Leiris unlimited : tel était le titre du colloque dirigé par Jean Jamin et Denis Hollier en 2015. Le premier, anthropologue critique, fut collègue et ami de Michel Leiris au musée de l’Homme, fondateur avec lui de la revue Gradhiva. Le deuxième est historien et théoricien de la littérature. Le colloque, devenu livre (CNRS Éditions, 2017), accompagnait l’exposition au Centre Pompidou-Metz, Michel Leiris & Co. Mais Leiris unlimited pourrait être aussi le titre générique des trois publications qui célèbrent le cent-vingtième anniversaire de la naissance de Michel Leiris, né le 20 avril 1901 : une nouvelle édition par Jean Jamin du Journal, sa correspondance avec Marcel Jouhandeau et un coffret réunissant les volumes de La règle du jeu.
Michel Leiris et Marcel Jouhandeau, Correspondance (1923-1977). Édition établie par Denis Hollier et Louis Yvert. Chronologie et notes de Denis Hollier. Gallimard, coll. « Les cahiers de la NRF », 288 p., 23 €
Michel Leiris, Journal (1922-1989). Édition de Jean Jamin. Nouvelle édition, revue et augmentée. Gallimard, coll. « Quarto », 1 056 p., 103 ill., 25 €
Michel Leiris, La règle du jeu. Quatre volumes sous coffret. Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 39,50 €
En effet, Leiris pouvait sembler « limited », achevé, rangé : une biographie d’Aliette Armel (Fayard, 1997) sept ans après sa mort, un premier volume « Quarto », Miroir de l’Afrique, en 1996, deux volumes de la Pléiade en 2003 et 2014, établis déjà par Denis Hollier et Jean Jamin. Maurice Nadeau, qui publiera en 1963 Michel Leiris et la quadrature du cercle, écrivait en 1955 dans Les Lettres Nouvelles : « Une voix ressassante, assourdie et comme légèrement crispée, un regard qui n’en finit pas de démêler l’entrelacs de complexes, de phobies, d’imaginations romantiques dont est fait celui qui nous parle, un désir, souvent exaspéré, de dire l’inavouable, un homme, enfin, qui se présente de biais et sans dissimuler sa gaucherie, ayant plaisir, semble-t-il, à se prendre en défaut, comment un tel personnage, plus souvent victime piteuse que héros, pourrait-il jouir à nos yeux de quelque prestige ? » En 1975, au même moment que Le pacte autobiographique, Philippe Lejeune publie Lire Leiris, sur les « tresses » de La règle du jeu. Ce sont là deux livres inverses : chez Leiris, à rebours de la tradition du genre, c’est la graphie qui détermine la bio et définit l’auto…
En 1925, lors de son mariage avec Louise Godon, dite « Zette », Picasso lui lance : « Eh bien Leiris, vous allez aussi épouser un secret ». Secret de famille, Louise Godon est la fille, non la sœur, de la femme de Daniel-Henry Kahnweiler (un secret inverse de celui d’Aragon dont la mère était présentée comme sa sœur…). Autre secret ? Comme l’a remarqué Francis Marmande, après avoir épousé Louise Godon, Leiris écrira La langue secrète des Dogons de Sanga (1938). En 1934, il tombe amoureux fou d’Hélène Gordon (« Lena ») qui a une petite fille (et qui épousera Pierre Lazareff). Go(r)don-Dogon : « langage-tangage » au cœur signifiant même de la biographie…
Aujourd’hui, cette triple publication simultanée et contradictoire complexifie les entrelacs de Nadeau ou la tresse de Lejeune, ouvre sur un autre secret qui nous concerne tous, celui de « l’autobiographie » depuis Rousseau (Leiris lit Les Confessions en 1933) : qu’est-ce qu’une vie, a fortiori celle d’un écrivain ? Nul écrivain (sinon André Gide dès Paludes ?) n’a autant joué que Leiris avec le « pacte autobiographique », déconstruisant à partir de la poésie « l’illusion biographique » décortiquée en 1985 par Pierre Bourdieu citant Les romanesques d’Alain Robbe-Grillet. Il ne semble pas impossible de soutenir que tous les innovateurs en « autobiographie », Sarraute et Butor, Perec et Sollers, Daniel Oster comme Pierre Pachet, Renaud Camus avec Claude Mauriac, Hubert Lucot comme Édouard Levé, sont « d’après Leiris », comme Chateaubriand ou Stendhal étaient « d’après Rousseau ».
« Reste à savoir, puisque tout est sorti de là, comment il se fait que moi, qui n’avais pas de vocation, je me suis trouvé un beau jour être un écrivain » : c’est sûrement par la « chronologie croisée » de Denis Hollier ouvrant la correspondance avec Jouhandeau et par le cahier illustré « Vie et œuvre » de Jean Jamin ouvrant le Journal qu’il faut entrer dans ces nouvelles publications. Ce sont deux biographies magnifiques et complémentaires, avec un plan large illustré et un gros plan avec miroir, qui introduisent à trois manières d’autobiographie. « Ma vie comme une voie de chemin de fer sur laquelle roulent des trains de vitesses et de puissances différentes, chargés de voyageurs et de marchandises diverses. »
« 19 février 1929, je romps officiellement avec le surréalisme. » En 1930, tout semble joué en effet : dans le cornet de Max Jacob, les dés de Mallarmé sont jetés… son seul vrai portrait selon Leiris est un dessin par Masson en 1923 en joueur et en pleurs, reproduit dans le Journal. L’écrivain est un « poète ». Au sens restreint, c’est l’évidence, de La Révolution surréaliste à L’Éphémère en passant par Haut Mal. Mais aussi dans un sens général pour l’autobiographe, l’ethnographe, le penseur anticolonialiste de l’art africain, le critique ami des peintres. « Il y a toutes sortes de manières d’être poète. Tenir une plume ou un pinceau n’est pas forcément la meilleure », écrivait-il dans L’Afrique fantôme en 1932.
À l’heure où le surréalisme rompt avec lui-même et se met de diverses manières (Breton versus Aragon) « au service de la révolution », Michel Leiris rompt donc avec le surréalisme. Avec Bataille, accompagné de Carl Einstein, Georges-Henri Rivière, il participe à la revue Documents (quinze numéros, réédités ces jours-ci aux Nouvelles Éditions Place). Puis il est membre de la mission Dakar-Djibouti. Œuvre d’un dissident du surréalisme, L’Afrique fantôme est contre-tout-contre l’ethnologie, comme L’âge d’homme sera contre-tout-contre la psychanalyse. Le refus marque toutes ses œuvres, comme il l’écrit en 1941. Héritant des deux, l’autobiographique Règle du jeu fait se rejoindre les jeux du langage et les fiches de l’ethnologue contre les images surréalistes.
Le lecteur de L’âge d’homme et de La règle du jeu pouvait être décontenancé par la publication du Journal, linéaire et chronologique là où les quatre volumes obéissent à la logique du signifiant et du montage. Le Journal est une doublure de La règle du jeu dont Leiris lui-même avait souhaité la publication posthume. Ce « journal à bâtons rompus […] atypique : ni mémoire ni témoignage ni chronique », longuement décrit dans Biffures, commence en 1921. Le 17 mai 1929, il en fait la théorie : à la tradition romantique, il oppose un infra-ordinaire déjà perecquien. Il suit l’ordre des jours, de 1922 à 1989. Bien avant la psychanalyse, « lapsus canalisés au moyen d’un canapé-lit », commencée auprès d’Adrien Borel en 1929 à l’instigation de Bataille, le Journal de Leiris est un immense recueil de rêves, chacun relaté comme une petite nouvelle qui anamorphose le vécu. Il fait avec la réalité ce que le jeu de mots fait avec le langage (aux antipodes du « merveilleux purement mécanique » et de l’écriture automatique).
D’abord « surréalistes », au fil des années les rêves deviennent « existentialistes ». Son analyse des Vases communicants de Breton est sans pitié. Du côté de la réalité, on y croise, outre les rencontres déjà dites, nombre d’autres silhouettes (Colette Peignot, Francis Bacon, Simone de Beauvoir…), avec des obsessions permanentes (la mort et la sexualité, l’une dans l’autre), des passions fixes (le jazz, l’opéra, la tauromachie, les costumes). Les pages les plus fortes concernent l’arrestation et l’exécution du réseau du musée de l’Homme, puis l’Occupation et la Libération (très Fabrice à Waterloo), le séjour à l’hôpital suite à la tentative de suicide de 1957, avec une absence d’illusion lyrique malgré l’engagement anticolonial et communiste, au retour des voyages aux Antilles, en Chine et à Cuba, alliée à une très claire analyse (en 1958 et en 1968, par exemple) de sa position de bourgeois de gauche. Le Journal, sur cinq cahiers de couleur, est écrit dans la chambre du 53 bis quai des Grands-Augustins à Paris ou dans la maison de campagne de Saint-Hilaire, quand les autres livres le sont au bureau ou au sous-sol du musée de l’Homme dont il se verra expulsé en 1984.
Leiris unlimited : revenons au 45 rue Blomet, dans l’atelier d’André Masson. On savait que Georges Bataille (le sacré) ou Raymond Queneau (le langage) pouvaient être pour Michel Leiris des figures fraternelles. Un autre épisode biographique resté à demi secret concerne ses liens avec Marcel Jouhandeau. Quatre-vingt-six lettres furent échangées entre les deux hommes qui ont treize ans de différence (Jouhandeau est né en 1888). Dans la nuit du 27 au 28 mars 1924, racontera Leiris dans L’âge d’homme, il a dormi « avec un ami plus âgé et pédéraste », « après avoir humilié ma bouche et la sienne dans un réciproque égarement ». « Michel Leiris était d’une beauté extraordinaire, il avait le visage de Baudelaire jeune », écrira en 1977 Jouhandeau, qui de cette liaison fera un conte, une « transfiguration luciférienne » de leur aventure, dira Leiris, que Daniel-Henry Kahnweiler édite en 1927 avec des illustrations d’André Masson : Ximénès Malinjoude (on peut aujourd’hui le lire dans le « Quarto » Chaminadour, 2006) dont Leiris recopie des morceaux dans le Journal en 1934-1936.
La rupture entre les deux hommes intervient lors de la parution d’un texte de Jouhandeau, « Comment je suis devenu antisémite », dans L’Action française du 8 octobre 1936, dont les cibles sont Maurice Sachs et Julien Benda. Leiris lui écrit, Jouhandeau répond… en mettant en cause Max Jacob dans Je suis partout. Jean Paulhan, qui les a reçus en 1935, publie à la fois L’âge d’homme de Leiris et De l’abjection de Jouhandeau, qui ne sont pas sans symétrie. L’amitié redémarre. Mais le voyage de Jouhandeau en Allemagne avec Drieu la Rochelle la redéfait. Le dossier complet figure en appendice de cette correspondance. En dehors des rêves, qui le mettent parfois en scène avec son épouse, Élise, Jouhandeau est peu présent dans le Journal. En 1961, un catalogue Max Jacob au musée de Quimper les réunira. En 1979, Leiris assiste aux obsèques de Jouhandeau, « mangeur d’âmes », écrivait Maurice Nadeau dans Combat : « si je rends grâce à l’auteur, l’homme me répugne » (dans La Quinzaine littéraire, il empruntera néanmoins la signature de Tante Ursule à La jeunesse de Théophile).
Tout semble opposer Leiris et Jouhandeau, et, hormis Claude Mauriac, ils n’eurent pas les mêmes lecteurs. En introduction à cet extraordinaire livre-dossier, un essai de Denis Hollier esquisse les vies parallèles de « l’iconoclaste » et de « l’iconolâtre ». Deux jeux sans règles communes. À moins que cette exhumation du fantôme de Guéret ne rende perpendiculaires les vingt-huit volumes de ses Journaliers et la suite autobiographique de Michel Leiris…