1953-1983
En mai prochain, les Mémoires de Simone de Beauvoir entreront dans la bibliothèque de la Pléiade. Je sais que sont ces quatre volumes lus dans l’adolescence (en banlieue-est, dans un univers «laïque et obligatoire») qui aujourd’hui encore m’ont «donné forme», forme de vie (mon premier vrai article -dans Franc-tireur en 1982- concernait La cérémonie des adieux). Tout de suite, Sartre fut pour moi, né en 1953 année de la mort de Staline, des Gommes d’Alain Robbe-Grillet et du Degré zéro de l’écriture de Roland Barthes, «l’horizon indépassable», écrivain et philosophe, « Stendhal et Spinoza» avait-il dit. Je sais aujourd’hui que cette « illusion autobiographique » (Sartre puis Bourdieu) d’une coïncidence entre le monde et moi est juste la plus adéquate des auto-fictions (quand, grâce à Jean-Louis Paudrat, je pars au Niger en 1977, enseigner la philo, je songe à Paul Nizan: Aden-Arabie…) Comme a pu le dire Gilles Deleuze en 1964 « tout passa par Sartre ». Sartrien ne signifie pas «sartrien» mais « libre » à la façon de Sartre, donc existentiellement structuraliste, accordé au Nouveau du temps, Pensée-68, diront ses détracteurs, qui deviendra French théorie aux USA. Entre mai 68 et la classe de philo, je «lis» Pour Marx de Louis Althusser et les deux thèses de Gilles Deleuze. En hypokhagne, De la grammatologie de Jacques Derrida, Tel Quel à compter du numéro 43. J’assiste au groupe théorique de la revue, rencontre Philippe Sollers en juin 1971. Mallarmé et Lénine ornent ma chambre. Suite à une émotion Rothko, une thèse sur Poussin est démarrée en 1977. Philosophie, littérature et arts circulent les uns dans les autres.
1983-1989
Le Nouveau : outre Sartre, la collection 10-18 (le Nouveau Roman) et la collection Poésie-Gallimard (le surréalisme et ses adversaires) bornent dans mon adolescence « la littérature présente » (titre d’un recueil majeur de Maurice Nadeau chez Correa en 1953). Retour d’Afrique, l’incarne pour moi, outre Tel Quel, Le méridien de Greenwich de Jean Echenoz (1979). En 1983, je rentre à la Quinzaine littéraire, venu proposer un papier contre la Restauration (Jean Clair, Pascal Bruckner, François Georges puis ce sera Finkielkraut deuxième manière…) : «courriériste littéraire» j’y serai commis aux entretiens, aux dossiers (« écrire les langues françaises », « où va la littérature française ? », URSS 86…) aux « Belles étrangères » de l’époque Lang (d’où des voyages). Puis j’intègre le Panorama de France-Culture en juin 1984, le jour de la mort de Michel Foucault. C’est l’époque de la Lettre internationale d’Antonin Liehm : Milan Kundera règne. A l’heure des consécrations du Nouveau Roman (Goncourt de Duras, Nobel de Simon) et de Femmes de Sollers (1983), avec Echenoz, Quignard et Renaud Camus me semblent incarner trois voies de sortie de l’hegelianisme des avant-gardes, que je baptise des noms de Don Quichotte, Pierre Ménard et Jorge-Luis Borges. De la même façon qu’existentialisme et structuralisme, s’accordent en moi, Sollers et Bourdieu (lu et rencontré en 1982) deux pascaliens (divergents : l’un parie sur un autre monde dans ce monde, l’autre non : la misère du monde) que je ferai coexister sur la scène de la Cinémathèque pour le vingtième anniversaire d’artpress le 15 décembre 1992. En témoigne le cycle Penser la littérature aujourd’hui, conçu pour la Revue parlée du Centre Pompidou, douze heures d’entretiens entre écrivains et théoriciens, écoutables ici.
1989-2001
Blaise Gautier, qui la dirigeait, disparaît en 1992. Yves Mabin (ministère des Affaires étrangères) et Denis Roche (éditions du Seuil) à leur tour changent ma vie. Avec notamment Anne Simonin, historienne des Editions de Minuit, je réalise de 1995 à 1998 une exposition 1968-1983-1998, Romans mode d’emploi («le champ selon Bourdieu comme un puzzle selon Perec») : de nouveau, des voyages (ailleurs qu’à Venise et Varsovie mes capitales habituelles). Je commence à travailler sur Witold Gombrowicz. Si je quitte la Quinzaine fin 1990, j’ai rétrospectivement le sentiment que «grâce doit en être rendue» à Maurice Nadeau, auteur du Roman Français depuis la guerre (1970) qui fut aussi le premier à publier Gombrowicz en 1958 dans Les lettres nouvelles. A rebours dans les deux cas du cours du monde et de la France : en 1989 et 1991, la chute du mur de Berlin et la dislocation de l’URSS provoquent en France la fin paradoxale de tout intérêt pour l’Est. Dans la littérature française, Michel Houellebecq avec Extension du domaine de la lutte (1994) légitime la Restauration en cours. Echenoz (Goncourt 1999) et Quignard (Vie secrète, 1998) se dissolvent dans la littérature ordinaire, Renaud Camus dans le pire. Au même moment, Georges Perec, que je comprends grâce à Claude Burgelin, puis François Maspero et… Christian Boltanski est devenu le «contemporain capital posthume». Je lui consacrerai une exposition au musée des Beaux-Arts de Nantes en 2008. Lecteur de Jean Cayrol et perecquien, je collabore au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (Schulz, Gary, Schwarz-Bart, Goldman, Akerman…). Resurgissent l’art et l’Afrique : j’observe pour art-press (1991-2000) la préhistoire du Quai Branly, conséquence et des Magiciens de la terre de Jean-Hubert Martin et du manifeste de Jacques Kerchache « Pour que les chefs-d’oeuvre du monde entier naissent libres et égaux« , tous deux de 1989.
2001-2018
Après le 11 septembre 2001, ce n’est pas seulement l’espace de la littérature et des arts qui s’ouvre mais le temps qui se modifie. J’enseigne depuis 1991 dans des écoles d’art : à Bourges, Marne la Vallée, à l’ENSAD, après Tourcoing et Nancy. La fin de l’Histoire s’accélère, mais ni selon Kojève ni selon Fukuyama. Selon Internet qui instaure un présent perpétuel. Et selon Poutine qui prépare un avenir orwellien. La commémoration groupée (génocides, attentats et accidents de la route) tient en France lieu de politique: voir Les derniers jours (autrichiens) de Christoph Marthaler au Théâtre de la Ville en 2013. Les trois derniers présidents français «marchent» dans ces directions. Les médias absorbent la presse et les « doctorants » l’université. L’illusion biographique des années 60-70 est moins que jamais tenable: Pascal et Flaubert ont remplacé Spinoza et Stendhal. L’exposition sur la littérature française trouve son prolongement dans les chroniques de Vient de paraitre (1999-2009). L’ancien et le nouveau déplacent leur frontière, la poésie et la prose également (P.O.L, disparu il y a quatre jours, est l’éditeur en 1995 de la Revue de Littérature générale de Cadiot et Alferi). Plus que jamais, les concepts du premier Barthes post-existentialiste en devenir structuraliste du Degré zéro peuvent servir, à l’échelle d’une République mondiale des Lettres en mutation, à analyser les « écritures » d’aujourd’hui. Grâce «aux» langues françaises, la littérature française est devenue pour elle-même une littérature étrangère parmi d’autres (symptomatiquement, le narrateur de Femmes est américain, Sollers se définit désormais comme « un écrivain chinois de langue française »). Et je suis retourné à Gombrowicz, « polonais exacerbé par l’Histoire » dans un second volume: passé de la périphérie de l’Europe à celle du monde puis au Centre, il a, avec la filistrie (Trans-Atlantique), bien avant Edouard Glissant, anticipé la «créolisation» contre la mondialisation. On trouvera sur ce site un choix (chronologique et thématique) d’articles jalonnant ces trente-cinq ans. A suivre… dans Sagacité le blog.
6-1-2018