Romain Gary, un écrivain de frontière

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[Ce texte est paru en 2002 en présentation du colloque Romain Gary, à Paris, au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme]

 

Dans Vie et mort d’Emile Ajar (1981), son testament, Romain Gary cite Gombrowicz et sa célèbre distinction entre les « gueules » – que les autres m’imposent – et le visage ou je me reconnais. Imaginée pour leur échapper, l’invention d’Emile Ajar par Gary est à son tour devenue une « gueule » (les deux Goncourt, 1956-1975, la supercherie réussie)- comme autrement le fils enchanté de la mère juive de La promesse de l’aube (1960). L’objectif de cette rencontre (qui rassemble sept des meilleurs spécialistes de l’auteur) est de faire Gary échapper aux « gueules ». Au risque de ne découvrir aucun visage. Pour le dire autrement : de se demander quel juif écrivain fut Romain Kacew (jamais évidemment un écrivain juif, sauf peut-être avec Gengis Cohn en 1967 et chez Ajar). Dès Education européenne ou Tulipe (contemporains des Réflexions de Sartre), et jusqu’aux Cerf-volants (1980), il invente une posture inédite : multiplication des identités, bien au-delà des pseudos et hétéronymes, et jeu « entre » les formes, dans leur « grand vestiaire ». Dans la vie (dans l’amour, dans la guerre) comme dans les livres, je est tous les autres : « Noir ou nègre. Se dit également juif »

« Je plonge toute mes racines littéraires dans mon métissage, je suis un batard et je tire ma substance nourricière dans mon « batardisme » dans l’espoir de parvenir ainsi à quelque chose de nouveau, d’original (…) un corps étranger dans la littérature française. (…) Ce sont les générations futures (…) qui décideront si ce « corps littéraire étranger » est assimilable » (La nuit sera calme, 1974). Il invoquait Conrad et Nabokov, on a pu parler de « littérature yiddisch en français ». Nous sommes les « générations futures » : passé de la périphérie au centre, la « créolisation » (Glissant) est peu à peu devenue notre lieu commun, la « virtualité » (Internet) aussi. L’hypothèse de cette journée est que Gary, qui les a anticipées, qui écrivait et parlait près de sept langues, pourrait être un écrivain à « l’identité de frontière » ; j’emprunte la formule à Claudio Magris caractérisant les romanciers de l’ex-empire des Habsbourg : « Kafka est lui-même une frontière, les lignes de démarcation et les points de jonction passent à travers son corps qui ressemble à ces lieux géographiques ou s’entrecoupent les zones frontalières de plusieurs états ». Gary au minimum, et bien avant Milan Kundera en 1975, écrivain français d’une Europe Centrale qui s’étend de la Baltique (Vilno) au Pacifique (Los Angeles), capitale Paris (c’est-à-dire Nice, l’Espagne… l’Afrique et…. Londres)…

Unique en France : car « France » ne désigne ni un empire défait, ni une province du globe, mais une puissance coloniale (il en est le diplomate de 1945 à 1961) cousue d’une France Libre de rêve, qui en est le revers. Car Gary est tout le contraire d’un écrivain à l’identité problématique (Perec, Modiano) ou d’un écrivain de l’exil (Cohen, Schwarz-Bart). Plutôt ce caméléon dont il raconte l’anecdote au général De Gaulle, une « diaspora dans la tête »… D’où ses personnages de « picaros », qui déconstruisent le personnage, bien autant que ceux de Robbe-Grillet après 1953 (il faudrait d’urgence rééditer son manifeste anti-Nouveau Roman de 1967 : Pour Sganarelle). Et qui, tel le Baron, émigrent de livre en livre. Le vif saisit le mort. D’où une stratégie inouïe, dans (et hors) le champ littéraire français pendant quarante ans, dont il reste pour les « générations ultérieures » à prendre la mesure, et dont « l’affaire Ajar » n’est au total qu’un épisode presque secondaire.

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