Paul Morand occupé par Vichy

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[Ce texte est paru originellement dans le journal en ligne En attendant Nadeau, le 6 janvier 2021]

Paul Morand est né en 1888, un an avant la tour Eiffel. Il meurt en 1976, un an avant la naissance du Centre Pompidou. Entre-temps, l’écrivain aura été diplomate de Pétain et raciste et antisémite convaincu. En même temps qu’une excellente biographie par Pauline Dreyfus, paraît le premier tome d’un document historique majeur, son Journal de guerre, couvrant les années 1939 à 1943.


Paul Morand, Journal de guerre. Londres, Paris, Vichy 1939-1943. Édition établie, annotée et présentée par Bénédicte Vergez-Chaignon. Gallimard, coll. « Les Cahiers de la NRF », 1 040 p., 27 €

Pauline Dreyfus, Paul Morand. Gallimard, 496 p., 24 €


 

Au mitan de cette vie, il y a ces quelques jours dignes d’un scénario hollywoodien, qui vont l’orienter pour toujours et qu’il ne reniera jamais, bien au contraire. Diplomate en poste à Londres à la direction de la Mission économique française, l’écrivain, peut-être vexé par une « convocation » par un général de brigade à titre temporaire, membre du gouvernement français, de passage à Londres où il a refusé de se rendre le 9 juin 1940, refuse à nouveau, lors du retour du général de Gaulle, de rencontrer le « gaulleiter », lequel lui emprunte sa secrétaire pour taper l’appel du 18 Juin. Le 20 juillet, Paul Morand choisit de rejoindre Pierre Laval à Vichy. Très lié à sa fille, Josée de Chambrun, il sera de son cabinet au printemps 1942, avant d’être exfiltré en 1943 ambassadeur à Bucarest, à l’époque de « tracas famine patrouille », selon l’expression de Léon-Paul Fargue.

L’écrivain (quatre-vingts livres) dont de Gaulle espérait le ralliement a eu deux adoubements majeurs : en 1921, Marcel Proust, « visiteur du soir », préface les nouvelles de Tendres stocks ; s’adressant à Anatole France, il célèbre son « style singulier », qui « unit les choses par des rapports nouveaux ». Une « Ode à Marcel Proust » en 1919 ouvrait Lampes à arc. Paul Morand racontera leurs visites réciproques dans Journal d’un attaché d’ambassade en 1951. Il s’agit alors d’un « commerce triangulaire » avec le couple Morand, raconte Pauline Dreyfus (après la guerre, il rendra visite à Céleste Albaret qui tient un hôtel rue des Canettes).

À l’autre pôle, Louis-Ferdinand Céline : « Paul Morand est le premier de nos écrivains qui ait jazzé la langue française. Ce n’est pas un émotif comme moi mais c’est un sacré authentique orfèvre de la langue. Je le reconnais pour un maître », écrit-il en 1947 à Milton Hindus. De son côté, Morand écrira en 1961, dans une lettre à Jacques Chardonne, que Céline « a été tué par son séjour en prison en ce Danemark qui avait déjà tué, ou presque, Léon Bloy et Hamlet, et enlevé par un Vichyssois à mauvaise conscience, notre ambassadeur Charbonnières, sorte de lapin à guêtres, de petit Norpois qui avait au dernier moment accroché son wagon à la Résistance ».

Exilé en Suisse jusqu’en 1947 à cause de Vichy, après l’épisode Bucarest, de retour en France avec de longs séjours en Espagne et à Tanger, l’auteur « pressé », « mondial et mondain » d’après Jean-Louis Bory, l’auteur d’Ouvert la nuit et de Fermé la nuit, qui furent les premiers succès commerciaux de la NRF, de L’Europe galante, de Lewis et Irène, des trois portraits de ville (New York, Londres, Bucarest), trouvera après la guerre une nouvelle gloire du côté des Hussards (ainsi baptisés par Bernard Frank) hostiles à la littérature « engagée » et au Nouveau Roman : Jacques Laurent, Antoine Blondin, Michel Déon, Kléber Haedens, Roger Nimier, avec un écho chez de jeunes écrivains comme François Nourissier, Matthieu Galey ou Patrick Modiano. C’est une restauration littéraire autant que politique.

Paul Morand chez lui, photo de Lena © Archives Gallimard

À partir de 1953, Paul Morand collabore à La Parisienne de Jacques Laurent. La même année, un rapporteur du Conseil d’État nommé Georges Pompidou lève sa révocation du corps diplomatique. Tel un nouvel émigré de Coblence, « ultra style Charles X », il se reconnait d’abord en Jacques Laurent avec la série des Caroline chérie avant de reconnaitre en Roger Nimier, son double jeune, un « fils », lequel, éditeur, le rapatrie chez Gallimard. À son tour, il compose des romans et des nouvelles historiques : Le flagellant de Séville, Le dernier jour de l’Inquisition, ou de l’histoire romanesque, Fouquet ou le soleil offusqué, qui décalquent dans le passé sa propre situation. Après la mort du Général, la tentation chez l’émigré existe de jouer la carte de Gaulle-Morand en écho au couple Napoléon-Chateaubriand. Des projets naissent pour inlassablement se justifier (en 1969, était né celui d’une Petite histoire des étrangers en France). Et Morand entretient une correspondance quotidienne avec Chardonne, reclus à La Frette, qui paraitra en 2013.

Sous la coupole de l’Académie française, toujours désirée et enfin atteinte en 1968 après que le Général, protecteur de l’institution, lui eut à demi pardonné, ses derniers amis sont Maurice Rheims et Jean d’Ormesson. Les premiers mots de son discours de réception sont : « En m’accordant vos suffrages, vous contraignez un amant de la grand’route à s’arrêter ; votre Compagnie, créée pour fixer le langage, fixera cette fois l’écrivain ». Pour échapper à l’éloge de son prédécesseur, Maurice Garçon, coupable de s’être avec Mauriac opposé à sa candidature, il passe en revue les dix-sept titulaires qui se sont succédé au onzième fauteuil. En 1971 parait Venises, sur une ville-palimpseste et palimpseste intime (ce « veuf de l’Europe » y a reçu sa première « leçon de planète »), un testament : « Venise résume dans son espace contraint ma durée sur terre, située elle aussi au milieu du vide entre les eaux fœtales et celles du Styx ».

Les cinq hommes « les plus admirés », disait Paul Morand, étaient son père, Marcel Proust, Philippe Berthelot le maitre au Quai d’Orsay, Jean Giraudoux le « grand frère » précepteur puis ami, Pierre Laval « auvergnat ancien tzigane ». Des années 1930 à aujourd’hui, Paul Morand semble fait pour illustrer jusqu’au paroxysme l’opposition entre l’homme et l’œuvre, canonique depuis le Contre Sainte-Beuve de Proust (1954), dans sa version politique celui dont on pourrait « dissocier l’œuvre de l’auteur », pour reprendre le titre récent de Gisèle Sapiro : ici l’œuvre « moderne », là l’homme qui très vite eut toujours tout faux. Les deux semblent écartelés par cette contradiction entre un Morand de New York – « L’attaque brève, le développement par saccades (souvent jusqu’au procédé), le dialogue à la limite de l’absurdité, le saut rapide au-delà de la description, la caméra faussement négligée, la chute », disait Philippe Sollers – et un Morand de Châteldon, la ville de Pierre Laval, en Auvergne, région dont celui-ci assurait à Hitler qu’elle était « sans juif », dit-il à Morand en mai 1943… et qui ne cesse de croitre depuis 1976.

Premier tournant dans la réception de Paul Morand : en 1980, un ancien de Libération, Jean-François Fogel, publie Morand express (et plus tard, en 2001, une anthologie des huit volumes de chroniques). Suivent des rééditions régulières et un roman de jeunesse inédit (Les extravagants. Scènes de la vie de bohème cosmopolite, Gallimard, 1986). Enfin arrive la consécration de la Pléiade (deux volumes de nouvelles en 1991 et 1992 ; un volume de romans en 2005, qui inclut France-la-doulce, roman antisémite sur les milieux du cinéma). Éditeur de ces volumes, Michel Collomb, spécialiste de La littérature art déco (Klincksieck, 1987), donne alors Paul Morand. Petits certificats de vie (éd. Hermann), une petite biographie, l’exact opposé des hagiographies signées Ginette Guitard-Auviste ou Marcel Schneider.

Le second tournant semblait devoir être le dernier. En 2001 parait le Journal inutile (1 700 pages) qui relaie lui-même la correspondance avec Jacques Chardonne : « 1er juin. Chardonne a été enterré hier. J’aurai manqué son enterrement (grèves de chemin de fer, pas d’essence), comme j’ai manqué celui de Giraudoux, celui de Cocteau. Exil, émigration, destin centrifuge. Je vais essayer de continuer à lui écrire, car n’écrire qu’à soi-même, c’est n’écrire à personne. » Les deux volumes nous mènent de son élection à l’Académie française (son ami Cocteau y est entré en 1955, treize ans avant lui) à la « revanche » de l’ancien diplomate de Vichy sur de Gaulle et la Résistance. Ils sont ceux du succès retrouvé avec Venises, de la mort de son épouse, Hélène, en 1975. Il y écrit, le 18 août 1974 : « Je suis né à l’âge de La Libre Parole de Drumont et de La France juive : l’hitlérisme a réveillé mon inconscient d’enfant. Entre Vienne 1900 et Paris, il y eut, alors, un antisémitisme européen ». Ou encore, trois jours plus tard : « Trente ans après, cent ans après, ce sera encore la “Libération de Paris” à la télévision, par M. Bloch ; à la radio, par M. Crémieux. Ce qu’ils appellent la Libération de Paris, c’est leur libération, comme ce fut leur guerre ». Au-delà, si l’on ose dire, de son antisémitisme exacerbé, ce qui frappe le plus dans ces gros livres est une croyance en un monde d’essences incarnées : il y a « le juif », « le pédé », « la gousse », « le résistant »… chacun avec son « type physique », comme il y a le Suisse propre, l’Anglaise rousse ou l’Allemand discipliné. « Kacew c’est le vrai nom de Romain Gary. Toutes ces manigances extra-littéraires des juifs russes nous font des drôles de mœurs littéraires ». Romain Gary refusera le premier prix Paul Morand de l’Académie française.

Paradoxe : en 2001, Philippe Sollers, qui a publié un article intitulé « La France moisie » en 1999, signe à la une du Monde des livres « Morand quand même » à l’occasion de ce Journal inutile. Il imagine un procès qui se clôt par un acquittement (le texte fut recueilli dans Discours parfait, Gallimard, 2010). En 1987 déjà, il avait préfacé New York (1930), « un essai de mythologie, une prophétie nerveuse, un guide touristique, un reportage, un traité d’ethnologie, une longue nouvelle », de ce « surréaliste sec » sans rien cacher de son antisémitisme. 2001 est donc l’année d’un Morand pacifié, devenu classique (la même année, dans la collection « La Quinzaine littéraire/Louis Vuitton » parait une anthologie de Morand : Au seul souci de voyager, composée par Michel Bulteau, poète et auteur du Manifeste électrique).

« Mes premières œuvres ont rendu célèbre mon nom à toute une génération ; la génération suivante l’ignora ; la troisième génération m’ignore aussi, mais connait mon nom et l’entoure de respect sans bien savoir pourquoi », écrit Paul Morand. Les deux livres exceptionnels qui paraissent aujourd’hui pourraient à leur tour ouvrir une troisième époque, comme ce fut le cas en 1992 avec le Journal secret de Drieu la Rochelle, édité dans la collection « Témoins » de Pierre Nora. C’est qu’en effet la publication posthume du Journal de guerre avec diverses annexes fut désirée par l’auteur, qui, à partir de 1973, en avait remis le manuscrit à Claude Gallimard. Ces 122 volumes et 23 boites devaient attendre selon son vœu l’an 2000 à la Bibliothèque nationale de France.

Ce premier tome (1939-1943) nous mène du départ à Londres à l’ambassade à Bucarest via le cabinet de Pierre Laval ; il y en aura un second. C’est comme le cœur de l’œuvre – un stupéfiant aide-mémoire d’outre-tombe (on peut songer aux Cahiers noirs de Heidegger). Simultanément, le magnifique livre de Pauline Dreyfus (de la famille d’Alfred Fabre-Luce, ami de Morand depuis l’École libre des sciences politiques), déjà auteur d’Immortel enfin sur son élection à l’Académie, déplace le regard sur la question de l’homme et l’œuvre : « Une biographie n’est pas un tribunal ». Pauline Dreyfus retrace la vie de l’auteur, du « Paris est une fête » des années 1920, que symbolisent Le bœuf sur le toit et l’entourage de Jean Cocteau (Misia Sert, Picasso, Satie, Diaghilev, Chanel, Auric, Milhaud), au cimetière de Trieste où, « juif errant », il a souhaité être inhumé avec sa femme, en passant par l’exilé franco-helvète. En éclairant aussi comme jamais l’Occupation, ce qui la précède, ce qui la suit.

Paul Morand chez lui, photo par André Bonin (janvier 1964) © Archives Gallimard

Le « Morand quand même » bouge : Pauline Dreyfus montre une œuvre de plus en plus gagnée par l’homme. « J’écris pour être riche et estimé », disait-il en 1919, et l’hétéronomie absolue semble avoir été sa loi : l’argent, les à-valoir, les publicités au dos des livres Grasset bien au-delà de l’opération des « 4 M » avec Mauriac, Maurois et Montherlant, les plaquettes pour magasins de lingerie et laboratoires pharmaceutiques, et plus que tout le gout des honneurs, avec l’Académie pour obsession d’une vie et le luxe comme une drogue : ses 35 voitures et ses chevaux, plus importants que ses maîtresses. « Ma patrie c’est la bourgeoisie » : le Front populaire provoque son basculement définitif de possédant, dont témoigne l’ironique Apprendre à se reposer en 1937. C’est… Robert Brasillach, critique de L’Action française en 1935, qui dit juste : « aller vite, très vite, mais sur une compagnie familiale dont on est actionnaire ». Et toujours, revenir à bon port : l’appartement d’Hélène, avenue Charles-Floquet, avec son salon de 18 m de long et 7 de haut, « une salle de château de style Tudor, en bordure du Champ de Mars. Sous des plafonds presque aussi hauts que la Coupole, une cheminée Renaissance, deux immenses armoires Ming », dit Alain Peyrefitte, son successeur à l’Académie.

Pauline Dreyfus démolit toutes les mythologies qui collent encore à Paul Morand. Écrivain diplomate aux cotés de Paul Claudel, Jean Giraudoux, Saint-John Perse, Romain Gary ? En juin 1938, un fonctionnaire calcule : « il ne le fut que deux fois 4 mois et 6 jours, avec une longue interruption de 1918 à 1938 ». « Mon cher, venez au bureau quand vous voudrez mais pas plus tard », lui disait un supérieur hiérarchique. L’auteur d’Hécate et ses chiens, un amoureux des femmes ? Elles étaient souvent recrutées par son épouse, qui se définit dès 1927 comme « la femme la plus cocue de Paris ». « Les femmes sont un délice pendant la nuit et une catastrophe le jour » ; « Jamais une femme ne se donne, elle vous donne un sac pour que vous y mettiez quelque chose ». À Edmonde Charles-Roux, il écrit : « j’aime votre virilité, vous n’avez pas le style clitoridien si vous me permettez ».

Écrivain cosmopolite, comme Valery Larbaud ou Blaise Cendrars ? Plutôt, très vite, un « écrivain voyageur » avant l’heure, faisant le tour du monde des clochers et des clichés… Reprenant le titre de 1926, Rien que la Terre, pour faire « littérature-monde », Grasset a réédité en 2006 en un gros « Cahier rouge » six « fictions voyageuses » écrites entre 1923 et 1930. Les images électriques, l’atmosphère amoureuse très XVIIIe siècle, ou la vérité du reportage échouent à faire passer leur contraire absolu. Pauline Dreyfus cite Jorge Luis Borges, qui rencontre Paul Morand à Buenos Aires en 1931 : « un gentleman bilingue et sédentaire qui monte et descend inlassablement dans les ascenseurs d’un immuable hôtel international et qui vénère la contemplation d’une malle ». On peut aussi se souvenir que Jean-Paul Sartre, en 1938, dans La nausée, fait d’Antoine Roquentin, qui a « voyagé en Europe Centrale, en Afrique du Nord et en Extrême-Orient », un anti-Morand.

Au cœur de tout, donc, le racisme, sur fond de colonialisme. Et au cœur du racisme, l’antisémitisme, ordinairement attribué à sa femme, la princesse Soutzo, née Hélène Chrissoveloni, d’une famille de banquiers grecs de Trieste, rencontrée par l’attaché d’ambassade à Londres en 1916, épousée en 1927 quand elle a quarante-huit ans, la Minerve (« chouette » ou « owl » pour son « boy » ou « toutou »), de neuf ans son ainée, grecque devenue roumaine par un premier mariage. Elle est nazie, plus qu’antisémite ; son antisémitisme à lui est anachronique, « époque Drumont » comme il disait : une sorte de racisme au carré, comme la matrice des autres racismes.

Pauline Dreyfus montre que l’antisémitisme de Paul Morand est plus ancien, malgré un père dreyfusard, et plus complexe. Il est lié aussi à sa liaison de dix ans (1937-1947) avec May de Brissac (au « pedigree très gratin » : Boni de Castellane, Antoinette de Saint-Sauveur), dont il aura une fille. En 1932, Gallimard fonde Marianne, une revue de gauche dirigée par Emmanuel Berl. Tant il est raciste, Paul Morand donne l’éditorial promis à Berl à 1933, publication concurrente : « De l’air, de l’air » (à l’occasion des affaires Nozière et Dufrenne) : « En ce moment tous les pays tuent leur vermine sauf le nôtre […]. Ne laissons pas Hitler se targuer d’être seul à entreprendre le relèvement moral de l’Occident ». La dernière phrase de France-la-doulce (« La France est le camp de concentration du Bon Dieu ») servira de titre à sa traduction allemande, en 1936.

Le premier ministre Pierre Laval, avec les officiers nazis Carl Oberg et Herbet Martin Hagen, le 1er mai 1943 à Paris © Bundesarchiv, Bild 183-H25719 / CC-BY-SA 3.0

Dans le Journal de guerre, admirablement édité, non seulement l’homme a envahi l’œuvre, mais l’homme a changé, passé depuis dix ans déjà de Cocteau à Laval. Il s’ouvre en août 1939 sur des lettres à Hélène (« ce matin dans le parc j’ai vu un Juif sur un pur-sang. Toute la noblesse du cheval blanc était écrasée par la masse ignoble et triomphante du youpin ») puis à May de Brissac. Paul Morand, qui se partage entre Paris et Vichy, s’y montre à la fois très engagé et très bon observateur, précis et détaché. Ici, il collabore au premier numéro de la NRF de Drieu la Rochelle avec « Le festin de pierre » : le Commandeur y a les traits de Pétain. L’homme pressé, en 1941, est prépublié dans le journal collaborationniste La Gerbe. La même année, les Chroniques de l’homme maigre du Figaro vantent les restrictions contre « l’esprit de jouissance », elles sortent en volume chez Grasset. L’une d’elles s’intitule « À quelque chose malheur est bon » : « Retrouver des soirées studieuses. Le lit à neuf heures. L’adieu au jazz. Le rajeunissement par la cuisine sans beurre. La disparition des panneaux réclame. La mort du bruit. L’air de la campagne à Paris. La renaissance du cheval. Le retour en carriole aux classiques ».

Paul Morand donne une Vie de Maupassant en 1942 chez Flammarion ; la même année, il écrit le discours de Laval pour l’exposition Arno Breker au Jeu de Paume, devient président de la commission de censure cinématographique, et, en décembre, écrit sans les signer vingt-quatre pages issues des controverses provoquées par les souhaits de « victoire de l’Allemagne » : « Qui est Pierre Laval ? » Surtout à Vichy, il s’ennuie, montant en grade, il passe d’hôtel en hôtel. Il fréquente Jean Jardin, Jacques Benoist-Méchin, Pierre Gaxotte, Alain Laubreaux, Jacques Le Roy Ladurie, Fernand de Brinon, Otto Abetz… Dans les deux villes, il mêle potins et politique mondiale : notes, impressions sur le chef de l’État, choses vues entendues, pensées, en ville, au bureau, à table. Membre du cabinet de Laval à Vichy, il déjeune à la « popote » de l’Hôtel du Parc.

À la même table, outre parfois Laval lui-même, se trouve René Bousquet, le chef de la police de Vichy, qui, le 31 aout 1942, soit six semaines après la rafle du Vél’ d’Hiv’, déclare : « Je ne les poursuis [les juifs] que comme antigouvernementaux. Je les sonne dur pour qu’ils comprennent. J’en ai liquidé treize mille et continuerai jusqu’à ce qu’ils se calment ». Face à ce haut et froid fonctionnaire, le très exalté Louis Darquier de Pellepoix, commissaire général aux questions juives, est pour Paul Morand « un entrepreneur de dératisation qui a l’air d’avoir avalé ses produits tant il a l’air malheureux et furieux ». « Quant aux juifs il n’en reste presque plus. On dit à Vichy couramment qu’ils ont été gazés dans leurs baraquements », note-t-il le 23 octobre 1942… Ces mille pages, dont la moitié au cœur de l’État français et de la solution finale française, constituent un document historique sans équivalent. C’est aussi une des lectures les plus nécessaires et les plus difficiles qui soient. À la recherche d’un temps à ne pas retrouver.

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