet, Bataille dont la subversion réside ailleurs). Un de ses grands mérites est de réhabiliter les années 20 (Delteil, Aragon, Soupault) à l’égal des années 50. Au passage, de montrer la paresse des classifications ordinaires (catholique, surréaliste) autant que des habitudes modernes de penser la modernité. Son projet est visiblement d’élargir le spectre des mises en question et de réintégrer dans une histoire pacifiée du genre (Nathalie Sarraute et Claude Simon sont en Pléiade) des écrivains de tradition dans la nouveauté : il voit en Georges Perec celui qui réconcilie les deux courants, mimésis et recherche. Héros toutes catégories de cette contre-histoire : Claude Simon, et son long débat tout au long de son œuvre, avec les formes dominantes du roman – très net dans sa Pléiade organisée par lui-même en ordre de bataille autour du Discours de Stockolm
Mark Hallett, Christine Riding, Olivier Meslay, Frédéric Ogée : William Hogarth
Musée du Louvre
264 p, 35 E, ISBN 2 7541 0152, EAN 9 782754 10 1158
Depuis le 20 octobre et jusqu’au 8 janvier, William Hogarth (1697-1764) est pour la première fois montré en France – une exposition conçue avec la Tate Britain qui ira ensuite à Madrid. Peu après la création de la Grande-Bretagne (1717), grâce à liberté toute neuve de la presse, il invente l’art « anglais » et les « sujets moraux modernes ». A ce contemporain de Locke et de Hume, on doit en peinture une véritable révolution. Dans plusieurs directions qui n’en sont qu’une : son sujet, ce sont les bourgeois et le peuple au lieu des grands de la « peinture d’histoire ». Corollaire : Hogarth peint l’envers du décor, du jeu social et sexuel – d’ou une réjouissante crudité des images. A cela il ajoute un usage délibéré de la reproductiblité technique : graveur, William Hogarth avait épousé Jane la fille de peintre James Thornhill, il conçoit les tableaux en même temps que les gravures. En 1753, dans un livre Analyse de la beauté, il se fait théoricien.
Résultat, des séries de tableaux à la structure théatrale : La carrière d’une prostituée, La carrière d’un roué, Mariage à la mode, Le zéle et la paresse, La campagne électorale. Les auteurs du catalogue citent Jûrgen Habermas et la « sphère publique bourgeoise », un mot pourrait résumer tout cela (comme pour la peinture hollandaise avant ou Gustave Courbet en France un siècle plus tard) : la prose (au même moment Fielding, Defoe, Sterne inventent le novel, le roman) – et pour le visiteur du Louvre, une allégresse rare, un bonheur stendhalien (à ce propos, on se demande comment les auteurs du catalogue voient des viols dans les scènes d’amour champêtre ou bourgeois, les séries Avant-Après de 1730, beaucoup plus directes que Watteau, qui fit un séjour à Londres en 1719-1720). Hogarth suite : de plus en plus l’art contemporain, qui en reprend les préoccupations, est montré en regard de l’art ancien.. On connaît l’artiste anglais d’origine nigeriane Yinka Shonibare et son usage du wax, tissu anglais-néerlandais-africain, comme marqueur d’une identité de frontière. Souvent son œuvre tournait autour de l’envers colonial du XVIIIè anglais – je rappelle la Documenta XI. Là, il propose un remake du Rakes’s progress en cinq photos : il y interpréte lui-même le roué devenu un dandy noir.
Jonathan Littell : Les bienveillantes
Gallimard
908 p, 25 E, ISBN 2-07-07 80 97, EAN 9 78 20 70 78 09 76
Dans toute la presse, Christine Angot tonne contre les « bourreaux » en faveur des « victimes »… Suivez son regard… Trois cent-mille exemplaires de ce livre non programmé, ont été vendus avant le Goncourt (advenu le 6 novembre comme une évidence), plus de neuf-cent pages, qui en contiennent bien le double… Un auteur inconnu. Et un sujet impossible : les confessions tardives de Maximilien Aue né en 1913 en Alsace, et Hauptsturmbannfûrer, engagé dans les Einsatzgruppen, à ce jour industriel de la dentelle, homosexuel. Seuls précédents, dans des directions opposées : Robert Merle La mort est mon métier 1953 (Rudolf Hoess le commandant d’Auschwitz), Le dernier des Justes d’André Schwarz-Bart, Goncourt 1959. Les bienveillantes, roman « mimétique » dirait Henri Godard, participe d’une nouvelle configuration du problème de l’« écrire après Auschwitz » (l’interdit d’Adorno-Blanchot disparait avec l’époque des témoins). Idem pour le déplacement de l’intérêt vers le bourreau. D’autres génocides (Cambodge, Rwanda, Bosnie) ont eu lieu malgré tous les « plus jamais ça ». Littell, trente-huit ans, n’a pas connu la Shoah : né en 1967 à New-York, fils de l’écrivain Robert Littell, après des études entre Paris et Yale, il rencontre Burroughs et traduit pour lui Blanchot, Genet, Sade. En 1993 il est en Bosnie représentant « Action contre la faim ». Puis en Tchetchénie, en Afghanistan, au Rwanda. Point de départ des Bienveillantes dit-il : une photo d’une partisane russe tuée par les nazis.. Max Aue ? « C’est un moi possible (…) lui fait du nazisme avec autant de sincerité que moi j’ai fait de l’humanitaire. C’est un peu le propos du livre. Mais ça ne signifie pas que je l’innocente » (Revue littéraire, septembre 2006). On songe à Rony Brauman, médecin sans frontières, lisant Eichman à Jerusalem en Ethiopie et s’y retrouvant.
Et on a envie d’applaudir sans réserve à ce livre démesuré, pour les mêmes raisons qu’au film et au livre d’Eyal Sivan et Rony Brauman (Un spécialiste, Eloge de la désobéissance en 1999), adaptant Arendt à partir des archives filmées du procès de Jérusalem. Dès le prologue de ce livre, Aue recopie d’ailleurs Arendt et sa reflexion sur la « banalité du mal » : « Je suis coupable, vous ne l’êtes pas (…) il y a peu de chances pour que vous soyez l’exception pas plus que moi ». Eichman le criminel de bureau méticuleux, passe et repasse dans ce livre qui alternes massacres et raisonnements, il en semble le principal modèle (je rappelle lors de son procès, ses paires de lunettes, jamais les bonnes, ses confusions de Kant et d’Hitler). On le suit en Ukraine, en Pologne, lors de l’invasion de l’URSS, en vacances à Paris ou il a fait ses études et connu Brasillach et Rebatet et Céline. Pour finir huit-cent pages plus loin pris dans la chute de Berlin. Tout le problème est là : à l’instar de l’auteur, le narrateur a tout lu, tout vu sur la Shoah, histoire, mémoires, fiction, philosophie (deux-cent livres dépouillés dit Littell) et le nazisme… Et même des livres sur les anticonformistes des années 30 et la collaboration littéraire. Plus exactes que celles de Christine Angot, les protestations de Claude Lanzmann dans le Journal du Dimanche pour qui ce livre n’a que deux lecteurs possibles, Raul Hillberg et lui (ironie : l’édition « définitive » de La destruction des juifs d’Europe paraît en Folio). Les bienveillantes ou la Shoah entre Hegel (la fin éclaire le début) et Google (je songe aux développements sur les langues caucasiennes). Il n’y a pas de temps mort, car il n’y pas de temps du tout dans ce livre bourratif – sommet du kitsch : une table de coincidence allemands-français des grades – pour quels lecteurs ?. Savoir absolu et saturation. Point de vue de Dieu omniscient. On a envie de conseiller à Littell la dernière lecture de son personnage en 1945 L’éducation sentimentale.
Point de vue de Dieu, suite – l’art du roman pourrait bien dissimuler une anthropologie générale. La dernière scène à Berlin est au zoo (l’espèce humaine ?). Et si le nazisme, envisagé depuis la tête d’un bourreau, n’était pas du tout la question du livre, mais une illusion optique, une lentille grossissante ?. Le titre Les bienveillantes, vient de l’Orestie d’Eschyle (Agamemnon, Les Choephores, les Euménides (ou les Bienveillantes) : Oreste est déclaré non coupable. Plus on avance dans cette forêt de pages, ordonnée comme une symphonie, plus on pénétre jusqu’au matricide fondamental, dans « l’histoire de famille » du narrateur, et dans ses rêves et fantasmes –qui évoquent Luchino Visconti et-ou Georges Bataille – plus une interrogation sur le double se fait jour : devenir-juif d’Hitler, France-Allemagne, juifs-nazis, inceste frère-sœur (laquelle, Una, a des jumeaux) au sein d’une double famille… Pourquoi pas la Shoah et sa bibliothèque ? Le nazisme fournit (juste ?)son paroxysme à un destin privé qui coincide avec celui de l’humanité. Point de vue du Jugement dernier que celui de Max Aue « moi possible » de l’auteur : Les bienveillantes, roman total totalisant l’expérience humaine à partir de l’expérience totalitaire. Plus que vers Mann, Grossman, Malaparte, Styron ou Mailer (la presse), c’est peut-être les ambitions de Michel Tournier (Le Roi des Aulnes et Les Météores) ou de René Girard qu’il faut se remmémorer. « Dieu n’est pas un artiste, Monsieur Littell non plus » pourrait-on dire. Cela ne l’empèche peut-être pas d’inaugurer une nouvelle époque de l’après-guerre.
Pascal Quignard : L’enfant au visage couleur de mort
96 p, 15,50 E, ISBN
Le petit Cupidon
56 p, 12, 50 E, ISBN
Ethelrude et Wolframm
48 p, 12 E 20, ISBN
Triomphe du temps
86 p, 15 E, ISBN
Requiem
70 p, 18 E, ISBN
Galilée
Parution groupée à la rentrée, quelques mois après Vila Amalia, un roman chez Gallimard, de cinq livres de Pascal Quignard – une deuxième salve après celle de l’an dernier (le colloque de Cerisy de juillet 2004 : Pascal Quignard figures d’un lettré, sous la direction de Philippe Bonnefis et Dolorès Lyotard, Ecrits de l’éphèmère avec des dessins originaux de Valerio Adami, plus livraison des Cahiers du C.I.P.M.). Chez l’éditeur de Jacques Derrida et d’Hélène Cixous entre autres. Ces petits volumes sont des rééditions. Changement de stratégie depuis quelques années de l’écrivain, qui naguère alternait romans (relativement) grand public puis des petits traités (à la Pierre Ménard). Prise de position de l’écrivain par rapport au temps (la littérature comme l’inconscient l’ignore nous a enseigné Quignard) dans le temps social, jeu complexe avec son devenir-monument, sa momification universitaire et académique, dans une situation du champ littéraire bouleversée par rapport celles qu’il connut à partir de 1968 (pensez aux stratégies de Robbe-Grillet ou Duras, de Sollers ou Le Clézio). Questions ouvertes de sociologie de la littérature… Reparaissent donc des textes seconds de différentes époques dont le statut se modifie : L’enfant au visage couleur de la mort, 1979. Le petit Cupidon, 1981, Ethelrude et Wolframm, 1985. Triomphe du temps, 2003 (des contes enchassés). Requiem pour Thierry Lancino musicien, (la Sybille parle latin et David le grec, « deux mains distinctes pour tater la mort »), illustré par Leonardo Cremonini.
A un autre niveau, ce nouveau cours de l’œuvre accélère « une gène technique à l’égard de Quignard » (pour pasticher un de ses plus beaux textes, un portrait de l’auteur en La Bruyère, réédité dans la salve de 2005, ce sont alors les fragments qui sont cause de la gène, la cible est Maurice Blanchot). Laquelle est apparue clairement avec Vie secrète en 199 – les Goncourt l’ont ensuite couronné : je la nommerais « yourcenarisation » – elle concerne les romans comme les contes. Lecteur, Quignard est lentement passé de la resurrection des langues à celle des corps. Et du singulier au général. De la bibliothèque à l’espèce. Exemple : dans Le petit Cupidon, Pauline Harlai, musicienne agée, raconte : « je suis toutes les femmes ». Son compagnon a « la beauté tout à fait générale d’un homme vivant qui cherche à se reproduire ». Prière, grotte, statue du dieu servent de décor à une sorte d’anthropologie. Chaque homme est l’homme en général, chaque femme la femme éternelle, ils sont confrontés à la vie, l’amour, la mort… Il est permis de regretter Apronenia Avitia ou Albucius…