Étretat des lieux

É
[Ce texte est paru originellement dans le journal en ligne En attendant Nadeau, le 29 juillet 2020]

Au printemps 1992, Le Monde de l’éducation propose à deux écrivains également professeurs un dialogue sur l’enseignement. Michel Chaillou est prosateur romancier, Jacques Roubaud poète mathématicien, ils ont des matières différentes, mais des stratégies semblables. Quinze épisodes parurent, à propos du début du texte, du maître et du mètre, de l’orthographe, des vagues, du sonnet. Ces Entretiens d’Étretat paraissent presque trente ans plus tard.


Michel Chaillou et Jacques Roubaud, Entretiens d’Étretat. Préface de Jacques Roubaud. Avec 15 dessins de Jean-Luc Parant. Éditions du Canoé, 140 p., 18 €


 

Dans sa préface, Jacques Roubaud raconte la genèse parisienne de cette entreprise. Deux marcheurs « alors peu fatigables » explorent sans cesse la « forme d’une ville » : Paris et son histoire forment une ville palimpseste pour Chaillou ; Paris, ses chiffres et ses lettres, une ville inventaire pour Roubaud. « De chaque maison ou presque, Michel connaissait l’histoire », « fidèle aux recommandations de mon maitre Raymond Queneau, je “lisais” les rues ». Mais Étretat est le lieu (fictif ?) de ces échanges, avec son chemin de bord de mer, ses falaises, y compris l’aiguille creuse d’Arsène Lupin donnant sur la mer, celle du tableau de Courbet montré au Salon de 1870. À l’arrivée, ces entretiens sont un divertissement, un impromptu avec jeux de mots, passages constants du signifiant au signifié. « L’étonnement était le volcanisme de leur interrogation. »

L’intérêt de ce petit volume réside dans le jeu identitaire. Les deux écrivains portent des masques, qui plus est de siècles différents, et ils circulent d’associations libres en associations libres, entre lacanismes et private jokes érudites. Michel Chaillou, fidèle à l’Ancien Régime des mots, a choisi de se glisser dans la peau du Français Balthazar Baro (1596-1650, les dates de Descartes !), né à Valence, devenu académicien en 1633, secrétaire particulier d’Honoré d’Urfé, l’auteur du bestseller de l’époque, L’Astrée, texte fleuve du XVIIe siècle (Henri IV s’endormit en l’écoutant). Jacques Roubaud, l’anglophile absolu (il faut rappeler son monument autobiographique en prose achevé en 2005, Le grand incendie de Londres), emprunte la voix d’Arthur Octavius Cayley, algébriste né à Richmond, dans le Surrey en 1821 et mort à Cambridge en 1895.

Les poètes Michel Chaillou (assis) et Jacques Roubaud (debout) © D. R.

« Nous parlions aussi bien sur des livres, étant tous deux de l’espèce “lecteur”. » Mais tous deux appartiennent aussi à un moment très précis de l’histoire littéraire française après 1968. On pourrait décrire ce qui se joue alors contre l’avant-garde du groupe Tel Quel et son « histoire textuelle » qui règne sur le nouveau à partir des personnages conceptuels de la fable théorique de Jorge Luis Borges, Pierre Ménard auteur du Quichotte, incarnant trois « écritures », trois stratégies dans la bibliothèque. Les uns, tel Don Quichotte, se lancent à l’assaut du monde à partir d’un genre populaire périmé : le polar, de Jean-Patrick Manchette à Jean Echenoz. D’autres, comme Borges, font récit des paradoxes de la littérature, un « nouveau nouveau roman » – de Jean Ricardou à Renaud Camus dans Roman roi (1983).

La troisième voie, face aux écrivains de « l’écriture », est incarnée par ceux qu’on pourrait nommer les écrivains de la lecture. Ils rompent avec l’hégélianisme de Philippe Sollers qui, dans Logiques (1968), voit la littérature évoluer de rupture en rupture. Leur devise pourrait être celle, stendhalienne, de Pascal Quignard dans les Petits traités (1977-1991) : « J’écris pour être lu en 1640 ». Ou encore celle de Florence Delay parlant de Robert Desnos dans L’insuccès de la fête (1980) : « J’appelle moderne ce qui me coupe le souffle et ancien ce qui me le donne ».

En 1992, Jacques Roubaud, coopté après son recueil à l’Oulipo avec Georges Perec en 1967, puis membre fondateur du collectif Change, est l’auteur récent du recueil Quelque chose noir et du premier tome du Grand incendie de Londres. Michel Chaillou publie quant à lui dans la collection « Le chemin » de Georges Lambrichs, qui accueille des modernités singulières (Le Clézio, Klossowski, Butor, Mandiargues, Deguy, Guyotat, Perros, Ristat, Schul, Bourgeade, Stefan, Macé, Hollier, Pachet…). À la Pierre Ménard, tous deux écrivent à neuf les langues du passé. Jacques Roubaud reprend la matière de Bretagne (Graal théâtre de Jacauq) ou le surréalisme (Autobiographie chapitre X). Après un roman d’aventures, Jonathamour, Michel Chaillou traverse le vers classique (Collège Waserman), L’Astrée (Le sentiment géographique), Montaigne (Domestique chez Montaigne), Pouchkine (La rue du capitaine Olchanski, roman russe), etc. La petite vertu, anthologie de prose courante sous la Régence, en 1980, est peut-être son chef-d’œuvre. La préface, « Avant-propos sur les affaires du temps », est un manifeste magnifique. Dans le plaisir du texte mais d’autres textes, comme l’inconscient, la littérature ignore le temps – la chronologie – et l’espace – le champ littéraire. Michel Chaillou fut paradoxalement l’inventeur de l’expression « extrême contemporain ».

Dans La vieillesse d’Alexandre. Essai sur quelques états récents du vers français (1978), Jacques Roubaud analysait l’alexandrin de Collège Waserman : « un type de vers que je qualifierai de “mirliton supérieur” ». Puis tous deux participaient à L’Hexaméron, en 1990 : six écrivains contemporains, trois poètes (avec Roubaud, Michel Deguy et Denis Roche), trois romanciers dont deux romancières (avec Chaillou, Florence Delay et Natacha Michel) racontaient, par des voies différentes, six journées de création littéraire après le Décaméron de Boccace, L’Heptaméron de Marguerite de Navarre et L’Hexaméron de saint Ambroise. Le sous-titre du livre produit était « Il y a prose et prose ».

Surtout, à l’heure exacte de ces Entretiens d’Étretat, commence chez Hatier, sous la houlette de Michel Chaillou et grâce à Colline Faure-Poirée, une collection, « Brèves littérature ». Les écrivains contemporains y racontent le « roman » de la littérature passée, du IXe au XIXe siècle, dans « une sorte de roman dont les auteurs sont les personnages, les œuvres la conversation éternelle ». Ces entretiens en grand, c’était peut-être le terminus des écrivains de la lecture… Vingt-quatre volumes ont paru de 1990 à 1996, à rééditer d’urgence. Parmi les auteurs : Jean-Noël Vuarnet, Pierre Lartigue, Michel Butor, François Regnault, Pierre Pachet, Henri Meschonnic, Dominique Noguez… et Jacques Roubaud sur le premier XVIe siècle, dans Impressions de France.

À propos du premier volume de cette collection, Petit guide pédestre de la littérature française au XVIIe siècle, Pierre Bourdieu, qui avait débattu en 1991 avec Michel Chaillou lors du cycle « Penser la littérature aujourd’hui » au Centre Pompidou, écrira dans Les règles de l’art : « On ne peut qu’approuver une tentative comme celle de Michel Chaillou lorsque […] il propose une évocation littéraire de la vie littéraire, étrangement absente des histoires littéraires de la littérature : en s’ingéniant à réintroduire dans un espace littéraire singulièrement confiné ce qu’on peut appeler, avec Schopenhauer, les parerga et paralipomena, les entours négligés du texte, tout ce que les commentateurs ordinaires laissent de côté […] il opère un renversement de la hiérarchie ordinaire des intérêts […] il arrache au sanctuaire de l’Histoire et de l’académisme des textes et des hauteurs fétichisés pour les remettre en liberté ». C’est un peu de l’air de cette liberté qu’on peut respirer dans ces Entretiens d’Étretat.

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