Il y a onze ans, dans les mezzanines du musée du Quai Branly, Philippe Descola proposait avec son exposition La fabrique des images une nouvelle et universelle géographie des arts, accordée à quatre manières de figurer et d’habiter le monde. L’anthropologue poursuit son étude dans un grand livre qui fera date : Les formes du visible.
Philippe Descola, Les formes du visible. Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 848 p., 35 €
L’exposition, en partenariat avec le musée du Louvre, donnait à voir « comment des cultures très diverses figurent les ressemblances et les différences qu’elles perçoivent dans leur entourage ». Les images qui en résultent correspondent à quatre « visions du monde » bien contrastées qui se retrouvent dans des œuvres issues des cinq continents, « quatre grandes façons différenciées de percevoir des continuités et discontinuités entre les choses », que ce soit en Afrique, dans l’Europe du XVe siècle, chez les Indiens d’Amazonie ou dans l’Australie des Aborigènes, déjà détaillées dans Par-delà nature et culture (2005) : le totémisme souligne la continuité matérielle et morale entre humains et non-humains ; l’analogisme postule entre les éléments du monde un réseau de discontinuités structuré par des relations de correspondances ; l’animisme prête aux non-humains l’intériorité des humains ; le naturalisme nous rattache au contraire aux non-humains par les continuités matérielles et nous en sépare par l’aptitude culturelle. Cette exposition fit date à la fois dans ce qui était en jeu depuis l’orée du XXe siècle et dans l’histoire chaotique du musée des « Arts Premiers », qui la recevait quatre ans après son ouverture.
Les demoiselles d’Avignon date de 1907 : les artistes modernes, fascinés par les arts « primitifs », le sont par leurs formes qui répondent à leurs questions… « naturalistes ». En 1909, Apollinaire écrit dans Le Journal du soir : « Le Louvre devrait recueillir certains chefs-d’œuvre exotiques dont l’aspect n’est pas moins émouvant que celui des beaux spécimens de la statuaire occidentale ». Et Félix Fénéon, en 1920, pose la question dans le Bulletin de la vie artistique à « vingt ethnographes ou explorateurs, artistes ou esthéticiens, collectionneurs ou marchands » comme Paul Guillaume : « Les arts lointains seront-ils admis au Louvre ? »
Après la mission Dakar-Djibouti (1931-1933) et la création du musée de l’Homme (1937), l’histoire de l’art, transformée par l’ethnologie, de Michel Leiris et Claude Lévi-Strauss à Jean Laude, et par les intellectuels africains avec la négritude, a peu à peu comblé son retard sur l’art moderne. « L’art nègre » des artistes a permis de repenser « l’objet africain » des ethnologues. « L’art africain » ou « océanien » est né. Parallèlement, « l’objet africain » des ethnologues a permis de repenser les fonctions de « l’objet d’art » occidental – La Joconde mérite les mêmes égards qu’un fétiche à clous. Fin tendancielle de l’opposition entre un art d’ici (des « œuvres » à simplement admirer) et des choses de là-bas (des objets rituels ou documentaires, simplement à étudier). De ces croisements témoigne exemplairement en 1953 Les statues meurent aussi, le film de Chris Marker et Alain Resnais commandé par la revue Présence africaine, tout imprégné, à commencer par son titre, de la rhétorique d’André Malraux (« l’ange de Reims passe »). Le temps semble venu pour Le musée imaginaire, héritier de la Révolution française et de la reproductibilité technique de la photographie (« l’aura » de Walter Benjamin deux fois détruite), de devenir réel…
Mais les statuts furent plus lents à mourir… Il faut se souvenir qu’en 1994 le musée d’Orsay, alors dirigé par Françoise Cachin, pourtant spécialiste de Gauguin, rendant hommage à la fondation Barnes de Philadelphie créée en 1929, l’avait amputée de ce qui faisait sa spécificité : l’accrochage de l’art moderne avec des œuvres africaines. Pourtant, dès 1989, les choses avaient déjà changé en France, du côté de l’art ancien comme de l’art contemporain. En 1990, le collectionneur et marchand d’art Jacques Kerchache avait publié dans Libération un manifeste, « Pour que les chefs-d’œuvre du monde entier naissent libres et égaux » : « Si aucune décision n’est prise [celle de faire entrer les « arts premiers » dans la légitimité du Grand Louvre], la France de 1989 aura entériné, par un aveuglement qui n’est pas sans rappeler celui qui a justifié la nuit coloniale, l’exclusion pour les décennies à venir des œuvres majeures produites par les trois quarts de l’humanité. » Cent noms prestigieux avaient signé le texte, dont Claude Lévi-Strauss et Michel Leiris. Et il y avait eu Les magiciens de la terre au Centre Pompidou et à La Villette : à ces cent intellectuels, on pouvait ajouter les cent artistes réunis par Jean-Hubert Martin quelques semaines auparavant dans cette exposition majeure. Mais, avec l’expression « arts premiers », un euphémisme pour « primitifs », Jacques Kerchache obscurcissait ce qu’il éclairait, maintenant la différence qu’il s’agissait d’abolir, restaurant le primitivisme. Quant à Jean-Hubert Martin, avec Curios & Mirabilia, un « cabinet de curiosités » au château d’Oiron dans les Deux-Sèvres, véritable post-scriptum des Magiciens, mixant justement art ancien et art contemporain et enjambant l’art moderne, il lui manquait une pensée de l’évolution artistique. Ici un gouffre temporel, là un éternel présent.
En cette année du bicentenaire de la Révolution, les frontières auraient pu enfin bouger entre Nord et Sud comme entre art contemporain et art ancien. Et le Louvre, avoir un douzième département qui aurait contaminé toute la collection ; et le Centre Pompidou accueillir le Sud. Mais c’était compter sans Pierre Rosenberg, président du Louvre, et sans Bernard Dupaigne, directeur du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme de 1991 à 1998 ; et sans nombre de conservateurs et d’ethnologues qui empêchèrent le projet, malgré le soutien de Jacques Chirac, maire de Paris puis président de la République. Quinze ans de débats s’ensuivirent avant l’ouverture du musée du Quai Branly, en 2006, opposant ethnologie (sociologie, histoire) et esthétique, compréhension et contemplation, « pièces à conviction » de l’une et « pièges à séduction » de l’autre, disaient Jacques Kerchache, Jean-Louis Paudrat et Lucien Stephan, auteurs de L’art africain (Citadelles & Mazenod, 1988). À l’arrivée, deux musées séparés par la Seine maintiennent les distinctions de l’ici et de l’ailleurs. Avec, entre les deux, comme une formation de compromis, le Pavillon des Sessions, arraché par Jacques Kerchache et Jacques Chirac à Pierre Rosenberg. Ensuite, le Louvre, sous la direction d’Henri Loyrette, s’est ouvert à l’art contemporain, tandis que le Centre Pompidou se contente de l’exposition Africa Remix et d’un réaccrochage temporaire des collections permanentes – la grande exposition Leiris se tiendra à Metz.
C’est toute cette histoire qui faisait de l’exposition La fabrique des images, au cœur même du musée des « arts premiers », un évènement et un « tremplin » vers le livre que publie aujourd’hui Philippe Descola ; et qui fait de ces Formes du visible un séisme, le cahier des charges sur 850 pages d’un véritable « plus grand musée du monde », que n’est évidemment pas le Louvre ; en somme, le programme d’un musée du Quai Branly qui annexerait le Louvre comme un département. Cette « anthropologie de la figuration » ignore la double perte de l’aura, qui a donné forme ultime à ce que Philippe Descola nomme « ontologie naturaliste » (au Quai Branly, les « arts premiers » restent vus depuis les arts occidentaux). La perspective linéaire et le sujet cartésien, la représentation et l’imitation qui en découlent ne sont qu’une des quatre possibilités.
Ce nouveau livre forme à la fois le second tome de Par-delà nature et culture et le gigantesque post-scriptum de La fabrique des images. Aux quatre formes de « mondiation », aux quatre ontologies qui découpent autrement nature et culture, correspondent quatre sections : à l’animisme « Présences », au totemisme « Indices », à l’analogisme « Correspondances », au naturalisme « Simulacres ». Chacune est complétée d’un appendice sur les hybridations, et cette gigantesque enquête parcourt cent cinquante-neuf œuvres. Le point de départ et d’appui qui permet à Descola de sortir de « l’histoire de l’art » est le livre d’Alfred Gell Art and Agency (1998, traduit aux Presses du réel en 2009). « Le désir de voir s’incarner dans les images les schèmes ontologiques dont j’avais fait la théorie à partir de textes me conduisit aussi dans un premier temps à envisager la figuration comme une opération trop étroitement mimétique. Or les images ne se contentent pas de donner à voir des continuités et des discontinuités entre les existants, des lignes de partage le long desquelles le mobilier composant un monde peut être reconstitué, elles ont aussi la capacité dérangeante de faire signe en un autre sens, par la causalité agissante dont certaines d’entre elles sont investies. À l’instar d’une icône de la Vierge réfléchissant ses ors à la lueur des cierges ou de ces divinités hindoues que l’on promène devant des foules immenses, ce genre d’image a beau figurer de façon reconnaissable ce qu’elle représente, elle est moins significative par le symbolisme dont elle est grevée que par le pouvoir dont on la crédite. »
Ce que Philippe Descola propose dans Les formes du visible n’est ni plus ni moins qu’une « révolution copernicienne ». L’histoire de l’art, « naturaliste » par essence quel que soit son objet, est absorbée par l’anthropologie de la figuration. Descola cite d’ailleurs Aby Warburg voyageant chez les Indiens Hopi. Si la figuration est universelle, l’art ne l’est pas. « Le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict qu’il rend présent comme une certaine absence » : empruntée au dernier Merleau-Ponty (L’œil et l’esprit, 1960), l’exergue du livre indique un projet philosophique « naturaliste » (son point aveugle ?), comme l’avoue d’ailleurs le choix du terme « ontologie » (au passage, qui concerne plus les étants que l’être).
Plus encore que de Descartes héritier d’Alberti, il s’agit pour Descola – qui comme lui écrit à la première personne – d’aller au-delà du maître Lévi-Strauss, l’auteur encore trop cartésien (rousseauiste) du Totémisme aujourd’hui et de La pensée sauvage (1962), de La voie des masques (1975) et de Regarder écouter lire (1993). Par son ambition, Les formes du visible est plutôt comparable à l’Esthétique de Hegel ou à La métamorphose des dieux d’André Malraux. Un livre d’une puissance d’agir et de penser infinie.