« Sartre est un personnage » : ainsi commence Un tout autre Sartre, le livre de François Noudelmann qui parait à l’occasion du quarantième anniversaire de la disparition du philosophe-écrivain, tandis que se poursuit la réédition de ses Situations.
François Noudelmann, Un tout autre Sartre. Gallimard, 204 p., 18 €
Jean-Paul Sartre, Situations VI. Nouvelle édition revue et augmentée. Gallimard, 452 p., 24,50 €
Confidence fort peu privée, je ne dois pas être le seul dans les premières années de lycée, à l’heure des Mots, à avoir lu La nausée puis les trois premiers volumes des Mémoires de Simone de Beauvoir – jamais relus en intégralité, mais encore aujourd’hui porteurs d’une idée régulatrice et d’une image de la vie intellectuelle, et de la vie tout court, donnant le désir de faire Sartre, comme Poulou, lecteur de Michel Zévaco, voulait faire Pardaillan.
Puis ce fut, vers 1968, l’éblouissement de L’être et le néant, son grand roman, comme a pu le dire Michel Leiris. S’y croisent le garçon de café métaphysicien des Derniers jours de Queneau et l’intentionnalité des Méditations cartésiennes de Husserl. « Sartre incarne au plus haut degré la pathologie de son époque […] Je me demande qui parmi les philosophes anciens aurait supporté en lui-même la cacophonie sartrienne des niveaux, des tons, des conceptions », disait Witold Gombrowicz lisant Qu’est-ce que la littérature ? en 1962, traduisant à sa manière la célèbre dernière phrase des Mots : « Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. » La plus simple et la plus polysémique des phrases…
Faire Sartre : non pas être sartrien mais plutôt, comme je pourrais me le formuler plus tard, tenter de trouver un accord entre immaturité et formes sociales, de celles du corps à celles du monde, tenter de penser un athéisme (sexuel, littéraire, politique) qui ne se réduise pas à une banale non-croyance en Dieu. Le jeune Sartre voulait être à la fois Stendhal et Spinoza… Jean-Paul Sartre est toujours un peu cousu du Jean-Sol Partre de Boris Vian (un extrait de L’écume des jours fut publié dans Les Temps modernes en 1946).
Faire Sartre ? Penser en « situation » dans une autre époque, ce qui ne veut pas dire non plus penser le contraire. Mais, comme lui, se déprendre de lui-même. Dans les années 1960-1970, Sartre mène au premier Barthes nouant les Situations I et II comme au dernier (La chambre claire), à La pensée sauvage, à l’Histoire de la folie, à Pour Marx, aux Écrits, à la Grammatologie, à l’Anti-Œdipe, à La distinction… tous livres entre philosophie et littérature. L’intellectuel total allant aux intellectuels spécifiques (on ne saurait dire la même chose de Malraux, Aron ou Camus).
Sartre est un « homme-époque ». Sans lui nous n’aurions pas lu pêle-mêle et ensemble Paul Nizan ressuscité, Alexandre Astruc et André Bazin traduisant sa pensée de la littérature dans celle du cinéma, Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet (lire Les romanesques), l’œuvre critique de Claude-Edmonde Magny et le critique Bernard Frank, les « colonisés » Albert Memmi et Frantz Fanon, le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis et les antipsychiatres Laing et Cooper, l’André Gorz du Traître et le Pierre Goldman des Souvenirs obscurs, Claire Etcherelli, Claude Lanzmann, et aussi Jean Cau et Françoise Sagan. Et sur lui, les livres majeurs de Francis Jeanson, Anna Boschetti, Denis Hollier, Philippe Lejeune, du duo Contat-Rybalka, certains articles de Daniel Oster… Lors de la fin des Temps modernes (plus triste que celle du Débat qui entendait les remplacer), en juin 2019, dans L’année sartrienne, deux membres du comité de rédaction rappelaient que Sartre avait explicitement souligné que l’unité de la revue « se marque à la longue, par l’ensemble des textes, même si ceux-ci peuvent parfois paraître incompatibles à première vue » : « Or, c’est précisément par cette diversité que nous étions héritiers de Sartre ».
Le second, en quatrième de couverture du Sartre et « Les Temps modernes » (1985) d’Anna Boschetti : « après avoir lu ce livre, on peut dire de Sartre, indifféremment, qu’il a dominé le champ intellectuel de son temps ou qu’il a été, plus qu’aucun autre, dominé par lui. Entre autres raisons parce que sa position dominante lui interdisait d’ignorer aucune des sollicitations et des incitations qu’il enfermait. Mais, en même temps, quelle force et quels tours de force pour répondre à tous les défis et intégrer toutes les contradictions ! ». Ce sont là d’excellentes définitions des Situations.
Le « personnage Sartre » est d’abord fait de tous les Sartre successifs et simultanés. Au centre de l’œuvre, les incarnent les dix volumes de Situations – recueil des textes « de circonstance » – dont il pensait à juste titre qu’elles en sont la colonne vertébrale : des deux premières qui refondent la critique littéraire (au premier rang, les articles sur Faulkner, Mauriac) jusqu’aux derniers entretiens, via les grands textes politiques (communisme, décolonisation). Au cœur de l’ensemble, les portraits d’artistes et d’écrivains (Tintoret, Wols, Giacometti, Calder). Une véritable autobiographie, non pas de, mais en tout le monde. Ou, pour reprendre une expression de Philippe Sollers, des « identités rapprochées multiples » de l’auteur. De l’individu Roquentin à l’idiot de la famille Flaubert en passant par Baudelaire, Genet, Mallarmé, toujours domine la même « question de méthode » : « Que peut-on savoir d’un homme aujourd’hui ? »
Que peut-on savoir alors de Sartre aujourd’hui ? Et pour demain ? Née en 1935, Arlette Elkaïm a rencontré, étudiante, l’écrivain en 1956. Ils se sont « adoptés l’un l’autre » en 1964. Collaboratrice (du scénario Freud avec John Huston, du tribunal Russell…), après la disparition de Sartre elle devient une magnifique éditrice (des Carnets de la drôle de guerre – son plus beau livre – et des Cahiers pour une morale en 1983). Elle avait entrepris en 2010 une nouvelle édition chronologique des Situations en lieu et place du rassemblement thématique voulu par l’auteur, en y ajoutant des textes oubliés ou volontairement omis par Sartre, pour construire une sorte de massif existentiel et montrer l’unité de la diversité.
Autant l’entreprise est incontestable (les introductions et les notes font un peu figure de biographie du père par la fille, très loin de la biographie classique d’Annie Cohen-Solal), autant le résultat est pour l’heure problématique. Exemples empruntés aux six volumes parus : les textes sur Drieu la Rochelle jamais repris et Alphonse de Châteaubriant inédit arrivant dans le tome I. Dans le tome II, surviennent le Portrait du collaborateur et le texte contre Citizen Kane dans L’écran français que Sartre lui-même demandera à André Bazin de contredire dans Les Temps modernes. Qu’est-ce que la littérature ? glisse du volume deux au volume trois. Etc. Il eût fallu au minimum séparer dans chaque volume celui fabriqué par l’auteur des ajouts de la nouvelle édition. Et éviter les démembrements de certains livres composés au fil de plusieurs années ou d’ensembles cohérents (Camus). S’expliquer sur ce « tout autre Sartre »… qui pose la question de « l’auteur » et de « l’œuvre ».
N’aurait-il pas surtout fallu attendre d’avoir fini ? Maintenir l’ancienne édition dans la collection « Blanche » et mettre en chantier une série de Pléiade-Situations qui s’impose, et qui aurait pris la suite des seuls trois volumes existants : romans, théâtre, écrits autobiographiques (mais est-ce imaginable à l’heure des Pléiade Jean d’Ormesson et des volumes anthologiques de la collection ?). La situation présente offre au lecteur d’aujourd’hui les six premiers volumes dans l’édition Elkaïm, les quatre suivants dans l’édition Sartre (imaginons la même solution pour À la recherche du temps perdu…). Pourquoi ne pas publier une table de concordance au lieu de devoir la reconstituer sur Wikipedia ?
Dans le dernier tome paru à ce jour (préparé par Georges Barrère, Mauricette Berne, François Noudelmann, Annie Sornaga, sans Arlette Elkaïm, disparue en 2016) qui nous mène de mai 1958 (retour du général de Gaulle) à octobre 1964 (refus du prix Nobel), on trouve, issus du tome IV, les articles sur les artistes Masson, Wols et Lapoujade, la préface à Aden Arabie de Paul Nizan, les portraits nécrologiques de Camus et de Merleau-Ponty. Issus du tome V, les prises de position contre de Gaulle, les textes sur Frantz Fanon et sur Patrice Lumumba. Parmi les ajouts, un entretien de 1960 avec Madeleine Chapsal (à propos du Nouveau Roman, Sartre y dit son admiration pour Butor romancier de la totalité), un très surprenant article paru dans Le Monde justifiant le refus du Nobel et regrettant que le prix ait été donné, dans le passé, à Pasternak plutôt qu’à Cholokhov (qui l’obtiendra en 1965).
Contre un Sartre-Cause du peuple devenu pour ses détracteurs un Sartre-Valeurs Actuelles, François Noudelmann invente un Sartre-Closer : il dresse « le portrait inattendu d’un être complexe et multiple », insistant sur ce qui de Sartre est le plus partagé, qui nous (lui ?) ressemble, qui aime les femmes (les « amours contingentes ») et les voyages en Italie (Venise, Rome), le tourisme (se filmer en super 8), le piano et l’improvisation chantée avec Arlette, les canulars de normalien (le travestissement), la corydrane qui l’aide et le détruit. Le tout est légitimé par les confidences d’Arlette Elkaïm-Sartre et par des correspondances privées. Héroïnes du livre, Michelle Vian et Lena Zonina (la Madame Z dédicataire des Mots), sa traductrice en URSS devenue sa maitresse, bien plus qu’un amour contingent, que l’on connait par une célèbre photo en Lituanie avec Simone de Beauvoir (photo presque toujours amputée des deux femmes dans les publications).
À un imaginaire Sartre-Kanapa, François Noudelmann veut opposer un tout aussi imaginaire Sartre-canapé (tout en laissant deviner que les deux pourraient se croiser le jour où nous pourrons lire les « neuf cents pages serrées » de lettres à Lena écrites à partir de 1960. Les rapports avec Lena interfèrent avec les rapports avec l’URSS – c’est, à vrai dire, la seule nouveauté du livre, sous forme de promesse non tenue. Car ce « tout autre Sartre », emphatique et sympathique, est strictement le même que celui que connaissent tous les lecteurs des Situations et des livres, ceux de Beauvoir jusqu’à La cérémonie des adieux, et ceux des autres témoins de sa vie, ceux de la biographie d’Annie Cohen-Solal. Aimable absolument…
Les livres de Simone de Beauvoir, de Boris Vian et de cent autres auteurs. Parmi ceux-ci, je citais Gombrowicz. En novembre 1970 (trop tard pour l’auteur, mort en 1969), Sartre sut analyser ses « faux romans […] qui sont des sortes de machines infernales ». Arrivé d’Argentine en France en 1964, l’auteur de Ferdydurke s’amuse proustiennement à diviser la France en deux « côtés » : « La France entière s’est à mes yeux disloquée en Proust et en Sartre […] l’impuissance de Proust par rapport à la tension créatrice de Sartre ». Et il va même se poster rue Bonaparte sous les fenêtres du « pape de l’existentialisme ».
Dans son Journal, Gombrowicz met en scène les contradictions (la « cacophonie ») de l’homme et de l’écrivain dans une série de petits romans-essais dont Sartre est le personnage conceptuel (Spinoza) ou fictif (Stendhal) : tout un Sartre, fait de tous les autres Sartre en « situations » imaginaires… Pourquoi, au lieu du livre de François Noudelmann, ne pas avoir publié pour ces quarante ans un volume sur tous les autres Sartre racontés par des écrivains du monde entier ?