Gombrowicz en Argentine

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[Ce texte est paru originellement dans le journal en ligne En attendant Nadeau , le 7 décembre 2019]

Entre sa naissance en Pologne, en 1904, et sa mort en France, en 1969, Witold Gombrowicz aura passé vingt-quatre ans en Argentine, où il se rend en 1939, une semaine avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Ses lettres à ses amis de Buenos Aires paraissent en français.


Witold Gombrowicz, Correspondance avec ses disciples argentins. Trad. de l’espagnol par Mikael Gomez Guthart. Sillages, 224 p., 14,50 €


 

« Je rends grâce au Très-Haut de m’avoir tiré de Pologne alors que ma situation littéraire commençait à s’améliorer pour me lancer sur le continent américain au milieu de gens parlant une langue étrangère, dans la solitude, dans la fraîcheur de l’anonymat, dans un pays plus riche en vaches qu’en artistes », écrit Witold Gombrowicz dans son Journal en 1960. La phrase est reproduite en exergue de cette Correspondance avec ses disciples argentins. Souvenons-nous : l’auteur de Ferdydurke, « gloire de la nation », convié à une croisière, quitta la Pologne pour l’Argentine le 25 août 1939.

Périphéries

Parti pour quinze jours, Gombrowicz reste en Argentine pendant la guerre puis durant vingt-quatre ans, passant de la périphérie de l’Europe à la périphérie du monde. À Buenos Aires, au sortir de la guerre, il traduit Ferdydurke avec un groupe d’amis écrivains débutants. Sa préface affirme une croyance en l’universalité de la littérature. Échec : la « mère Ocampo », et sa revue Sur, vouée au Nord (Paul Valéry) avec Borges, lui ferment les portes du monde littéraire local. On peut se reporter à Trans-Atlantique. C’est alors qu’il entame le parcours qui va le conduire de la périphérie au centre français de la république des lettres. Il l’atteint en pleine guerre froide : une bourse de la fondation Ford, en 1963, le dépose à Berlin après la construction du Mur en 1961. « Polonais exacerbé par l’histoire », dira-t-il dans ses Souvenirs de Pologne.

Witold Gombrowicz à Vence, en 1967. Photo Oswald Malura

Après 1947, sa stratégie dans le champ, au sens de Bourdieu, devient une stratégie au sens de Clausewitz : « La grande Bataille de Paris est encore plongée dans les ténèbres, pas la moindre nouvelle si ce n’est que Les Lettres Nouvelles ont eu écho du coup de canon en ouverture du bombardement et, j’imagine, Ferdydurke doit déjà se trouver en librairie » (1958). Lieutenants : Kot Jelenski (le Bâtard ou le Prince), Francois Bondy et la revue Preuves. Instrument : le Journal à compter de 1953 (en public) comme le Bloc-notes de Mauriac, publié dans Kultura, adressé autant à la Polonia qu’à la Pologne et tous les articles, les Varia, qu’il serait temps de traduire intégralement et chronologiquement en français et non sous la forme d’anthologies plutôt thématiques. En 1955, Gombrowicz démissionne de son poste d’employé au Banco Polaco pour se consacrer à l’écriture.

Vers le centre

Dans les premiers temps de cette correspondance, dans une missive à Alejandro Russovich (l’ami de toute une vie), Gombrowicz écrit : « Ma célébrité se développe de façon systématique et étourdissante pour mes ennemis. Yvonne (une comédie) a été jouée à Varsovie, grand succès, et devrait prochainement être montée à Prague, Paris et Londres, Ferdydurke a été accepté par Julliard, grand éditeur, Nadeau en personne a l’air ravi. Troisième édition de Ferdydurke en Pologne, je viens de signer le contrat. Trans-Atlantique, Le Mariage et Bakakaï (des nouvelles) sont sortis là-bas le mois dernier, avalanche d’articles où l’on me proclame le plus grand. Mon Journal agit de façon foudroyante, la traduction française est en cours. En attendant j’ai terminé mon nouveau roman qui va s’appeler La Pornographie parce qu’il est un peu vert ».

Vingt ans après Ferdydurke, dix ans après l’échec de sa traduction argentine, arrivent gloire polonaise et gloire mondiale via la France. Là, le Dégel et l’arrivée au pouvoir de Gomulka permettent la réédition de Ferdydurke. Ici, alors que Roger Caillois, borgesien fidèle, a fait échouer l’hypothèse Gallimard, Bondy et Jelenski convainquent Maurice Nadeau de publier la traduction composée avec Roland Martin. Anticipant le retour en Europe de l’écrivain. À Tandil, au sud de Buenos Aires, il a rencontré un groupe de jeunes aspirants écrivains : Grinberg, Di Paola, Gomez, futur exégète et biographe, Betelu, le préféré, dessinateur. Outre Russovich, ce sont eux les destinataires des lettres. Surnoms en cascade, par exemple pour Betelu : « Quilombo, Quilo Flor ou plutôt, Florquilo ou encore mieux, Soliflores, ce que l’on peut également interpréter selon les circonstances en ColienFlor ».

Malade et hypocondriaque, Gombrowicz se raconte et leur prodigue des conseils en tous genres, tentant d’instruire leur immaturité face aux formes. Ces lettres sont littéralement à mi-chemin entre le Journal et Kronos (pour soi : en 1965, il demande conseil à Russovitch pour un suicide). Les rubriques sont les mêmes que la comptabilité qui scande ce dernier : santé, argent, littérature, sexe. Le ton oscille entre Trans-Atlantique et Opérette, entre Ubu et Nourritures terrestres… Arrivé en 1963 à Berlin, « un incroyable mélange entre du provincial et de l’ultra-cosmique », Gombrowicz, par ailleurs cible de la presse polonaise, tente de reconstituer le Zemianska de Varsovie et le Rex de Buenos Aires au café Zuntz en 1963. Tentant d’enrôler Ingeborg Bachmann, Peter Weiss, Uwe Johnson, Günter Grass et de plus jeunes intellectuels. « Imagine bien, dans ta vie terne et privée de la lumière de l’intelligence, que lorsque sonnent les coups de 13h les lundis ou les jeudis, je me trouve au Zuntz entouré de Boches à qui je distribue des sourires ».

Diaro argentino

« Incroyables, ces Allemands, quelle douceur céleste, imaginez donc que lorsque je déjeune dans un petit jardin près de chez moi, les moineaux innocents se posent sur ma table, certains qu’il ne leur arrivera rien » (il est en train d’écrire Cosmos). Après Berlin, grâce à Maurice Nadeau, il arrive à l’abbaye de Royaumont où il rencontre Rita, « une jeune Canadienne (vingt-trois ans) d’une extraordinaire efficacité, qui m’aime tendrement et prendra soin de moi ». Ils partent à Vence. Elle écrira deux livres majeurs sur lui, deux Évangiles (Gombrowicz par les témoins de sa vie). Toujours, il continue de gérer et de contrôler aussi sa légende argentine. En 1963, à l’occasion d’une revue, Eco contemporaneo, qui lui consacre un numéro, il écrit à Gomez : « Votre dernière lettre m’a écœuré. […] Sachez que je ne suis pas, et que je n’ai jamais été, homosexuel ; même s’il peut m’arriver de temps à autre, quand l’envie m’en prend, de me risquer sur ce terrain ». On trouve également dans ce livre des lettres à Ernesto Sabato (ils s’entre-préfacent) et au jeune Jorge Lavelli, metteur en scène du Mariage au théatre Récamier : « Lavelli triomphe, il a fait quelque chose de macabre, de monstrueux, de répugnant et de révoltant avec un Doigt horripilant tel un phallus, personne n’y comprend rien, tout le monde dit qu’il s’agit d’un festival gestuel et verbal, sans rien ajouter de plus précis ». Bernard Dort écrira, dans son journal encore inédit, que ce spectacle lui permit de passer de Brecht à Bob Wilson.

Dessin de Mariano Betelu représentant Witold Gombrowicz et Juan Carlos Gomez © Ana Betelu

Au terme de cette correspondance, on surprend Gombrowicz à Vence en 1967 en train de couper-coller son Journal pour fabriquer Diario Argentino en 1967 : le chapitre XVI (1955) est devenu le premier. C’est un volume symétrique des entretiens avec Dominique de Roux (qui deviendront Testament), pensés quant à eux sur le modèle des « Écrivains de toujours » des éditions du Seuil. À la Pologne et à la Polonia s’ajoute l’Argentine. Gombrowicz a traversé plusieurs États historiques et géographiques de la république mondiale des lettres analysée par Pascale Casanova, selon une trajectoire unique, comme, autrement, Vladimir Nabokov ou Jorge Luis Borges, les reflétant autant qu’il les réfléchit. En août dernier, à la suite de Juan José Saer et de Ricardo Piglia, qui soutenaient que cet écrivain polonais était le plus grand écrivain argentin du siècle, eut lieu une seconde édition d’un monumental Congresso Gombrowicz. « L’espagnol de Witold Gombrowicz est un mélange d’argot des rues de Buenos Aires teinté de polonismes et d’espagnol à la grammaire incertaine », note le traducteur, Mikael Gomez Guthart.

Écrivain national antinational

« N’oubliez pas, cher Goma, que vivre avec le Plus Grand écrivain de l’univers (ou sur le point de le devenir, ce qui revient au même) ne se représentera pas à vous de sitôt » (1963). En 1967, presque au terme de cette correspondance, il a reçu le prix Formentor pour Cosmos. Et il est édité en poche (10-18) grâce à Christian Bourgois, devenu son éditeur. « L’année dernière j’ai loupé le Nobel d’un rien », écrit-il à Miguel Grinberg en février 1969.

Adversaire de la polonité né dans un monde de nations, il est en train d’être rattrapé par le monde (des lettres, mais pas seulement). Cinquante ans après sa disparition, un récent colloque a réuni ses traducteurs (trente-huit langues) à Radom et à Vence. « Comme le dit Le Monde, il s’est formé autour de moi une maçonnerie internationale » (1963). En Pologne , après avoir été un temps retiré des manuels scolaires, le voilà en voie de devenir l’écrivain national avec un musée à Wsola, un autre à Vence. Exceptions relatives : le monde anglo-saxon (du fait de la mondialisation ?) et la France (du nationalisme, de la polonisation ?). Comme tous les écrivains « de l’Est », Gombrowicz y est moins présent depuis la chute du Mur. Le temps est révolu où Gilles Deleuze le citait dans tous ses livres, de Logique du sens à Critique et clinique, où Michel Foucault offrait La pornographie à ses visiteurs, où Milan Kundera l’incluait dans son panthéon, alors qu’il pourrait bien être le plus actuel des écrivains européens. Car Ferdydurke, roman politique, analyse les trois tentations contemporaines : nationalisme patrimonial, mondialisation, alors américano-germano-soviétique, saut dans l’inconnu. Quant à la « filistrie » de Trans-Atlantique, alternative aux patries, elle nommait dès 1953 la créolisation d’un Glissant. À Mariano Betelu, en 1963, Gombrowicz écrivait : « Mon vieux, Nadeau vient de m’écrire, il a lu mon Journal car la traduction est terminée, il se dit ébloui, stupéfait. C’est meilleur que si ce n’était que d’un grand écrivain. Je publierai tout ce que vous avez écrit ou écrirez car je veux que Les Lettres Nouvelles soient liées à votre nom ». Ces nouvelles lettres lui donnent raison.

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